Un peu de sport sur Le Blog documentaire… avec un film qui utilise ce « biais » pour rendre compte d’une société qui tente de se reconstruire. Dans « Rwanda, la surface de réparation », François-Xavier Destors et Marie Thomas-Penette s’appuient sur le football pour révéler la mémoire fragmentée d’un sport en même temps qu’ils dressent le portrait du Rwanda d’aujourd’hui. Le documentaire sera diffusé ce mardi 8 avril à 22h15 sur ARTE. Présentation et analyse ici, avec Vincent Gazaigne, membre du collectif Sport et Films.
Le sport comme grille de lecture de notre monde
Eugène, Tigana, Baptista, Auxile sont tous des anciens joueurs de l’équipe de football Rayon Sports qui fût une gloire nationale au Rwanda avant que le dernier génocide du XXème siècle ne plonge le pays dans la barbarie. C’était en 1994. Entre avril et juin, 800.000 personnes ont été tuées par leurs voisins ou leurs connaissances, pour la simple raison qu’ils étaient Tutsi.
Eugène et ses amis ont miraculeusement réchappé du génocide et le football y est pour quelque chose. Ils ont été sauvés par des coéquipiers qui les ont cachés ou par la bonne grâce des miliciens qui les ont épargnés en souvenir de leurs exploits footballistiques. Dans la mécanique de l’extermination, le football créait parfois des pauses. Comme ce jour de mars 1994, quand pour la première fois dans l’Histoire du football rwandais, le Rayon sport se qualifia, face au club soudanais d’El Hilal, pour les quarts de finale du championnat africain. La liesse gagna alors tout le pays, Hutu et Tutsi étaient réunis et communiaient dans l’amour du football.
Quelques jours après, débutait le génocide.
Si le football a sauvé des joueurs de la tuerie, il n’a pas pour autant épargné leur famille. Dans une séquence déchirante du documentaire Rwanda, la surface de réparation, le joueur Tigana est un homme hanté par ses souvenirs qui se livre difficilement : il raconte que la passion du football n’aura pas suffi à sauver son petit frère qui, évoluant dans une autre équipe, a été assassiné par ses propres supporters. Pour certains des joueurs qui n’ont pas survécu, ils ont été parqués et tués dans les mêmes stades de football qui avaient vu leurs exploits.
Au pays des milles collines, le football a un double visage.
Revenir, à travers l’angle du football, sur cette page noire de notre Histoire ainsi que sur les racines lointaines du génocide, c’est l’idée originale et audacieuse que deux jeunes documentaristes, François-Xavier Destorset Marie Thomas-Penette, ont eue en 2011. Vingt ans après, ce génocide reste pour le grand nombre un événement difficile à appréhender. Génocide de proximité, il est par essence un obstacle à la pensée humaine, pour reprendre les mots de François-Xavier Destors que j’ai rencontré. « Il y a eu beaucoup de films politiques sur l’histoire de ce génocide, souvent bien faits d’ailleurs, qui s’appuient sur les images des massacres, mais ces images d’horreur saturent et vampirisent la lecture que nous pouvons avoir de l’événement ». C’est une histoire très complexe, fruit d’un long processus de discrimination raciale. S’ajoutent encore à cette complexité le rôle trouble des Français au Rwanda ou la culpabilité de la communauté internationale qui est intervenue trop tard en 1994.
Ce film, au-delà de l’angle du sport, est une énième tentative pour expliquer, écouter les témoins, et tenter de comprendre.
Etudiant, François-Xavier Destors se passionne déjà pour la représentation de ce génocide. C’est une rencontre avec des rescapés qui oriente ses recherches universitaires. En 2009, alors en dernière année de Sciences-Po, son mémoire s’intitule « La fiction cinématographique à l’épreuve du génocide des Tutsi du Rwanda ». Il le réalise sous la direction de Jean‐Noël Jeanneney. Vient ensuite en 2010 un livre publié aux éditions Le Bord de l’Eau et intitulé Images d’après, Cinéma et Génocide au Rwanda. A travers ces travaux, il veut montrer que la représentation du génocide des Tutsi du Rwanda est un défi pour le cinéaste et à quel point notre rapport à ce génocide lointain et africain a été façonné par l’image documentaire, fictive et informative (les mauvaises interprétations des médias Français notamment). Comment représenter l’irreprésentable ? Ces travaux ont marqué une première étape dans ses questionnements sur la mise en images du génocide, ainsi que sur l’importance du cinéma documentaire et de fiction dans le partage mémoriel de la tragédie. C’est donc d’abord en réaction aux versions erronées de l’Histoire qui étaient proposées par l’image que François-Xavier Destors a voulu, à son tour, faire un film pour donner la parole aux rescapés.
C’est la lecture des écrits de Jean Hatzfeld [1] et sa rencontre en 2011 avec Thomas Riot, auteur d’une thèse [2] sur le rôle du sport dans le Rwanda colonial, qui aideront François-Xavier à forger ses premières hypothèses historiques, embryon du documentaire diffusé sur ARTE. Ces thèses sont les suivantes : le sport et notamment le football a été un outil de construction de l’idéologie raciale qui a dominé au Rwanda depuis le début du siècle et qui a prédestiné au génocide. François-Xavier décide alors de confronter ces thèses à la parole des rescapés. Avec plusieurs aides à l’écriture en poche, (CNC, SCAM et Paris Jeunes aventures), il parcourt l’Europe à la rencontre de la diaspora Tutsi. C’est ainsi qu’il rencontre Eugène Murangwa en Angleterre. Ancien gardien de but du Rayon sport, et de la sélection nationale, Eugène a créé en 2010 avec d’autres footballeurs la Dream team football academy, une école dont l’objectif est d’éduquer les nouvelles générations aux valeurs du sport, qui l’ont justement sauvée en 1994 – le sport comme vecteur de transmission d’une mémoire éclatée et confuse. Passeur de mémoire donc, Eugène en deviendra le fil rouge du documentaire. Filmé aujourd’hui dans son combat pour l’éducation des jeunes générations et dans ses rencontres avec d’anciens joueurs, Eugène permet au film de fonctionner sur des allers et retours entre présent et passé. Mieux, personnage doux et charismatique, Il irradie le film de sa présence. Quand il ne parle pas, il est filmé, au loin, assis dans les tribunes vides d’un stade, marquant ainsi la solitude du rescapé face à ses fantômes. Soutenue par le commentaire d’Elsa Zylberstein, et par des archives étonnantes ( parfois ethnographiques), la réussite du film tient aussi dans cet équilibre subtil entre les différents matériaux que les réalisateurs, épaulés par leur monteur Jean-Pierre Bloc, ont su trouver au montage.
Mais pour en revenir à Eugène, François-Xavier raconte : « Avec Marie Thomas-Penette, nous avons passé beaucoup de temps avec lui avant le tournage, à Londres où nous lui rendions visite mais aussi lors de repérages que nous avons effectués au Rwanda en 2011 et 2012. Je pense que ce lien de confiance que nous avons tissé avec lui est une des clefs du film. La pudeur des rwandais étant ce qu’elle est, c’est à dire immense, Eugène a fait la jonction avec les autres personnages ». A partir du moment où Eugène a compris ce que les réalisateurs voulaient faire avec ce film, il s’est réellement impliqué dans le projet, les a aidés à provoquer des rencontres et à faire en sorte que ses anciens coéquipiers libèrent une parole. Dans l’histoire de ce film, le football n’est pas qu’un parti-pris. Il a été aussi un moyen, pendant le tournage, d’aborder les personnages plus facilement avant de les faire parler de moments douloureux.
Le lien entre l’histoire de son pays et le football n’a pas été immédiatement une évidence pour Eugène. C’est lors des premiers repérages de 2011 et en reparlant avec d’anciens joueurs et entraineurs, qu’il réalise en effet que le football est présent dans toutes les étapes historiques menant au génocide. Surtout, phénomène social, culturel et politique, le football est révélateur des lignes de fracture identitaire de la société rwandaise. Il est tout d’abord utilisé par le colonisateur comme vecteur de la propagation d’une idéologie raciale. Le sport et le football s’inscrivent dans le projet colonial, l’éducation physique fait partie de la mission civilisatrice des colonisateurs allemands puis belges. Mais à la différence des autres colonies africaines, le football n’est pas là pour affirmer la supériorité des blancs sur les noirs : ce sport est avant tout réservé à une élite indigène que le colonisateur a découverte en arrivant, les Tutsi. Le Rwanda est alors un royaume déjà organisé autour d’une aristocratie Tutsi et d’une masse paysanne Hutu. Ceux qui sont autorisés à jouer au football sont ceux-là même qui ont accès aux postes les plus intéressants donnés par l’administration coloniale.
A l’heure des indépendances africaines, les Tutsi veulent s’affranchir du colonisateur qui décident alors de retourner sa veste et de faire le jeu de la majorité Hutu. Des pogroms contre les Tutsi éclatent, et nombreux sont ceux qui quittent le pays. Après l’indépendance du pays en 1962, la popularité du football grandit tandis que les Tutsi qui sont restés sont régulièrement attaqués. Etre un joueur populaire de football aide à bénéficier d’un sursis.
Au début des années 90, le pays entre en guerre : le Front Patriotique Rwandais (les Tutsi réfugiés dans les pays limitrophes) mené par Paul Kagamé, souhaite revenir au pays et s’emparer du pouvoir. L’armée régulière rwandaise du Président Habyarimana repousse l’offensive et s’en prend aux Tutsi du pays. Le football et l’engouement qu’il provoque devient alors une arme, une manière de mobiliser la jeunesse rwandaise au service des milices qui vont perpétrer les tueries de 1994. Les stades de football, nous le disions, joueront aussi un rôle dans le génocide : au même titre que les églises et les écoles, ils sont transformés en sites d’extermination. Aujourd’hui, les stades accueillent les cérémonies de commémoration. Plus de buts, plus de liesse, mais des cris de femmes ou d’hommes qui transpercent le silence du recueillement.
Une fois le génocide terminé, Paul Kagamé, nouveau président d’un pays en lambeaux, aura à cœur d’exploiter les valeurs du football comme vecteur de réconciliation. Il fait en sorte que des équipes de football refleurissent dans tout le pays et qu’un championnat de 1ère division ait lieu dès 1995. Le rôle du football dans l’après guerre que le film esquisse, François-Xavier Destors l’a développé dans le numéro 3 de la revue DESPORTS, une nouvelle revue de littérature sportive, qui mérite que vous fassiez un petit détour par votre librairie.
Ce film a été produit par la société Idéale Audience. François-Xavier Destors et Marie Thomas-Penette ont été accompagnés durant leurs deux tournages par Claude Garnier, directrice de la photographie et François Waledisch, ingénieur du son. Lors de notre entretien, François-Xavier Destors a souhaité saluer le travail de Zaki Allal au mixage et de Jean Noel Yven au montage son.
Le film sera présenté en mai au Rwanda, au prochain Festival international du film de football à Berlin et enfin à la Wiener Library de Londres début avril. Il est également important de souligner que toutes les archives récoltées pour les besoins du film ont été données par les réalisateurs et la production à Assumpta Mugiraneza, qui a créé avec la cinéaste franco-américaine Anne Aghion un centre de documentation nommé IRIBA Center. C’est à elle et aux Rwandais qu’elle emploie, que revient l’initiative de rassembler la mémoire éclatée du génocide et la mettre à disposition des Rwandais.
Vincent Gazaigne
Notes
[1] Ancien journaliste sportif, Jean Hatzfeld a écrit aux éditions du Seuil une trilogie sur le génocide au Rwanda. Il a également écrit l’article « Les fantômes du grand Bugesera Sport« , paru dans la revue Autrement n°199-200, janvier 2001.
Plus loin…
– Parmi les très nombreux films et publications sur le Rwanda, on notera Love Radio – Episodes of love and hate, un documentaire transmédia de Eefje Blankevoort et Anoek Steketee.
– Le plus grand été de sport… sans documentaire sportif ?, tribune du collectif Sport et Films parue dans Libération le 25 juin 2012.
Voir dans le sport une possible grille de lecture de notre monde, de son histoire et de ses mutations, c’est une des raisons d’exister du collectif Sport et Films, qui regroupe depuis 2012 des réalisateurs et des producteurs. Ce collectif souhaite promouvoir le documentaire sur le sport, ou utilisant l’angle du sport, mettre en avant les enjeux qu’il convoque et le potentiel qu’il représente pour les années à venir. A l’heure où le sport est une dimension incontournable et grandissante de notre société, envisager le sport dans un traitement documentaire et d’analyse nous semble une belle voie à défricher.
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