Voici un diffuseur que l’on voit peu, mais grâce à qui vous entendez beaucoup… Le Blog documentaire est parti à la rencontre de Silvain Gire, le patron d’ARTE Radio qui donne une autre dimension aux documentaires (et aux fictions !) sonores depuis plus de 10 ans. L’incomparable Sacha Bollet est allée poser son micro sur la table de ce diffuseur exigeant, et ambitieux. Et elle en est revenue avec de très bonnes vibrations…
(Les amateurs de webdoc pourront aussi cliquer ici).

 « Il faut arrêter de rêver à ce que les choses se démocratisent,
c’est idiot. »

Silvain-GireSilvain Gire, il est sympa et il a parfois une chemise arlequin. Malgré ce premier aperçu bonhomme, on devine assez vite le tranchant aiguisé du rédacteur en chef qui examine chaque son destiné à enrichir la base de données d’ARTE Radio.

Parce qu’une radio ouverte aux non-professionnels ne signifie pas une radio ouverte aux incompétents, je suis allée parler avec Silvain Gire des 10 ans de la station numérique et des passerelles transmédias qu’il envisage vers d’autres supports.

Je suis repartie avec un large sourire, une carte postale avec une parodie de l’Origine du monde où un micro semble questionner le mystérieux orifice et un t-shirt sur lequel est inscrit « Ouïr sans entrave ».

S. B.

Arte-radio-microLe Blog documentaire : Piquez notre curiosité, sur quels genres de documentaires sonores travaillez-vous en ce moment ?

Silvain Gire : Nous avons récemment sorti un très beau projet, qui s’appelait initialement Le Mangeur de Cailloux. C’est un cracké, quelqu’un qui fume du crack, donc du caillou. C’est un feuilleton documentaire finalement baptisé Crackopolis de Jeanne Robet, qui a fait notamment La Bande SM (une séance SM entre une dominatrice et un soumis).

Crackopolis, c’est une rencontre avec un garçon qui parle extrêmement bien, issu d’un milieu plutôt bourgeois. Il raconte, décrit et analyse le trafic du crack, et la marginalité en général : le vol, le fait de dormir dehors…

Ce n’est pas un témoignage, c’est quelque chose de beaucoup plus fort que ça. Comme souvent dans les bons documentaires, la parole fabrique de la fiction. On est plus proche de The Wire que d’un documentaire classique. Jeanne a décidé de le tourner à voix nue, sans ambiance, sans son, sans aller sur le terrain. Elle l’a interrogé chez elle. On a ensuite fait intervenir un musicien qui s’appelle David Neerman. Il joue du vibraphone et sa musique dialogue avec la parole du « Mangeur de Cailloux ».

Ça prend la forme d’une dizaine d’épisodes très courts de 3 à 5 minutes. C’est très fort, c’est du jamais entendu sur la marginalité et des pratiques qu’on ignore complètement.

Laure Chatrefou, une jeune femme qui avait fait l’an dernier Maman, sa Femme et moi – qui a très bien marché – prépare quelque chose sur l’amour. Ça paraît très vague dit comme ça, mais elle explore les questions d’une femme trentenaire sur le couple et l’amour, à partir de différentes conversations avec ses copines, les gens qu’elle croise, les répétitions d’un spectacle musical… Les préoccupations des auteurs rejoignent les préoccupations de nombreux auditeurs. Je suis content qu’ARTE Radio soit un lieu pour que les gens de cette génération puissent se raconter.

Quel est le profil de vos auditeurs ?

C’est assez varié, mais globalement on peut distinguer que ce sont surtout des femmes. D’ailleurs, ce sont des femmes qui réalisent la plupart les documentaires sonores d’ARTE radio. On fait parfois des blagues à ce sujet : la documentariste Fréderique Pressman, qui fait de la radio et du cinéma, dit avec beaucoup d’humour et de féminisme que c’est normal : c’est un métier précaire et mal payé…

Il y a des auditeurs de tous les âges, mais surtout des trentenaires.

Nous sommes diffusés sur internet, c’est de la création en ligne, et nous touchons des auditeurs qui sont curieux en ligne.

Je pense qu’ils se méfient des images, et trouvent que sur des sujets intimes, le son permet de raconter beaucoup plus d’histoires. Le son est moins intrusif. On ne juge pas les gens sur leur tête. Beaucoup de nos sujets traitent de l’intime, du personnel, de la sexualité ou du social. Le son permet de ne pas avoir un jugement péremptoire sur l’apparence de quelqu’un.

Ce sont souvent des auditeurs qui soumettent un projet, pour raconter leur histoire ou celle d’un proche. Je réponds à tous ceux qui m’écrivent. Pour moi, c’est important cette perméabilité entre ceux qui écoutent ARTE Radio et ceux qui la font.

ARTE radio homeC’est rare par rapport aux autres radios… C’est un milieu plutôt compliqué à pénétrer avec des budgets et des places limités…

A mes débuts, je suis entré à France Culture de cette manière !

Bon, c’est sûr qu’il y a énormément de demandes pour très peu de cases de diffusion. Même pour nous qui, sur le web, ne sommes pas soumis à ces cases, nous sommes obligés de freiner. Nous avons beaucoup trop de projets en cours. Je suis obligé d’en refuser beaucoup. Et puis, je suis exigeant ! Chaque génération a tendance à te proposer la même chose… On nous présente souvent dix fois des sujets assez similaires, et c’est normal.

Par exemple ?

Les musiciens du métro… Ça se fait un peu moins maintenant… Il y a aussi les voyages en Transsibérien, les sans-papiers ou les handicapés…

Il y a toujours la volonté de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, dans le documentaire de création en général, et dans le documentaire radiophonique en particulier. C’est très louable mais la conséquence, c’est l’afflux de projets sur les minorités, notamment les sans-papiers, les clandestins, les Roms, etc. Nous traitons ces sujets bien sûr, mais nous sommes toujours à la recherche du bon angle, de la bonne histoire, de la bonne façon de raconter. Ce que nous recevons parfois relève malheureusement plutôt du documentaire-tract réalisé par des convaincus, qui n’intéressent que les convaincus et qui n’ont pas vraiment les qualités d’un témoignage politique.

Entendons-nous bien : il n’est pas du tout question de ne plus faire de documentaires radiophoniques sur ces sujets, mais il faut se poser cette question : comment intéresser un public plus large à ces questions ? Il faut inventer les dispositifs sonores pertinents pour intéresser le public.

Ce qui m’intéresse en général, c’est le dialogue entre une voix et un son. Le son est fondamental. ARTE Radio est là pour revaloriser l’écriture documentaire et notamment le son, c’est-à-dire tout ce que la voix ne dit pas. C’est l’environnement de la personne, son réel, ce dans quoi elle vit.

Le son a autant de choses à dire qu’une voix. Nous demandons toujours plus d’ambiances et de sons seuls à nos réalisateurs. Quand ils vont interviewer une personne, il faut qu’on l’entende chanter, marcher, faire la vaisselle : qu’on l’entende dans sa vie.

Ce son, cette ambiance, ces silences, c’est aussi la place de l’auditeur. C’est la possibilité qui est laissée à l’auditeur de contredire, de savourer, de comprendre ce que raconte la voix. Au cas contraire, la radio devient un ruban qui ne s’arrête jamais, une voix qui parle et qui vous assène des vérités – comme je suis en train de le faire en ce moment !

La carte postale de Sacha.
La carte postale de Sacha.

Ah oui ça marche bien, j’étais littéralement hypnotisée ! Une autre caractéristique d’ARTE Radio, c’est que vous travaillez la plupart du temps sans commentaire…

Ce qui m’intéresse dans la radio, c’est le côté direct, l’interpellation. Dans une radio hertzienne, la voix du passeur, du commentateur ou du journaliste est nécessaire parce qu’elle crée de la complicité, c’est ce qui vous tient par la main. C’est ce qui vous permet d’aller faire pipi, ou la vaisselle, et de revenir en ayant l’impression de ne rien avoir perdu.

Avec le podcast, l’écoute en ligne procède d’un choix. Il n’y a pas d’arnaque sur ARTE Radio. La durée du documentaire est inscrite, le nom de l’auteur, les crédits… et on clique ou on ne clique pas. Si on clique, dans la première minute on va savoir qui sont les protagonistes, l’enjeu, on sait à peu près où on est. Si on est dans une création sonore barrée, on le sait par exemple.

Je pense que cette génération très méfiante vis-à-vis des médias traditionnels trouve dans cette manière de s’exprimer un rapport plus sain, en tous cas plus direct.

Et au niveau des formats, vous ne vous imposez aucune règle ? Pas même celles en vigueur sur Internet, selon lesquelles les visiteurs décrocheraient au bout de quelques minutes ?

Nous avons toujours fait des choses très courtes. Nous sommes ensuite passés à des formats plus longs, et maintenant la tendance est plutôt de revenir vers des petites rubriques.

Mais dans le cadre du documentaire, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de s’imposer quoi que ce soit. Ce qui est génial sur Internet, c’est l’absence de format. 52 ou 26 minutes, ce sont des formats TV, ridicules et non adaptés pour une web-radio. Et puis 52 minutes pour un documentaire radio, c’est souvent très long !

Ce qui est génial, c’est que la radio a le rôle précurseur de ce que devrait devenir la télévision, avec des films et des documentaires sans format. Ça dure le temps que ça doit durer. Nous nous sommes rendu compte que même sur de bons sujets documentaires, il y a souvent de quoi faire 25 ou 30 minutes et ça suffit, il faut s’arrêter là ! Vouloir atteindre les 52 minutes, cela signifie qu’on va délayer et rajouter artificiellement, des chansons notamment. Cela se fait beaucoup en radio, mais je trouve que c’est un constat d’échec. La musique a une telle capacité d’émotion qu’elle bouleverse, elle mange tout ! Ce qui nous intéresse, c’est la musicalité des voix, des sons, des paysages… Sinon, on fait un documentaire sur les sans-papiers, on met Manu Chao et tout le monde va se coucher, c’est insupportable.

arte radio orgaVous avez des statistiques sur le décrochage des auditeurs ?

Les deux tiers des créations sont écoutées jusqu’au bout, quelle que soit leur durée. Dans les 20 créations les plus écoutées de l’année, on trouve beaucoup de choses sur le sexe et l’intime, c’est clair. Des formats plutôt courts. Il y a aussi des documentaires longs de 25 à 30 minutes, qui trouvent vraiment leur public et qui sont écoutés. Je pense notamment ceux de Mehdi Ahoudig qui a un sens de la dynamique et de l’écoute très particulier.

L’une de ses créations s’appelle Ma Cité va parler. Elle fait 45 minutes et porte sur les jeunes Beurs, les jeunes Arabes de France qui appartiennent à une génération qu’on entend très peu parler d’habitude. On a tendance à donner la parole aux vieux immigrés, ou aux jeunes gamins, mais jamais aux trentenaires, aux quadragénaires. C’est une génération plus indifférente… et c’est très drôle ! Ils parlent bien sûr de l’identité des jeunes Français maghrébins, de l’école coranique, mais aussi d’Albator et de choses générationnelles qui concernent n’importe quel Français ! C’est un documentaire passionnant qui a très bien fonctionné.

Il en a fait un autre qui s’appelle Inch’Allah mon Amour, sur les Maghrébines célibataires. Ce documentaire s’est retrouvé sur un blog du journal masculin GQ. C’était très intéressant parce que les lecteurs de ce blog n’iraient jamais écouter ARTE Radio en temps normal. Ils n’écouteraient pas non plus de documentaires sonores. Et là pourtant, comme c’était lié à GQ, ils l’ont écouté, et parfois jusqu’au bout alors qu’il dure 25 minutes !

Ces passerelles vers d’autres médias vous intéressent-elles ?

C’est passionnant, c’est ce qu’il faut faire aujourd’hui !

Nous faisons de grands dossiers en partenariat, avec Mediapart par exemple. Nous en avons fait un sur les abstentionnistes, le premier parti de France, juste avant la présidentielle de 2012. Nous en avons fait un autre sur l’argent aussi. [NDLR : écoutez le très drôle Madame Riche, le charme peu discret de la bourgeoisie !]. Rue 89 reprend aussi certaines de nos créations.

En ce qui concerne la télévision, nous essayons de proposer un autre éclairage, une autre dimension sur certains thèmes traités sur l’antenne d’ARTE. L’un des temps forts cette année, ce sera la guerre de 14/18. Nous avons des petits reportages très intéressants et rigolos sur les cartes postales, les chansons anarchistes et un manuel franco-allemand pour apprendre aux soldats allemands à parler français.

Un autre grand thème sera les élections européennes. ARTE Radio propose une série de 3 documentaires avec Mediapart, et par ailleurs une fiction. C’est une comédie de Wladimir Anselme qui s’appelle Oui, et qui traite du triomphe du « Oui » au référendum de 2005 et du triomphe de l’Europe qui a rendu tous les peuples éternellement heureux.

Est-ce que les nouveaux auditeurs d’ARTE Radio viennent parce qu’ils sont attirés par le transmédia ?

Je ne sais pas si on peut parler de transmédia… La radio a son rôle à jouer dans le documentaire sonore, et en même temps il est intéressant d’explorer de nouvelles voies, par exemple ce que l’on a appelé la « frise numérique interactive »… C’est un peu prétentieux, mais ça donne par exemple une très jolie expérience sur Marseille qui s’appelle Mistral Urbain. Trois auteurs radio et un dessinateur se sont réunis. Je pense que le lien entre le son et le dessin est très intéressant. L’animation est un champ que nous avons envie d’explorer. En radio, nous avons fait un peu fait le tour, nous nous tournons donc vers l’exploration de choses plus cross-médias.

Arte radio europeEt des passerelles vers d’autres supports, d’autres médias : l’édition, le réel, des évènements, etc… ?

Nous faisons des séances d’écoute sonore le dimanche à l’heure du goûter. Nous avons fait une balade sonore au Japon. Mais tout cela reste confidentiel, expérimental… réservé à une audience déjà intéressée par ce genre de formats.

Comment peut-on faire pour que ça se démocratise ? Parce que tout le monde possède aujourd’hui un support d’écoute mobile…

C’est comme si on se demandait : comment faire pour que le documentaire se démocratise ? Autour de moi, les trois-quarts de mes amis disent « reportage » au lieu de « documentaire »… En quarante ans, le mot n’est même pas passé dans le langage commun ! Il faut arrêter de rêver à ce que les choses se démocratisent, c’est idiot. Avoir des centaines de milliers d’écoutes sur ARTE Radio, c’est extraordinaire. Avoir 2% des téléspectateurs qui regardent ARTE, c’est extraordinaire.

Mais on ne peut pas démocratiser Beckett… C’est impossible ! On sait que c’est l’un des plus grands auteurs du monde, mais qui ça intéresse ? Le documentaire, c’est pareil que Beckett : ça demande du temps et de l’attention. Deux choses que personne ne veut donner aujourd’hui. Comment voulez-vous faire le poids face à une vidéo débile qu’on peut regarder sur son téléphone ?

Le documentaire sonore, c’est donc forcément une mission portée par le service public ?

Quand nous avons commencé en 2002, les journalistes radios n’avaient même pas le droit de mettre du son dans les petits reportages du matin qui font 30 secondes. Maintenant, il y a toujours un peu d’ambiance en amorce, un chien qui aboie, un pétard… On ré-entend du son. Avant, la radio n’était que parole ; aujourd’hui, le son réapparait, même dans les cases d’information. Il y a un renouveau.

Le matériel est plus accessible. Ça se démocratise, finalement, qu’on le veuille ou non. Les jeunes gens ont tous des enregistreurs sur leur téléphone et des logiciels de montage gratuits. Tout le monde a des écouteurs dans les oreilles… mais c’est vrai que la création radiophonique, le documentaire sonore, 99% des gens ne connaissent pas. Nous sommes dans une petite niche.

 

Propos recueillis par Sacha Bollet

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