Le Blog documentaire s’arrête un moment sur « Le Grand Incendie », le dernier webdocumentaire d’Olivia Colo et de Samuel Bollendorff, que les connaisseurs du genre connaissent comme le père du très étudié « Voyage au bout du charbon ». Cette nouvelle œuvre, présentée et publiée en décembre 2013, aborde la question des immolations volontaires dans l’espace public, en France (une tous les 15 jours). Un documentaire interactif qui n’est pas sans poser questions, de fond et de forme – ce qui, en soi, est déjà une réussite ! Analyse critique donc, par Nicolas Bole.
Sorti au début du mois de décembre, Le Grand Incendie, produit par Honkytonk Films et diffusé par France Télévisions, est une mise en parallèle de deux paroles sur un fait de société apparu depuis plusieurs années dans la colonne des faits divers : l’immolation volontaire. Ce webdocumentaire possède le premier mérite de sortir cet acte particulièrement violent, autant physiquement qu’au niveau du symbole qu’il représente chez ceux qui en sont les observateurs (c’est-à-dire nous tous), précisément de cette sphère du faits divers pour l’autonomiser, lui donner une valeur sociale.
Mais ce qui se cache derrière cet acte ne s’épuise pas avec la simple énonciation du fait : il porte en lui des dimensions fantasmatiques, des représentations du monde qui se heurtent à l’immense violence du geste. Ces convictions profondes, enfouies sous le caractère spectaculaire du geste, nous font violence par le basculement qu’elles opèrent dans notre façon d’envisager les choses. C’est bien souvent par le biais d’un dispositif radical (filmique ou de montage, comme le formidable Eût-elle été criminelle…, de Jean-Gabriel Périot) que, dans le documentaire, ces sujets sont abordés. Ainsi, le pathos, qui se nourrit d’immédiateté, peut s’en trouver évacué, pour laisser place à un sentiment (de mal-être) plus profond, plus durable aussi.
La présentation publique du Grand Incendie, au Forum des Images en décembre 2013, avait la spécificité d’inclure dans le public les « immolés volontaires » filmés et leurs familles. Ce choix des auteurs était motivé par le souhait d’inscrire le projet dans l’esprit d’une collaboration entre les témoins et ceux qui les filment. Mais une telle intention, paradoxalement, agissait comme un gaz incapacitant, qui neutralise la critique. Car, à l’heure du débat, qui serait assez dépourvu de cœur au point d’émettre des critiques sur le mode d’énonciation choisi en présence des « acteurs » du drame ? Qui pourrait venir défier la douleur réelle des témoins avec des questions d’ordre esthétique ou sémiologique ? Mais avec le recul nécessaire à l’exercice, il est possible de s’essayer à l’examen critique du Grand Incendie…
L’histoire du documentaire nous apprend que la distinction entre le « témoin » et le « personnage » permet, d’une certaine manière, d’éviter l’écueil relévé plus haut. Transposé à l’écran, le témoin ne s’appartient plus totalement ; son image n’est pas égale à lui-même. A l’inverse, le personnage, ainsi devenu, peut vivre sa vie propre sans que ses actes ou ses paroles soient interprétées comme résultant uniquement de son existence réelle (ils résultent autant, voire plus, du choix du réalisateur). Seul le réalisateur, face à son personnage, devient comptable du caractère moral de cette « dépersonnification »: ainsi, quand Namir Abdel Messeeh fait de sa propre mère un personnage dans La Vierge, les Coptes et moi, il prend soin, car là réside l’éthique, de construire l’image de sa mère qui lui semble juste (sans pour autant être « réaliste »). Plus proche du Grand Incendie, Alma, dans le webdocumentaire d’Isabelle Fougère et Miquel Dewever-Plana, accède à un statut de personnage par le long travail intime d’entretien entre Alma et Isabelle Fougère, et par le dévoilement progressif de son destin. Ainsi se créé l’écart existant entre la Alma réelle et Alma, projet qui parle au-delà de sa seule personne. Dans les deux cas, le spectateur est pris dans un double mouvement : déstabilisé, on le met en face de l’inacceptable, voire de l’indicible (c’est encore plus vrai dans L’ordre de Jean-Daniel Pollet, on y reviendra plus bas) en même temps qu’il est libéré du poids de la « vérité » montrée à l’écran. Je n’ai pas l’intention d’attenter à la mère de Namir Abdel Messeeh si je dis, mettons, que son personnage est trop caricatural. Ce que je critique alors, c’est bien l’intention du réalisateur, non sa mère en tant qu’individu.
Formellement, Le Grand Incendie ne s’affranchit pas de cette délicate question : à l’inverse, son système de double discours (celui des médias dans la partie supérieure, celui des témoins dans la partie inférieure), au milieu duquel l’internaute peut naviguer, tend paradoxalement à sacraliser la parole des témoins, réduits à ce seul statut. Le dispositif employé, proprement spécifique au web avec cette interaction qui permet de passer de l’une à l’autre des pistes audio, entend faire se répondre deux voix qui, dans la vie, ne se parlent jamais : d’un côté, les dirigeants et la télévision ; de l’autre, les employés de grands groupes. Mais en diluant l’image derrière les discours, en choisissant cette dialectique binaire, l’interface rend les témoignages des victimes plus chargés émotionnellement que jamais ; l’image des interviews venant les appuyer comme une preuve. Chargés donc, mais dans le même temps fragilisés. Car les paroles des témoins – femmes, amis ou collègues des immolés volontaires – semblent dès lors ne tenir que par leur caractère déclaratif. Respecter la douleur des témoins tout en remettant en cause la pertinence de leurs analyses devient alors quasiment impossible, tant la nature même de leur existence à l’écran se confond avec leur existence réelle.
Ce respect réitéré aux témoins par les deux réalisateurs finit donc par rendre inopérant l’acte même de porter le sujet de l’immolation volontaire sur le plan d’une appréhension sensorielle du sujet. Le questionnement devient didactique et explicatif. Deux lignes de parole, incarnées par des sinusoïdes, s’opposent sans se toucher : en soi, cette intention interactive possède une dimension sémiologique, où l’acte même de l’internaute, toujours à devoir choisir entre les deux récits, produit du sens. Malheureusement, cette mise en espace s’accompagne d’une dialectique accusatoire : ce sont les hommes politiques ou les dirigeants des grandes entreprises, sur la base de leurs déclarations et de leurs plans managériaux, qui conduisent à l’irréparable des hommes nécessairement vus comme des victimes de ce système. Ainsi, des deux côtés, l’intention documentaire (car il y en a bien une, mais de celle, à charge, que l’on retrouve dans l’enquête de type journalistique – dont il faut encore préciser qu’elle n’est ni plus ni moins noble que l’écriture documentaire, juste d’une autre forme et à d’autres fins) est guidée par ce rapprochement rapide entre choix politiques et industriels et réponses personnelles à ces choix. Cette intention, qui devient presque une thèse, s’analyse dès lors davantage à l’aune de sa pertinence causale que du ressenti subjectif qu’elle pourrait engendrer. Elle sert un point de vue, parlant davantage à l’esprit qu’aux sens ; un point de vue finalement assez consensuel, qui lie la crise et les choix managériaux « ne laissant plus sa place à l’humain » aux désastres que la politique néo-libérale produit chez les individus. Bien sûr, en comparaison des journaux télévisés dont la matière du webdocumentaire est en partie issue, le propos est distancié : mais à trop vouloir prouver que l’image télévisuelle affadit la puissance des mots et des drames qui se jouent dans la société, la réalisation pèche dans l’excès inverse. Comme pris à son propre piège, le récit vu par les médias (en haut de l’interface) adopte une posture didactique et volontiers utilitariste pour présenter, en quelque sorte, l’antithèse de ce que dit la vulgate du 20 heures. Avec des raccourcis, choix nécessaires de réalisation, qui ne permettent pas de faire saisir les réels enjeux. Ainsi les personnalités de droite, prisme peut-être établi par la date de conception et de production du webdocumentaire, se retrouvent-t-elles majoritairement sur le devant de la scène et peu à leur avantage ; la collecte des extraits de journaux télévisés étant plus clémente avec les dirigeants socialistes. Ce que dénonce le webdocumentaire, les premières privatisations ayant entraîné les logiques managériales d’une entreprise comme France Télécom, datent pourtant de la fin des années 90, au moment où les socialistes étaient au pouvoir. Il n’y a certainement pas une volonté consciente de dissocier droite et gauche, pourtant le montage le laisse suggérer, du fait du manque de recul temporel sur le sujet.
Les paroles des témoins, quant à elles, sont recueillies comme les justes, mais incomplètes, colères des familles d’immolés. Incomplètes car l’immolation volontaire est d’une telle violence, on l’a dit, qu’elle choque jusqu’aux représentations que l’on se fait de la contestation, et du malheur social. Or il est dommage que l’interface, dans son expérience de visionnage, ne questionne pas davantage l’internaute sur cet acte si particulier. Interrogé sur le rapport entre l’immolation volontaire et le suicide, Samuel Bollendorff précise pourtant avec justesse que « L‘immolation agit davantage comme un geste de défi à l’adresse de la société (et devant les institutions qui la représentent : CAF, Pôle Emploi, écoles…) que comme un suicide. Les immolés ne souhaitent pas mourir, mais bien attirer l’attention sur eux, en utilisant la dimension sacrificielle du feu purificateur comme un électrochoc de nos consciences ». Cette idée de défi, d’absence de peur, est peut-être le plus marquant dans ce fait de société car il dit combien l’ordre des valeurs est symboliquement bouleversé, que ce sont ceux qui n’agissent pas qui doivent commencer à avoir peur lorsque des hommes commencent à se brûler volontairement en place publique. Or si l’on peut tout à fait comprendre le choix des réalisateurs de ne pas utiliser l’image de la torche humaine que nous visualisons effectivement tous, comment en revanche expliquer ce parti-pris très fort du voile blanc qui recouvre l’ensemble de l’interface autrement que comme une pudeur, alors même que le propre du geste de contestation consiste à mettre la lumière sur soi ?
Dans L’ordre (Jean-Daniel Pollet, 1973), un lépreux interrogé plein cadre éructe à la face des hommes sains (nous, potentiellement) que, pendant que nous les plaignions de leur sort, eux nous plaignent de notre condition, de notre insensibilité. La vue en est choquante, la parole aussi, car elle bouleverse nos systèmes de représentation : qui est victime de la misère sociale ? Eux, enfermés sur une île ou nous, apeurés d’être à leur contact ? Il y aurait sans aucun doute quelque chose de dérangeant à imaginer que l’immolation volontaire puisse apparaître, très paradoxalement, comme le fait de personnes, certes fragilisées, mais suffisamment fortes pour ne pas rester les victimes silencieuses du système qui les broient. Comme des personnes qui nous crient quelque chose, sans nous ménager, pour nous éprouver. Avec Le Grand Incendie, ce renversement n’arrive pas. Bien sûr, nous sommes touchés par le cas particulier de ces hommes et de ces femmes ; bien sûr, nous nous promettons d’être plus vigilants par rapport à la façon dont les journaux présentent les événements du monde social. Mais fondamentalement, notre chair n’a pas été éprouvée, touchée par un rapport dissonant à l’œuvre. Comme une sorte de trop-plein d’élégance, la plateforme, léchée et parfaitement réalisée, annihile la violence pour une douceur laiteuse très mystérieuse. La fluidité du passage entre les deux écrans nous met dans la position de pouvoir zapper, sans effort, de l’un à l’autre des discours.
Il y a pourtant dans l’interface une promesse de radicalité qui n’est pas exploitée jusqu’au bout : utiliser le son, et uniquement le son, aurait été un choix audacieux, un pied de nez au pouvoir de l’image. Cette radicalité formelle se trouve dépréciée par la présence d’images qui ne portent pas en elles une grammaire différente (sauf les trop rares photographies de Samuel Bollendorff) : les images de JT, même remontées, restent des images d’illustrations. Les séquences d’entretiens avec les témoins ne nous disent rien de plus que leur son. Avec cette forme, Le Grand Incendie ne peut en outre éviter le rapprochement avec Alma, dans le double écran simultané et la linéarité (40 minutes pour Alma, 35 minutes pour Le Grand Incendie). Une dernière similitude permettra cependant de visionner le webdocumentaire en salles, et il faut le souhaiter pour que le débat s’instaure (y compris sur le langage cinématographique) : les deux projets semblent avoir été conçus pour être vus dans un espace collectif.
Nicolas Bole
@nicolasbole
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