Une rencontre rare sur Le Blog documentaireRencontre avec le photographe-cinéaste Antoine d’Agata, autour de deux oeuvres documentaires singulières. Son film « Atlas » d’abord, voyage hypnotique à travers le monde à la fois beau et cruel, auprès de prostituées dont il est parfois le client, souvent l’ami ou l’amant, est diffusé sur ARTE ce lunid 2 décembre à 0h50. Son installation interactive « Odysseia » ensuite, sur les migrants illégaux, proposée au MuCEM jusqu’en septembre dernier et toujours disponible sur ARTE Creative.

Dans cet entretien avec l’un des rares véritables héritiers des situationnistes arraché entre deux voyages par Barbara Levendangeur, l’artiste révèle l’essentiel et les contradictions de son travail singulier, éminemment politique.

« Atlas » et « Odysseia » – Réinventer la vie !

Antoine d’Agata – © Frank Hesjedal / www.hesjedalfoto.no

Le Blog documentaire : Comment envisagez-vous votre travail de photographe-cinéaste ?

Antoine d’Agata : Si je fais de la photographie, c’est avant tout pour prendre position dans le monde, pour le confronter et essayer de le comprendre, pour mettre mes convictions à l’épreuve de la vie, savoir si elles font sens. L’expérience est donc toujours première par rapport au regard et à l’image, qui n’est pour moi qu’un simple outil. Même si après, dans mon travail, je suis amené à commenter ou à prendre position, cela n’en est qu’une conséquence. Mes images sont produites lors d’errances assez chaotiques qui ne sont jamais préparées. Dans ces expériences solitaires, ce qui m’intéresse c’est la relation à l’autre : ce rapport à la fois compliqué, intense, intime, parfois douloureux.

Comment est né le projet d’Atlas ?

Atlas est le résultat de tournages ponctuels et irréguliers durant deux ou trois ans d’errance dans une dizaine de villes dans le monde au fil de mes voyages photographiques. Quand j’ai récolté les premiers entretiens et images de prostituées – au Cambodge, je crois – c’était innocent et spontané : je n’avais ni production, ni une idée précise de ce que voulais faire, si ce n’est de mêler des voix et des images comme dans mon précédent film Aka Ana. Puis, j’ai improvisé ma manière de travailler. En même temps que j’accumulais la matière, j’écrivais et réécrivais en permanence une sorte de scénario prémédité : je notais ce que j’avais filmé, faisais faire des traductions sommaires des monologues des filles et j’imaginais des suites possibles. Ces scénarios, je m’appliquais ensuite à les vivre. Cette méthode revient en quelque sorte à inventer ou réinventer sa propre existence. Et ce sont là les enjeux de mon travail et de ma vie : tenter de vivre, sentir, comprendre ; être toujours plus juste, au plus près des choses.

046417-000_atlas_03Les paroles de ces femmes sont très travaillées, semble-t-il…

J’ai en effet effectué un long et intense travail d’édition sur la parole de ces femmes. Pour certaines, il s’agissait de paroles spontanées que j’ai ensuite découpées et montées phrase par phrase. J’ai délibérément évacué tout ce qui était d’ordre autobiographique ou anecdotique : des histoires toujours tragiques qui n’étaient selon moi pas le propos. Je désirais ainsi parvenir à une parole essentielle, à la fois puissante et dense, presque abstraite. D’autres filles – à qui j’avais dit ce que je désirais d’elles dans un anglais rudimentaire ou avec l’aide de traducteurs improvisés – ont préféré écrire leurs propres textes, le plus souvent sous la forme de monologues qui me sont adressés. Ces paroles, je les enregistrais toujours au dernier moment, après avoir vécu avec les filles d’intenses orgies sexuelles et narcotiques, durant lesquels se sont établis des rapports de confiance. Car si cette parole est issue de cet espace partagé, je voulais qu’elle en soit décalée, déconnectée.

Si vous êtes dans une grande proximité avec ces femmes, vous ne pouvez prétendre être à égalité avec elles ?

En effet. Même si je passe le plus clair de mon temps à essayer d’être dans les rapports les plus proches, équilibrés et intenses possibles avec ces femmes, nous ne sommes pas dans la même position. En ce qui me concerne, je décide de mes actes, de ma position en toute liberté : cette vie de défonce, de la nuit et de la rue, est un choix d’existence, un choix politique. Ces femmes, elles, n’ont pas le choix. Elles tentent de survivre, d’exister dans des conditions inhumaines qui leur ont été imposées. Et pourtant nous sommes liés par une sorte de confiance et de solidarité, liés par une pratique extrême et marginale du sexe et de la drogue. Pour des raisons différentes, ces extases nous permettent, non pas d’oublier, mais de sentir, de désirer, de survivre, de nous imposer plus dans le monde, d’échapper à toute soumission morale et sociale. Le plaisir est comme une ultime possibilité d’exister, parce qu’il rend la réalité plus tangible, à la fois plus cruelle et plus belle – en tout cas bien plus vraie que celle du monde du jour qui est formatée, régie par des codes cyniques du rendement et de la raison, par l’hypocrisie et le mensonge.

Odysseia - Antoine d'Agata
Odysseia – Antoine d’Agata

Avec Odysseia, vous partez aussi à la rencontre de personnes rejetées à la marge…

Oui, mais il y a une différence de fond entre Atlas et Odysseia. Dans le premier, je côtoie des univers qui sont les miens, dans lesquels j’ai toujours vécu. Les rapports que je vis aves les filles sont bien plus que de simples relations de client à prostituée : il y a de l’amitié, une proximité entre nous. Certaines même m’ont sauvé la peau. Avec elles, contrairement à l’image stéréotypée à laquelle certains essaient constamment de me renvoyer, je suis moins dans un rapport de voyeur ou de prédateur qu’avec les migrants d’Odysseia. Débarquer avec un appareil photo face à ces personnes d’une extrême fragilité, qui viennent de passer une frontière ou traverser une rivière, et avec qui il est difficile de communiquer, est une position d’une violence extrême. Et cela donne lieu à des situations et des rapports toujours faussés : vous avez quelques minutes, quelques heures ou quelques jours pour établir un dialogue avec des êtres qui, la plupart du temps, craignent d’être filmés, par honte vis-à-vis de leur famille ou de leur communauté, par peur pour leur sécurité. Alors, ils me renvoyaient constamment, à tort ou à raison, à mon statut de journaliste, d’occidental, de Blanc, de privilégié, inéluctablement responsable du tragique de leurs situations. Ainsi mis à distance, je ne pouvais jamais être en position de les convaincre, car chacun d’entre nous était coincé dans un rôle prédéterminé. Et sans accès à ces espaces de communication inédits qu’autorisent la drogue ou le sexe pour casser les rapports au sein de l’orgie sociale !

Comment êtes vous parvenu finalement, malgré l’incommunicabilité, à poursuivre ce travail ?

Parfois lors de ce voyage photographique, je passais des heures à tourner en rond, à pied ou en voiture sans jamais rencontrer personne ; et quand enfin je croisais des migrants, ils refusaient d’être photographiés. Même si certains, comme les Subsahariens dans la forêt marocaine, m’ont hébergé, autorisé à vivre avec eux, et ont accepté de se faire filmer parfois mais, au final, la méfiance l’emportait toujours ! Ma position était totalement absurde. Mais cela reste mon devoir, ma responsabilité de me confronter à cette violence, même si cette position est très inconfortable. Pour me raccrocher à cette réalité qui m’échappait, pour me remémorer la tragédie, pour me donner aussi le courage de continuer, j’ai alors entrepris de traduire en mots les longues statistiques des décès des migrants [texte que l’on retrouve sur les images de l’installation, NDLR]. Ce qui m’intéressait était de casser la perception de la migration véhiculée par les journaux, de capter la part d’horreur cachée, invisible, insidieuse qui se cache derrière ces situations rendues banales. Dans ces réalités les plus tragiques, il n’y pas grand-chose à voir : quoi de plus anodins que ces hommes, femmes et enfants qui portent jeans, T-shirt et casquettes de base-ball qui déambulent sans bagage sur les routes de campagne, ou attendent assis dans des abris-bus. Pourtant, on se rend compte, en parlant avec eux, qu’ils vivent l’horreur, côtoient la mort au quotidien, se nourrissent de baies sauvages, écument les villes la nuit pour fouiller les poubelles !

odysseiaFaites-vous ce travail pour interpeller les gens, bousculer leurs représentations ?

J’espère que mon travail permet aux spectateurs de se rappeler du monde dans lequel ils vivent, mais ce n’est pas ma motivation essentielle : je fais ce que je fais pour vivre à la hauteur de ce en quoi je crois, pour mener mon destin banal d’être humain de la manière la plus digne, la plus juste, la plus intense. L’espace où finalement je rends compte de mon parcours – film, exposition, installation…  – et où j’invente des formes pour retranscrire des expériences vécues selon les principes de mes convictions, est secondaire. Le medium n’est pour moi qu’une contrainte de temps et d’espace avec laquelle je dois composer et à travers laquelle je dois élaborer une cohérence, un langage, une certaine interprétation du monde ; et parvenir ainsi lentement, discrètement, à construire une logique qui échappe à celle imposée par les médias et les structures économiques de la société. Ainsi, dans Atlas, le travail sur le son et le travail sur l’image se sont faits indépendamment l’un de l’autre. Je ne voulais en aucun cas céder à une logique de narration, d’illustration du propos, de justification des images. Mais il était indispensable que ces deux matières s’imposent dans un rythme particulier, lié à l’état narcotique, émotionnel, physique et mental, qui est celui des personnages et le mien au moment de l’enregistrement des images et du montage. C’est un décalage similaire que je recherche dans Odysseia, quand je donne à entendre la parole des migrants sans les traduire, ou que j’accole aux images des Africains dans la forêt, une composition sonore où se mêlent des tam-tams joués par les migrants dans la rue montés à rebours et des fragments du discours de Dakar prononcé par Nicolas Sarkozy, ralenti au point de devenir méconnaissable.

Une certaine beauté émane de vos œuvres. Comment composez-vous avec elle ?

La beauté est à la fois essentielle à ma parole et contradictoire avec ma pratique. Essentielle parce qu’au sein du chaos, j’ai besoin d’un langage, d’une cohérence visuelle et linguistique pour exprimer, partager, ressentir… Contradictoire, parce que tout mon travail est basé sur l’expérience et le non contrôle, sur l’inconscience sous toutes ses formes, jusqu’au choix fait, par exemple, de laisser l’appareil aux autres et de ne pas regarder dans le viseur. Mes images, leurs formes finales ne sont jamais pensées à l’avance. Leur esthétique naît souvent à la dernière minute, elle est due au hasard du mouvement et de la lumière, elle est toujours un accident. Mais je choisis les images dans une volonté de cohérence, qui passe par une transfiguration de la réalité, son interprétation, une certaine idée de la beauté, un retour à la forme après l’intensité et le désordre de l’expérience. Au final, ce processus donne parfois naissance à des images très picturales, intenses et presque harmonieuses dans la brutalité de leur propos. Cette esthétisation est pour moi à la fois nécessaire et inacceptable. Parfois je vais même jusqu’à la neutraliser, jusqu’à tout recouvrir de texte. Je tente parfois de revenir consciemment à une certaine laideur ou brutalité, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à voir. Il y a toujours cette nécessité d’aboutir à une sorte de compromis, à un certain degré de lisibilité qui peut être frustrant. Et aujourd’hui, après tout ce travail, je ressens un épuisement, une vraie fatigue. Je me lasse de l’image photographique, m’en éloigne doucement pour trouver d’autres moyen d’expression plus justes, plus proches de la vraie vie. Une quête sûrement impossible, mais qui me force à me maintenir dans un processus de recherche, de confrontation permanente à la nécessité d’être libre et de se battre.

Propos recueillis par Barbara Levendangeur

4 Comments

  1. « Ces femmes, elles, n’ont pas le choix. Elles tentent de survivre, d’exister dans des conditions inhumaines qui leur ont été imposées. »
    « après avoir vécu avec les filles d’intenses orgies sexuelles et narcotiques, durant lesquels se sont établis des rapports de confiance. »
    Est-ce que lui-même croit à ce qu’il raconte ? Vous (celle qui interroge, ceux qui diffusent) n’avez rien à dire, rien à relever de cette question centrale dans le travail de d’Agata ?

    • barbara levendangeur

      Je crois profondément qu’il croit à ce qu’il dit ! Qu’il suit une certaine éthique qui peut vous sembler insupportable, c’est votre droit. Et je ne veux en rien le justifier.

      Que certes il est dans un rapport « dérangeant » au monde, décalé d’une réalité sociale bien pensante ou en tout cas engluée dans une vision morale et manichéenne, mais il est assumé, vécu.

      Et pour moi, le rôle du cinéma documentaire reste et restera de bousculer nos représentations.

      Et je trouve beaucoup plus insupportables les images de la prostitution-cliché qu’on nous balance régulièrement à la télévision dans une indifférence la plus totale (de la part du filmeur, du diffuseur et du spectateur)

      Barbara

  2. Merci de votre réponse.

    Rapport dérangeant, décalé de la bien pensance, d’une vision manichéenne, qui bouscule les représentations : on peut déjà en douter, je ne suis pas convaincu que l’esthétisation de la souffrance de femmes du tiers-monde vienne déranger quoi que ce soit ; d’ailleurs si son travail dérangeait, pourquoi tant de diffusions (BAL, MuCem, Arte…) et un tel consensus, y compris chez le pas violemment subversif Télérama ?
    Mais la question porte sur la position du filmeur, en documentaire : dans ce cas précis, d’Agata profite de l’impossibilité de choix de ces femmes (dont il est conscient), il se comporte comme n’importe quel expatrié qui va aux putes au Cambodge, sauf qu’il en fait des œuvres. Il est un filmeur qui participe activement à la souffrance qu’il capte, c’est là le cœur du problème. On est loin du film de Rithy Panh, par exemple, que vous ne qualifieriez pas de manichéen ou bien pensant, j’imagine.

  3. Pingback: Atlas/Demi-tarif | Philippe Cote

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