Troisième et dernier volet de l’expérience menée par Le Blog documentaire en partenariat avec le Master pro DEMC de l’université Paris VII-Denis Diderot, à l’occasion du FIPA 2014. Les étudiants de cette formation ont été chargés d’écrire des analyses de films vus pendant le festival ou de réaliser des entretiens avec des professionnels présents sur place, et nous vous proposons ici les meilleurs textes. Troisième exemple avec Aurélie Donval, Alexandra Bourre et Etienne Crepin qui ont choisi de dialoguer avec le cinéaste Bruno Monsaigeon. Celui-ci présentait à Biarritz son dernier film, « Maurizio Pollini – De main de maître« .
Bruno Monsaingeon est un réalisateur spécialisé dans les films sur la musique. Il a tourné avec les plus grands compositeurs de notre temps. Ces films ont été présentés à plusieurs reprises au FIPA et il a reçu trois FIPA d’or pour Richter, l’Insoumis (1998), portrait du pianiste russe Sviatoslav Richter, Glenn Gould – Au delà du temps (2006), film posthume où il s’interroge sur les traces laissées par le pianiste canadien, et Piotr Anderszewski, Voyageur intranquille (2009), portrait du pianiste prodige polonais à la limite entre le documentaire et la fiction.
Parlez nous de votre rapport au cinéma et à la musique…
Bruno Monsaigeon : Je ne fais des films que sur la musique. Je suis d’abord musicien et violoniste. Mon meilleur ami d’enfance, je ne l’ai jamais connu en tant qu’être humain, mais je l’ai connu encore plus profondément, à travers sa musique. Il s’agit de Wolfgang Amadeus Mozart. C’est la personne avec laquelle j’ai eu le plus de dialogues, d’échanges, dès mon plus jeune âge. Il a en grande partie déterminé ma vocation de musicien.
Ce qui a motivé mon envie de faire des films, c’est le désir de laisser une oeuvre qui implique un degré de création et que l’interprétation ne pouvait pas m’apporter. J’avais constaté que je n’avais pas de don suffisant pour la composition musicale. Ma vie s’articule autour de la musique et croise trois activités qui sont absolument parallèles et connectées les unes avec les autres : la fabrication de films, l’interprétation et l’écriture.
Est-ce que le fait de prendre la caméra a mis un terme à votre carrière de musicien ?
Non, je continue à jouer, à donner quelques concerts. Mais ce n’est pas mon activité principale. Quand on fait des films, il faut être horriblement disponible. D’autant plus que les documentaires que je réalise ne sont pas des commandes, ils sont le fruit de quelque chose qui implique un désir irrépressible. Si on me les commandait, ce serait peut-être plus facile. Ça pose beaucoup de problèmes pour une activité de concertiste qui se prévoit beaucoup de temps à l’avance. Les programmateurs vous demandent toujours de réaliser le film pour hier.
Comment a débuté votre activité dans le cinéma ?
J’ai commencé en passant l’essentiel de mon temps, pendant presque un an, dans des studios de télévision à enregistrer en tant que violoniste et jouer pour une série d’émissions télévisées. En 1972, j’ai tourné en tant que concepteur une série de 24 films pour l’ORTF, intitulée Chemins de la Musique.
Suite à cela, j’ai écrit à une personne que j’avais rencontrée à Moscou en 1966, et qui était essentielle dans mon existence. Cette personne, je l’avais rencontrée de la même manière que Mozart quand j’étais enfant, en ce sens qu’il n’était pas présent, si ce n’est au travers de sa musique. Il s’agissait de Glenn Gould. La première fois que j’ai entendu un enregistrement de lui, j’ai aussi entendu une voix qui m’a dit : « viens et suis moi ».
Ainsi, j’ai envoyé une lettre à Glenn Gould comme on jette une bouteille à la mer. Et sa réponse m’est parvenue, me disant simplement que mes idées l’intriguaient et me proposant de le rejoindre à Toronto.
C’est là que l’aventure a commencé avec Glenn Gould ?
Oui, j’ai préparé mes films sur Glenn Gould en 1972, date de notre première rencontre. Je les ai achevés en 1974. A cette époque, il n’y avait que deux ou trois chaînes de télévision, au lieu de cette espèce d’accumulation aujourd’hui démentielle. Il y avait peut-être encore la possibilité de faire quelque chose de qualité, même dans le cadre de la télévision qui est en soi un système banal et forcément quantitatif, phénomène qui me fait horreur aujourd’hui. En tout cas j’ai commencé mon activité de cinéaste sous les hospices des musiciens Yehudi Menuhin et Glenn Gould.
Aujourd’hui quel est votre circuit de diffusion, avec quelle chaîne travaillez vous le plus souvent ?
C’est bien entendu ARTE. Mais je ne m’intéresse pas du tout à la télévision, même si elle reste indispensable pour mes producteurs en tant que point de départ du financement. J’ai peut-être une certaine notoriété internationale qui me donne la possibilité de faire des grands accords de coproduction (du fait que j’ai fait des films sur quelques-uns des plus grands interprètes de notre temps, et que je parle toute une série de langues qui me permettent de faire mes documentaires dans les langues originales).
Le fait d’avoir besoin de cet apport premier de la télévision est un phénomène qui porte à faux puisque la télévision va diffuser une oeuvre de manière banale, parmi des milliers d’autres choses, alors que vous avez mis des années à faire votre film. La vocation de mes films est, bien entendu, de dépasser de loin l’auditoire de la télévision. Je pense au DVD, à la diffusion en salles. Aujourd’hui, on se trouve dans une impasse et je pense qu’il va falloir trouver un autre mode de financement, un autre circuit.
Vous avez une idée de circuit de diffusion alternatif ?
Une idée consieterait à aller voir Madame Bettencourt fille, et de lui demander de mettre sur la table une somme très modique pour elle, quelques millions d’euros, qui me permettraient de travailler pour les dix années à venir car j’ai vraiment des projets pour dix ans… Si je cite son nom c’est que je sais qu’elle adore la musique, qu’elle joue du piano et, d’après ce que j’ai entendu dire, elle adore Bach. Peut-être donc qu’elle connaît également mon nom, du fait de mes films sur Gould qui porte l’image d’interprète de Bach pour le grand public.
Alors, qu’allez-vous faire ?
Tout cela, ce sont des fantaisies. J’ignore comment faire, mais je pense que c’est de ce côté-là qu’on a une chance. Car ma préoccupation, c’est à la fois de m’exprimer en laissant une oeuvre, et de créer de véritables archives. Non pas uniquement des archives journalistiques, mais des archives qui rendent compte du patrimoine qui va rester derrière nous.
La télévision en est-elle incapable ?
C’est bien là le problème des chaînes comme ARTE : elles sont en train de dériver vers la simple actualité éphémère. Si ça continue comme ça, ce serait à mon avis une catastrophe pour la présentation de ce qui se passe de très créatif aujourd’hui.
A Biarritz par exemple, j’ai vu un film absolument magnifique qui s’appelle Juste avant l’orage, du cinéaste Don Kent. C’est un film qui parle de l’immédiat avant guerre et qui est une prodigieuse synthèse de l’effervescence artistique de l’Europe dans le domaine de la musique, de la peinture, de la poésie, la philosophie, etc.
Comment donner une visibilité à ce genre de films ?
Quand vous voyez ce type de film, vous vous dites qu’il faudrait interdire l’existence de tous ces milliers de chaînes et forcer une unique chaîne à diffuser le film en boucle, pendant quelques jours, pour que le public n’ait pas le choix. Il faut que les spectateurs aient de la nourriture, au lieu d’avoir cet espèce de vomi craché par tous ces programmes horribles. Bien entendu c’est un délire, mais quelque part, je crois beaucoup à cet espoir.
Justement, puisque nous sommes au FIPA, parlez-nous des enjeux de ce festival ainsi que de la réception de votre film sur Maurizio Pollini qui y est présenté…
Parmi tous ces programmes audiovisuels, il y en a quelques-uns qui sont des films magnifiques, destinés à rester. Ce film dont je vous ai parlé, Juste avant l’orage, ce sera un document majeur.
Quant à mes propres films, celui qui est présenté cette année est beaucoup plus conventionnel que mes trois précédents qui ont été primés. Je l’ai fait avec grande réticence, il a pour sujet Maurizio Pollini, un des pianistes les plus célèbres de notre époque. Néanmoins, je n’ai jamais eu ce rapport intense que j’ai pu entretenir avec les autres musiciens que j’ai filmés.
Mais ce que j’aime au FIPA, c’est la rencontre merveilleuse avec le public. Cette année, de jeunes étudiants sont venus m’interroger et m’ont dit avoir ressenti quelque chose au-delà du simple portrait d’un pianiste. Pour ce film que j’avais tendance à considérer comme un peu contraint, secondaire dans ma production, c’est une magnifique surprise. J’ai été très surpris qu’il soit sélectionné car il n’a pas du tout l’ampleur de mes films précédents, mais néanmoins c’est un documentaire propre, honnête. Il m’a permis de revenir au FIPA et d’avoir un contact très satisfaisant avec le public, qui est toujours nombreux et fervent. C’est une expérience assez rare, puisqu’on travaille essentiellement dans la solitude.
Que diriez-vous de la diffusion de vos films sur Arte ?
Je suis persuadé qu’à travers la musique on peut produire de l’émotion qui touche tout le monde. Le problème, c’est qu’avec les chaînes actuelles, il y a une classification des films dans des catégories épouvantables. On met mes films dans le ghetto de la musique, comme si à travers la musique on ne pouvait pas toucher de manière profonde toutes les populations.
Je suis convaincu que l’on n’a pas besoin d’avoir une connaissance grammaticale de la musique pour en jouir, c’est absolument faux. Quand on a cette attitude, tout ce qui reste, ce sont des petits magazines d’une vulgarité épouvantable. En vulgarisant la musique, on ne fait que la repousser.
Je vais vous raconter une anecdote. Lorsque mon film Richter, l’Insoumis a été rediffusé une nuit sur ARTE, le lendemain je suis entré dans une boutique et le vendeur, d’une trentaine d’années et sans la moindre connaissance musicale, m’a dit : « J’ai vu un film de vous cette nuit, sur un musicien russe. C’est con que ça passe sur ARTE ! ». J’ai été scotché. On aurait cru un taulard à la fin de sa vie qui vient raconter ses crimes. Je n’ai jamais rien entendu qui soit une telle source de satisfaction pour moi. Je crois qu’il a tout compris. C’est exactement cela, ma cible. Evidemment que les musiciens peuvent être touchés par les films que je fais, mais je crois en une dimension universelle de l’émotion, et c’est ce que j’essaie d’atteindre.
Vous parliez tout à l’heure d’un espoir au sujet de l’exploitation sur DVD…
Ce qui m’intéresse maintenant, c’est l’exploitation des films que j’ai fait. Mes producteurs Idéale Audience et EuroArts viennent de sortir un magnifique coffret de tous mes films avec l’artiste allemand Dietrich Fischer-Dieskau. Il y a ç objets réalisés sur une période de 25 ans, dont un documentaire posthume que j’ai monté exclusivement pour les besoins de ce coffret. Fin 2014, on sortira aussi douze de mes films sur Yehudi Menuhin. Donc, dans les trois ou quatre années à venir, une trentaine de mes films seront disponibles en DVD, dans des coffrets luxueux avec un très beau livre. Bien entendu, mon but dans tout ça, c’est de sortir du caractère éphémère de la télévision. Une partie de ce but va être atteint, mon travail va subsister en dehors de moi et du circuit immédiat de son exploitation. C’est pour ça que je travaille.
Propos recueillis par Aurélie Donval, Alexandra Bourre et Etienne Crepin
Plus loin…
– Vues du FIPA 2014 : Panorama des films d’écoles
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