Le Blog documentaire s’intéresse cette semaine à « L’Escale », un film de Kaveh Bakhtiari sorti en salles ce mercredi 27 novembre. Déjà récompensé à Namur, Leipzig ou encore Montréal, ce documentaire politique – et non militant – nous plonge dans l’univers de la clandestinité parmi les migrants en « escale » en Grèce. L’analyse est signée Camille Bui.
Figurer la communauté invisible
Dans L’Escale, Kaveh Bakhtiari raconte le quotidien de migrants clandestins qui partagent un lieu de vie passager, durant quelques mois, avant de reprendre leurs trajectoires séparées. Venus d’Iran, ils se sont chacun trouvés bloqués à Athènes à cause de l’arnaque d’un passeur. Ils attendent ce qui pourra les faire passer de « l’autre côté », contacts, papiers… En réalisant le portrait d’un groupe, Kaveh Bakhtiari fait la chronique de la détresse et de la solidarité qui animent chacun de ses membres. Filmer les clandestins, c’est faire apparaître la réalité d’une condition par définition invisible dans l’espace social. Tout l’enjeu du film est de faire voir et de faire sentir ce que la survie nécessite de cacher au jour le jour. Le dispositif cinématographique offre ici un espace de visibilité aux migrants, dans une temporalité et un espace qui les protègent. Par-là, le cinéma déjoue quelque chose de la violence quotidienne imposée aux clandestins ; celle qui consiste à ne pas être vu, à ne pas être reconnu en tant que soi-même, dans l’espoir, souvent vain, d’une existence meilleure.
Spatialités clandestines
L’escale est un arrêt momentané du parcours, une respiration pour mieux reprendre le mouvement. Elle est aussi le lieu où l’on se pose. Dans le film de Kaveh Bakhtiari, l’appartement où Amir accueille des clandestins iraniens est cette escale, un point structurant pour les personnages comme pour la narration. Ce lieu partagé fait office de centre, à la fois fermé – des rideaux en oblitèrent les ouvertures – pour protéger les habitants des regards, et ouvert, puisque c’est l’espace à partir duquel les migrants rêvent et organisent leurs départs vers des destinations lointaines. Le film épouse ce double mouvement vers l’intérieur et vers l’extérieur : la caméra explore et s’installe dans le quotidien et la promiscuité de la pension, tout en accompagnant les poussées vers le dehors, dans la ville, et hors de la ville. Dans l’appartement, le cinéaste observe ses personnages et prend le temps de la parole. C’est une caméra intime, portée par la proximité entre filmeur et filmés, qui nous fait sentir ce que ce lieu a de chaleureux mais aussi d’étouffant. Dans les rues d’Athènes, la caméra partage la peur de ceux qu’elle filme, leur angoisse d’être repérés par la police, en se tenant à distance. Elle est incertaine, furtive, avance parfois maladroitement. Le filmage porte la marque de l’expérience d’une violence spatiale. Par contraste, hors de la ville et hors de danger, près de la mer, le cadre se met alors à respirer, à s’ouvrir.
En recomposant et en articulant ces différentes spatialités, le film dessine une géographie sensible de la condition des clandestins. Et dans cet ordre spatial d’inclusion et d’exclusion, d’autres lieux sont présents : ce sont les pays d’origine et de destinations des migrants. Ces espaces-là demeurent invisibles, ils forment des ailleurs incertains, le hors-champ de l’escale, cette expérience de flottement spatial, mais terriblement concret. L’escale apparaît comme le non-lieu du déracinement. Dans son hors-champ, il y a bien sûr l’Iran, et ses villes, mais aussi des pays occidentaux qui sont la cible de fantasmes, d’espoirs, de projections, rendus présents par la parole des personnages. Comme ces derniers, le spectateur est amené à fantasmer ces espaces à distance, depuis le centre instable que constitue l’escale. Le film s’organise principalement autour de lignes spatiales, mouvements, départs, lignes de fuite des personnages. On ne sait rien de leur vie passée ni de leur vie future : qui sont-ils ? pourquoi ont-ils quitté l’Iran ? qui vont-ils rejoindre ? Comme dans la pension, dans le film ces questions ne sont pas posées. La temporalité de L’Escale se construit en écho à un moment précaire, entre un avant occulté et un après inconnu, dans ce temps d’arrêt et de reprise du mouvement où se croisent différentes trajectoires, dont l’enjeu est la survie.
Figurer la violence d’une frontière
Une séquence cristallise le suspend dramatique où se jouent des vies entières, prises dans la découpe politico-économique du monde contemporain. C’est une scène de nuit à Athènes : un convoi de camions avance sur la voie d’accès au ferry qui part vers d’autres pays d’Europe. Comme les migrants clandestins qui la convoitent, la caméra est forcée d’observer cette procession à distance, derrière les hautes barrières qui interdisent l’accès. Les véhiculent défilent, la caméra tremble, zoome et suit du regard quelques hommes qui tentent de franchir la grille. Certains l’escaladent mais se heurtent aux barbelés qui la prolongent. D’autres s’essaient à des chorégraphies et à des contorsions pour se glisser entre les barreaux. Beaucoup échouent, et ceux qui réussissent sont accueillis de l’autre côté par les forces de l’ordre, alors que par petits groupes ils poursuivent les camions, et tentent de s’accrocher à un véhicule en marche. De nuit, presque au ralenti, accompagné du thème musical qui revient tout au long du film, cette séquence nous montre les mouvements des anonymes. Les migrants y sont des corps, des silhouettes passagères, obstinées dans une nuit trouée par les lumières des voitures. Le parti pris du film est ici particulièrement prégnant : la critique n’opère pas à partir d’une analyse des causes politiques et économiques de la migration clandestine, mais par la figuration irrécusable de la violence d’une situation humaine. Autrement dit, cette séquence de nuit représente la réalité contemporaine des frontières d’une manière quasiment structurale en même temps que terriblement concrète, poignante. Des hommes, des barrières, la violence d’un dispositif de pouvoir, les tactiques de sa transgression. C’est tout le film qui travaille à tisser ces deux niveaux de réalité : d’une part, la description souterraine d’un phénomène global ; d’autre part, la rencontre avec des singularités, de noms, de corps, de voix, de visages, de paroles.
Le film est né d’un lien personnel qui s’est rejoué autour de la caméra : celui du cinéaste, d’origine iranienne, et de son cousin, Iranien, migrant alors bloqué à Athènes. En Grèce, le cousin du réalisateur devient son passeur, celui qui l’amène à rencontrer la communauté de l’escale. Au sein de ce groupe, le cinéaste occupe une position particulière : à la fois dedans et dehors. Il est Iranien d’origine mais immigré en Suisse, et se trouve ainsi de l’autre côté de la géographie de l’exil. Ce qu’il partage avec les migrants l’autorise à pénétrer dans leur quotidien, et permet à ces derniers d’accepter de s’exposer, non sans difficultés, au regard de sa caméra. Mais il travaille sa rencontre avec eux également à partir de son altérité, de ce qui fait de lui un étranger parmi eux, presque un migrant. C’est depuis cette position qu’il leur adresse ses interrogations sur leurs désirs, leurs espoirs, leurs visions de la vie et du monde. Le film repose ainsi sur un jeu de passage de frontières, de circulation des identités et des altérités qui permet de mieux les réfléchir. Ce passage opère entre filmeur et filmés, comme il opère dans la trajectoire des migrants. Ainsi la séquence où l’un des personnages cherche à transformer son apparence pour correspondre à la photo d’identité du passeport qui lui a été attribué. Vêtements, coiffure, lentilles de contact : le groupe l’aide à se métamorphoser. Tout en démontrant leur soumission à la règle identitaire, le film met en scène la manière dont les personnages élaborent des tactiques pour la déjouer, sérieusement comme avec humour.
Ces tactiques de résistance sont le fruit d’une invention collective que le film travaille justement à rendre visible depuis l’intérieur de la communauté – une communauté précaire, en partance, dont le projet la donne par définition comme disparaissante. Bien plus qu’un simple observateur, le cinéaste prend véritablement part au groupe qu’il filme : dans un entretien, il déclare ainsi « Au même titre qu’Amir endossait le rôle de « papa » de la pension, j’avais celui du « type à la caméra ». J’étais le seul à pouvoir montrer ce que leur statut d’ »illégaux » les obligeaient à endurer et mes colocataires m’ont bien fait comprendre l’importance de mon rôle »[1]. Grâce à cette intimité avec les personnages, Kaveh Bakhtiari figure les liens qui font la communauté au quotidien. Il donne à voir les relations entre les habitants de l’escale, leur évolution, et ce depuis son propre lien avec eux. Il apparaît d’ailleurs de plus en plus présent dans le film, jusqu’à des moments où il prend la parole de manière forte, comme lors de la grève de la faim d’un migrant qui en vient à mettre sa vie en danger.
L’enjeu pour les clandestins lors de l’escale est de construire une communauté qui saura leur donner la force de poursuivre leur parcours, de sortir de cette zone d’invisibilité qui met en jeu leur vie. Le cinéma (comme pratique) et le cinéaste (comme personne) participent à la construction de cette communauté précaire en en activant et figurant les lignes de force et de partage. Et les liens de solidarité se jouent non seulement devant et derrière la caméra, mais aussi de part et d’autre de l’écran. C’est là que réside l’enjeu politique d’un film non militant : L’Escale nous sensibilise au commun, en nous rendant voyants et sensibles, en redessinant les frontières spatiales et politiques de la visibilité. Les liens humains qui se jouent dans l’intimité du tournage passent dans la mise en scène. Par-là, Kaveh Bakhtiari invite le spectateur à s’engager affectivement par l’empathie, l’humour, la colère et, le temps de la projection, à faire communauté avec filmeur et filmés. L’Escale met en jeu une expérience de réception du documentaire « où la reconnaissance qu’éprouve le spectateur n’est pas liée au seul plaisir qu’il a reçu de l’œuvre en tant qu’œuvre, mais à son désir de perpétuer du lien à son tour, dans des pratiques relationnelles similaires de confiance » pour reprendre les termes de Marion Froger dans Le Cinéma à l’épreuve de la communauté. Tout comme nous voyons les personnages du film travailler à l’émergence d’une communauté qui les sauve, nous sommes engagés à poursuivre, dans d’autres espaces contemporains, ce projet politique.
Camille Bui
[1] Propos recueillis par Françoise Deriaz, pour le document du GREC sur L’Escale, 2013.
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