Le Blog documentaire s’arrête ici sur le dernier film du cinéaste Lech Kowalski, sorti dans les salles françaises ce mercredi 26 mars. « Holy Field, Holy War », ou comment des paysans polonais luttent contre les industries agrochimiques et les exploitants de gaz de schiste. Un documentaire essentiel qui permet aussi de (re)découvrir l’un des auteurs marquants de ces dernières années. Toujours à la recherche de nouvelles écritures, d’expériences et même de performances, aussi bien en salles, à la télévision que sur le Net, Lech Kowalski ne dissocie jamais esthétique et politique. Analyse et entretien, avec Barbara Levendangeur.

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A première vue, pour qui ne parvient plus à prendre le temps de s’arrêter, on pourrait croire qu’il s’agit d’une énième investigation à charge sur les dérives de l’ultralibéralisme. Et pourtant, ne serait-ce qu’à regarder plus attentivement l’affiche, plusieurs détails déjouent cette impression.

holy field holy war afficheLes prix, tout d’abord, dont le film est auréolé : pas moins de trois récompenses au FID de Marseille, festival qu’on sait bien plus préoccupé de cinéma que de sujets d’actualité ! Le titre et ses images, ensuite : ici pas de signaux alarmants et rouge criard dont nous ont habitués les films d’investigations engagés ou militants, mais une simple déchirure qui oppose une nature « sacrée » et une « putain » de guerre, incarnée par un pied de caméra et de bottes embourbées. Celles du cinéaste dont on découvre en même temps le nom : Lech Kowalski, documentariste actif depuis 1977 qui s’est toujours tenu du côté des rebelles et des marginalisés, de ceux qui tentent de survivre face à un système oppressant, qui rêvent dans leur colère de liberté et d’autres ordres possibles. Sa caméra a ainsi investi, entre autres, la trajectoire des Sex Pistols lors de leur dernière tournée américaine (DOA, 1981, culte), de sans-abris new-yorkais (Rock Soup, 1991, exceptionnel film de cinéma direct), de punks polonais artisans-cordonniers spécialisés en Doc Martin (The Boot Factory, 2000), de marginaux vivant aux abords de l’autoroute construite par Hitler (On Hiltler’s Highway, 2002)… Et toujours à la recherche d’écritures, de nouvelles formes de résistances cinématographiques, Lech Kowalski a été l’un des documentaristes pionniers à investir le champ du web, notamment avec son projet Camera War (2008/2009).

Pour Holy Field, Holy War, le cinéaste est revenu en Pologne, sa terre d’origine qu’il n’avait plus filmée depuis le sublime portrait de sa mère, A l’Est du paradis (2005), pour poser pendant quatre ans sa caméra auprès de paysans dont la survie économique est menacée par les sociétés agrochimiques, les fermes industrielles et finalement l’exploitation du gaz de schiste. Sans jamais recourir à la voix-off, mais en infusant sa présence, il réalise moins un film d’investigation qu’un film d’observation impliqué, une parabole concrète de la situation d’un monde oppressé par les impératifs ultralibéraux.

Lech Kowalski explique :

Mon idée, ce n’était pas de réaliser un sujet sur l’agriculture industrialisée, et encore moins sur le gaz de schiste puisque la question a surgi en cours de route, mais d’abord de partager le quotidien de ces paysans. (…) Je voulais parler de leur vie mais aussi de la mienne, de ce que je ressens à propos de leur situation, de ce qu’ils peuvent m’apprendre, et plus généralement de nos vies à tous – la manière dont nous sommes manipulés, notamment. (…) Ces fermiers sont pour moi des exclus du système, qui sont heureux de faire ce qu’ils font mais qui subissent des pressions économiques de toutes parts, notamment de l’Union Européenne et des grandes industries chimiques. Je ne les filme pas comme des objets de réflexion qui alimenteraient une démonstration, mais bien comme des êtres en révolte qui, comme les punks, tentent de vivre comme ils veulent et non selon ce que l’on veut leur imposer (…) Au fur et à mesure, et surtout quand Chevron est arrivé pour sonder le sol à la recherche de gaz de schiste, ma position a évolué : j’étais de plus en plus en colère, il fallait que je participe à leur lutte, que ma caméra les aide, je me devais de trouver une position qui aille plus loin que celle du simple filmeur afin que les paysans et les spectateurs ressentent réellement cette invasion des industriels du gaz de schiste. Pour moi, il s’agit de participer à une véritable résistance, semblable à la résistance clandestine lors de la Seconde Guerre mondiale. Et si ces paysans perdaient cette ultime guerre, c’est le monde entier qui serait en défaite.

Si les documentaires de Lech Kowalski ont toujours été des appels à la résistance et à la désobéissance civile, ils n’ont jamais été des films « militants » à proprement parler, même si ses derniers opus portent la marque d’un engagement plus actif. A l’image des deux premières séquences de Holy Field, Holy War : l’une stigmatisant l’ennemi par l’intrusion bientôt refoulée de la caméra sur un site de Chevron ; la seconde montrant Lech Kowalski pour la première fois à l’écran dans l’un de ses films, aux côtés d’un paysan. C’est que le cinéaste se défend de faire des films de propagande qui dicteraient ce qu’il faut penser de la situation. Il ne s’agit pas de dénoncer les agissements de Chevron par la manipulation d’un montage artificiel ou démonstratif, mais d’emmener le spectateur dans un voyage où, en même temps que le cinéaste, il prend le temps de faire connaissance avec la situation des paysans, de faire l’expérience d’une tension qui a lieu ici et maintenant, de mesurer la puissance de l’ennemi. Une intention documentaire d’ordre politique qui nécessite, selon Lech Kowalski, de prendre parti pour une véritable esthétique. La sienne, singulière, repose sur le partage et l’empathie, privilégie la durée du plan au montage, les impressions, le cadre et le rythme à l’information, l’implication à l’idéologie démonstrative et réaliste.


Le cinéma documentaire engagé, selon Lech Kowalski

Contrairement à la plupart des films militants et autres investigations qui pointent essentiellement la part obscure de la réalité, les films de Lech Kowalski célèbrent toujours dans le même geste l’énergie, la communauté et la possibilité d’autres ordres possibles, même si ses documentaires flirtent souvent avec les thèmes de la mort et le risque de l'(auto)destruction – ici incarnés par des abeilles agonisant dans une mare de produits chimiques filmées à la manière d’un entomologiste. Il souligne par exemple comment l’union face à un ennemi commun peut décupler les forces en présence, à l’instar de la grande scène du film : 21 minutes d’une confrontation hallucinante et rare entre les leaders de Chevron et les paysans qui gagnent en confiance. La conscience d’être ensemble les galvanise, un peu comme le souligne Lech Kowalski : « à la manière dont un concert de rock monte en puissance ».


La force de la communauté face à l’ennemi, selon Lech Kowalski

De ces quatre ans passés auprès des paysans, Holy Field, Holy War n’est que l’une des expressions cinématographiques, car Lech Kowalski s’empare une nouvelle fois du transmédia, à sa manière. Conscient qu’avec Internet et les nouveaux modes de diffusion, le cinéma change, que désormais on peut raconter différentes histoires autour d’un même sujet et impliquer mieux, et davantage, le public, il a d’abord construit deux autres films à partir de cette expérience : La malédiction du gaz de schiste diffusé à l’automne 2013 sur ARTE (où il comparait la situation des paysans polonais à celle de la Pennsylvanie dévastée par les forages), et un autre film réalisé pour le Parti Vert Européen (qui interroge la démocratie et le gaz de schiste, et qui sera bientôt présenté à Bruxelles). Mais Lech Kowalski a aussi imaginé une campagne Internet assurant la promotion et la connexion entre ces différents films. De petites vignettes audiovisuelles de 30 secondes à 5 minutes seront disséminées quotidiennement sur le web pendant trois mois, comme des petits concentrés purs de sa singularité esthétique et de son énergie politique.


Une vision du transmédia, par Lech Kowalski

Barbara Levendangeur

Plus loin

Lech Kowalski – Portrait (Visions du Réel, 2004)

3 Comments

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