Une visite guidée exceptionnelle sur Le Blog documentaire, avec une destination de choix ! Un havre de paix et de création, une pépinière de talents en devenir ou confirmés, un territoire où l’on se sent bien dès qu’on en pousse la porte. Bref, l’un des temples de la création (web)documentaire dans le monde… Plongée au cœur de l’Office National du Film du Canada, là où se pense et où se créé depuis 75 ans le présent et l’avenir des arts qui nous intéressent ici.
Si vous imaginiez l’ONF en plein centre de Montréal, juste à côté d’un parc dont cette ville a le secret, c’est raté – pour l’instant, tout du moins. Les locaux un peu austères sont situés au 3155, chemin de la Côte-de-Liesse, au bord d’une voie rapide en périphérie de la métropole québécoise… Un étrange no man’s land qui abrite pourtant l’un des fleurons de la création documentaire (interactive).
Pour se repérer dans ce dédale de couloirs aux allures d’hôpital (« Il y a de toutes façons beaucoup de fous ici », ironise Hugues Sweeney, producteur exécutif au studio interactif), un seul guide s’impose : Marie-Claude Lamoureux, qui est bien plus que la « relationniste médias » que présente sa carte de visite. Marie-Claude est une boule d’énergie à l’enthousiasme communicatif. Une Québécoise alerte au verbe haut perché qui a l’audace du vinaigre sur les frites. Une boussole pour le visiteur, franche et sincère, avec qui il est très plaisant de refaire le monde (de la création) autour d’un café.
Franche et sincère ? N’a t-elle pas eu le culot d’expliquer lors de son entretien d’embauche : « Alors maintenant, vous allez me demander pourquoi vous devriez travailler avec moi ? Mais c’est à vous de répondre à cette question ! Et puis, il n’y a pas de manières : soit vous appréciez ma personnalité, et on tope ; soit ce n’est pas le cas, et chacun rentre chez soi ». Les voilà prévenus…
Marie-Claude est bien plus qu’une « relationniste », disais-je, et pour cause. C’est d’abord bien sûr le premier visage que vous pouvez mettre sur le logo de l’ONF. C’est aussi celle qui fait passer le courant (à haute tension), et par qui transpire un peu de la philosophie qui anime l’organisme. Mais c’est encore plus.
Prenez la sortie du Journal d’une insomnie collective, par exemple. Quelle communication mettre en place autour d’un tel projet ? Une présentation à New York ? Avec l’équipe de réalisation ? Soit. Mais comment faire comprendre aux journalistes trop pressés d’évoquer une nouveauté sans prendre le temps d’en vivre l’expérience – un vrai problème – de refuser la temporalité de la publication pour prendre justement rendez-vous… avec ce webdoc afin d’en rendre compte ? Il faut des trésors d’imagination et d’inventivité pour accompagner les webdocumentaires après leur mise en ligne. Marie-Claude en a, et participe donc aussi à ce travail, essentiel, qui se pense en amont et en équipe, mais s’effectue aussi en aval – notamment sur les réseaux sociaux…
Qui se cache derrière les différents comptes de l’ONF justement ? Quel est le visage de @onf sur Twitter ?
Eh bien, c’est notamment celui d’Emilie Nguyen Ngoc qui, avec Kate Ruscito pour la partie anglophone des réseaux sociaux de @thenfb, travaille quotidiennement au contact des internautes avec la vénérable institution.
Peu de choses sont laissés au hasard dans ce stakhanovisme 2.0. Tout est planifié, sous-pesé, compté. Des réunions hebdomadaires se tiennent pour définir les plans de communication quotidiens. On y retrouve par exemple James Roberts (Directeur général adjoint à l’accessibilité et aux entreprises numériques), Julie Matlin (stratège réseaux sociaux), Maxime Monast (commis à la programmation et à la présence en ligne), Julie Charbonneau (coordonnatrice au développement des affaires numériques), Marc St-Pierre et Albert Ohayon (analystes de la collection), ainsi que Catherine Perreault et Jovana Jankovic (blogueuses ONF/NFB).
Dès lors, des tweets sont programmés pour tel ou tel jour (à raison de 2 ou 3 messages toutes les deux heures environ), tandis que Facebook est mis à contribution entre 2 et 4 fois par jour. Les réactions des internautes sont ensuite analysées en finesse (comptez de 2 à 15 « retweets » pour un message efficace sur la plateforme de microblogage – où la communauté francophone du compte est essentiellement montréalaise, et de 60 à 350 « like » sur l’autre réseau social).
Sur ces différentes plateformes, l’ONF accompagne les nouveautés du studio interactif comme il valorise son immense et quasiment inépuisable catalogue, tout en veillant à ne pas faire exclusivement la promotion de ses propres programmes – ce qui serait très certainement contre-productif. Emilie relaie donc les articles qui lui semblent dignes d’intérêts, et à même de faire progresser la réflexion et la cause du documentaire, quelle que soit sa forme. Elle dispose pour cela de ses petits secrets techniques qui lui permettent un accès privilégié aux contenus susceptibles de rencontrer ses faveurs.
Alors bien sûr, c’est le branle-bas de combat quand il s’agit d’appuyer la sortie d’une production interne – et notamment pour les programmes interactifs (voir à ce titre un bel exemple disséqué dans le livre Le webdoc existe-t-il ?). Dans ce cas, le cercle des décideurs s’élargit, et Emilie pourra compter comme chaque jour sur le soutien indéfectible de sa voisine de bureau, Catherine Perreault, qui gère le blogue de l’ONF.
Et ce n’est pas une mince affaire que de gérer cette extension du site de l’ONF (dont l’ergonomie vient d’ailleurs d’évoluer).
On y retrouve, chaque semaine environ, des présentations de films, des entretiens avec des auteurs et des producteurs, mais aussi des propos plus généraux sur le cinéma. Un très bon travail éditorial, comme ici sur Le Printemps d’après, ou là à propos de Ta parole est en jeu. Catherine travaille sur cette déclinaison depuis juin 2010, mais elle n’est pas seule pour assumer l’aspect éditorial du blogue : il y a d’autres contributeurs, comme Joseph Elfassi par exemple.
Rédactrice web francophone pour les diverses plateformes de l’ONF (mobiles, tablettes, télé-connectées, etc.), Catherine avance une fréquentation de 1.000 à 1.500 pages vues en moyenne par jour. Avec parfois quelques surprises, comme le succès inattendu de l’article sur les 10 plus belles histoires d’amour sur onf.ca. Publié en mars 2012, ce texte continue à être régulièrement (re)lu.
Catherine et Emilie occupent donc le même bureau ; une vaste pièce qui fait les jalousies de certains de leurs collègues. Un espace de travail qui ressemble à un espace de vie, avec cuisine, sofa et table de réunion/repas. Un lieu convivial tout à fait adapté aux obligations professionnelles et aux tempéraments de ses occupants.
Venons-en au coeur du réacteur web du studio français, aux allures de repaire de pirates… Le capitaine : Hugues Sweeney. Les lieutenants : Louis-Richard Tremblay, également producteur (en remplacement de Dominique Willieme), Martin Viau, chargé des technologies, Valérie Darveau, chargée d’édition, et Marie-Pier Gauthier, chargée de production. (Notez qu’une autre équipe interactive travaille pour le NFB à Vancouver ; elle est dirigée par Loc Dao).
Leurs bureaux sont aussi exigus que la cale d’un navire, mais l’équipe à bord sait très bien manier le gouvernail pour emmener l’embarcation sur les terrains inexplorés de la webcréation. Assumant à la fois – et sans le savoir – les héritages de Christophe Colomb (ils visent l’Asie mais ne savent pas encore qu’ils vont découvrir l’Amérique) et de Jacques Cartier (la descendance est plus évidente), ces aventuriers des temps modernes ont tous une longue vue vissée à l’oeil.
La cohérence et le bel ordonnancement des productions interactives de l’ONF tranchent nettement avec le joyeux bordel qui règne dans leurs bureaux (que l’on aura la gentillesse de ne pas détailler ici), mais ce studio a un tel terrain de jeu à défricher qu’il ne s’encombre pas de ce genre de détails. Cette expertise est réclamée aux quatre coins du monde, jusqu’en Amérique Latine récemment – nouveau terrain d’exploration de l’ONF. Le studio interactif est par exemple très présent à l’excellent festival DocsMontevideo, en Uruguay, qui cette année accueille le Tribeca Film Institute ou encore la chaîne américaine PBS. Des contacts avancés ont par ailleurs été établis avec Canal Encuentro, en Argentine, pour un projet interactif sur l’expression de la violence qui inclut la participation des publics. Du Chili à la Colombie en passant par le Venezuela, l’Amérique Latine est un continent qu’entend parcourir l’ONF, convaincu par la fougue, la prospérité et la jeunesse (très connectée) de ces pays.
Et vous l’aurez constaté : cette activité, comme d’autres, demande de passer beaucoup de temps au téléphone…
Plusieurs caps guident ce bateau interactif. Tout d’abord, la volonté d’amener les publics au coeur du processus de création dans le cadre d’un travail continu qui se répète et varie d’oeuvres en oeuvres. Les appels à contributions (en septembre 2012 pour Journal d’une insomnie collective, ou en juillet 2013 pour Comment priez-vous ?) modifient la dynamique de production pour aboutir à une autre narration, différente de ce qui a initialement été imaginé. Le système fonctionne notamment parce qu’il se concentre sur des problématiques « concernantes », et qui résistent au temps…
Ce travail collaboratif a pris une tournure sensiblement différente pour The Devil’s Toy, le récent programme interactif qui revisite un film culte de Claude Jutra. Dans l’œuvre initiale, un cinéaste s’emparait du skateboard ; ici, ce sont le skateurs qui investissent le cinéma. En Serbie, en Afrique du Sud ou à Singapour, plusieurs groupes ont réalisé leur propre interprétation de l’œuvre initiale. Le résultat est, pour le moins, réussi.
Un autre axe de réflexion du studio consiste à réfléchir à l’extérieur des écrans traditionnels. Comment créer des expériences éditoriales dans l’espace public ? Vaste question qui trouve par exemple quelque réponse dans les installations ou les performances conçues hier pour Code Barre, et aujourd’hui pour The Devils’Toy.
Il s’agit finalement de penser et de produire des objets adaptés aux endroits que nous traversons, mais aussi à notre vitesse de déplacement. Après l’oeuvre interactive Bla Bla, qui portait sur la communication, Vincent Morisset développe actuellement un autre projet sur nos rapports aux déplacements, partant du postulat que, plus nous allons vite, plus nous voyons les choses différemment.
Une autre piste de travail de l’ONF concerne les formes courtes. Comment proposer une expérience interactive pertinente en 30 ou en 60 secondes ? Comment concevoir des sortes de haïkus interactifs pensés comme les poèmes des temps modernes ? C’est tout l’enjeu de l’appel à projets que vient de lancer l’ONF (en partenariat avec ARTE) : un concours de créateurs « concis », sachant exprimer le plus en disant le moins, qui seront départagés par un jury international à l’automne pour des œuvres qui devraient être publiées début 2015. Chaque lauréat(e) se vera crédité d’une une somme d’argent sous forme d’une licence de 12.000 dollars canadiens
A nouvelles formes, nouvelles méthodes de production. Hugues Sweeney explique préférer les ateliers de 4 ou 5 jours de travail intensif, sur le modèles des hackatons, plutôt qu’un traditionnel travail de développement. Cette contrainte de temps stimule la créativité, également décuplée par des rencontres avec des professionnels non directement concernés par l’objet à produire (des scientifiques, par exemple). La méthode fait des émules, et est l’objet d’un rapprochement avec le MIT Open Documentary Lab. Une union de forces créatives pour s’interroger par exemple sur la meilleure manière de scénariser un projet à teneur économique afin d’en faire un objet pleinement participatif.
C’est dans ce contexte et avec de telles énergies que s’élaborent donc les futurs programmes interactifs de l’ONF. A venir, notamment, après Fort McMoney et The Devils’s Toy : le travail d’Antoine Viviani, Mémoire vive (titre de travail, produit avec ARTE) et Le Temps mort (titre de travail également, produit avec France Télévisions, et développé avec le MIT Lab), un projet portant sur notre incapacité à ne rien faire qui, dit-on, nous renverra à nous-mêmes de façon un peu… cinglante.
Un détail, encore, qui a son importance : les portes du studio interactif de l’ONF sont toujours ouvertes.
Pionnier dans les arts documentaires, aux avant-postes de l’innovation des programmes interactifs, l’ONF est aussi un passage obligé pour qui s’intéresse à l’animation. Dans le sillage de Norman McLaren (dont on vient de fêter le 100ème anniversaire de la naissance), des centaines d’auteurs se sont succédés dans les studios montréalais de l’organisme.
Après l’Oscar obtenu pour Voisins (Norman McLaren, 1952), l’ONF ne s’est pas reposé sur ses lauriers – loin de là. Avec plus de 13.000 productions et 5.000 récompenses toutes catégories confondues (dont 8 prix Webby et 12 Oscars), l’Office continue de cultiver son savoir-faire. Et aujourd’hui dans les couloirs de l’animation, ce sont d’abord des mains que vous rencontrez (relire Deleuze). Des mains qui s’affairent, minutieusement et patiemment, sur des œuvres qui prennent le temps de mûrir entre les doigts. Il faut le calme et la concentration de Claude Cloutier pour donner vie au Colporteur (1998) ou à La tranchée (2010). Entre essais infructueux et tentatives plus heureuses, ce sont des heures et des heures de travail passées sur une table à dessin, des modèles sous les yeux, pour enfanter ce qui saura plaire aux plus jeunes, mais seulement…
Les artisans de l’animation, d’une rare et désarçonnante disponibilité quand il s’agit d’évoquer avec eux leur passion, participent très activement à la renommée internationale de l’ONF.
C’est le cas par exemple de Janice Nadeau et Nicola Lemay qui travaillent sur Nul poisson où aller. Ces forçats non forcés de l’animation avancent lentement dans cet ambitieux projet : 4 ans de travail – développement compris – en progressant de moins d’une minute de film par semaine pour ce « conte moderne qui aborde avec humanisme et poésie les conséquences de l’intolérance ». L’audace narrativo-figurative, ici, réside dans les couleurs : plus le film avance, plus il devient dramatique, et sale. Les couleurs qui se (dé)gradent parlent d’elles-mêmes à l’intérieur des figures de ce dessin animé d’auteur, mené avec une telle abnégation qu’on ne peut que rester admiratif ce travail de titan.
L’ONF, c’est aussi un temple de l’innovation. On a déjà abordé les programmes web, mais restons dans le champ de l’animation pour évoquer le fameux écran d’épingles, inventé par Alexandre Alexeieff et Claire Parker dans les années 30. 240.000 trous dans lesquels sont insérées autant d’épingles noires, lubrifiées pour mieux circuler (voir cette vidéo indispensable d’Eric Barbeau). Nous sommes là entre la gravure, l’imprimerie et le dessin animé. C’est l’une des techniques d’animation les plus rares au monde, et l’ONF en possède l’un des seuls exemplaires qui subsistent aujourd’hui, acquis dans les années 70.
Autre invention, et non des moindres, que l’Office National du Film du Canada a contribué à populariser : l’IMAX. On la doit notamment au cinéaste montréalais Roman Kroitor. Cet apôtre du cinéma vérité est l’un des instigateurs de ce système de projection de pellicule 70mm, non pas verticalement, mais horizontalement. La technologie s’est indirectement inspirée d’une expérience immersive multi-écrans ultra novatrice de 1967, Dans le labyrinthe, produite par l’ONF et réalisée par Roman Kroitor, Colin Low et Hugh O’Connor. Près de 20 ans plus tard, l’Office présentait le premier film IMAX en couleurs entièrement réalisé en 3D, Transitions, lors de l’exposition universelle de Vancouver.
La société IMAX est aussi à l’initiative d’une autre technologie d’animation, baptisée SANDEE (pour « Stereoscopic ANimation Drawing DEvice »). C’est aujourd’hui Munro Ferguson, du studio d’animation de l’ONF, qui développe de nouvelles applications créatives employant ce système de dessin animé stéréoscopique à la main. On lui doit notamment Falling in Love Again en 2003. Le système permet de dessiner et d’animer de manière très intuitive des personnages, des objets ou des décors dans un espace tri-dimensionel. Concrètement, l’auteur dessine « dans l’air », en face de lui, une baguette magique à la main, et le résultat s’anime sur un écran de projection sans avoir à revenir travailler sur un ordinateur, grâce notamment à une paire de lunettes spéciales. Entre le dessin, la peinture et la sculpture, SANDEE permet à l’ONF de poursuivre aujourd’hui ses expérimentations artistiques – et c’est le laboratoire Janro Imaging qui a hérité des développements commerciaux de l’application. Avis, donc, aux jeunes créateurs !
Et puis, il y a l’antre de l’ONF. Les « voûtes » de l’institution, comme on les appelle ici. Des centaines de mètres carrés répartis sur plusieurs étages dans lesquels reposent des pellicules films, mais aussi des bandes magnétiques soigneusement conservées par Richard Cournoyer, superviseur du service des laboratoires et des chambres fortes à Montréal.
C’est un trésor. Un fabuleux trésor fruit de plus de 75 ans de travail. Vous y trouverez des films dans leur état final (13.000 pièces, nous l’avons dit, plus de 300.000 bobines) : des documentaires (73% du fonds), des films d’animation (14%), des fictions (11%), des oeuvres expérimentales (2%) et du matériel interactif (0,8%). Mais la collection est aussi riche, tenez-vous bien, de pas moins de 10.700 oeuvres « son », plus de 50.000 plans d’archives, 19.000 effets sonores, 5.754 rubans-maîtres de musique et une photothèque comportant plus de 460.000 éléments !
Et ce n’est pas que du matériel qui dort : près de 300 boîtes entrent et sortent de la chambre forte chaque jour, en passant bien sûr par une sorte de « sas de décompression » pour éviter que la différence de température entre l’intérieur et l’extérieur des voûtes n’altère ces très précieuses données. A ce titre, l’ONF expliquait dans un rapport d’octobre 2013 que « les activités de conservation et préservation, qui rendent possible la diffusion des oeuvres sous différents formats et différentes technologies, répondent à un besoin concret qui s’exprime par une demande grandissante d’accessibilité de la part de la population ».
Ce travail de conservation et de préservation est fondamental pour l’ONF, et il s’inscrit dans l’une de ses missions : le devoir d’accessibilité des Canadien(ne)s à la mémoire collective du pays. Rien n’est donc laissé au hasard ; ni la température (12 degrés pour la chambre forte), ni le taux d’humidité (autour de 35%), ni même les boîtes de pellicule spécialement conçues par l’ONF en polypropylène pour éviter les contaminations des bandes.
Richard Cournoyer veille sur ces inestimables ressources en restant très attentif aux trois dommages qui peuvent altérer ce précieux matériel : les problèmes d’ordre biologiques (une trop forte humidité favoriserait par exemple le développement de champignons), les aléas physiques (les chocs de température susmentionnés) et les dommages chimiques (liés à l’acide acétique, notamment). Un réfrigérateur est d’ailleurs utilisé pour entreposer les bobines endommagées de manière irréversible pour retarder le processus de dégradation, qui peut s’étaler sur plusieurs centaines d’années.
L’enjeu est fondamental, et se décline en trois missions : favoriser l’accessibilité actuelle et future des oeuvres en formats numériques ; permettre la préservation et la conservation des oeuvres sur de nouveaux supports ; restaurer les oeuvres de la collection ayant été endommagées.
« La richesse de la collection de l’ONF se dévoile tant par la diversité des sujets couverts que par la variété des médias et des formats utilisés pour contenir et diffuser les oeuvres », expliquait encore l’ONF dans le rapport d’octobre 2013. L’un des défis immédiats pour le futur, c’est bien sûr la « dématérialisation » des oeuvres. Un travail de titan, mais déjà bien avancé : plus de 5.000 des 13.000 films de l’organisme ont d’ores et déjà été numérisés.
Last but not least. L’Office National du Film du Canada a été dirigé pendant 7 ans par un ange qui a veillé sur cet édifice de haute valeur : Tom Prelmutter, premier commissaire du gouvernement à la cinématographie jamais reconduit dans ses fonctions à la présidence de l’ONF, qu’il a occupées de 2007 à 2013 après avoir été directeur du programme anglais de 2001 à 2007.
C’est un homme aussi discret que charmant, visionnaire et épris de culture, avec lequel nous avions longuement conversé lors du Sunny Side 2013, à La Rochelle. Un homme qui, selon les termes de l’institution, « a permis à l’ONF d’imaginer de nouveaux modèles de création et d’engagement envers les auditoires », et qui a été remplacé de façon intérimaire par Claude Joli-Coeur .
Tom Perlmutter, qui a promis deux livres à paraître (l’un sur la gestion des institutions culturelles ; l’autre sur une philosophie de l’espace public) a mené, avec d’autres, les dernières transformations majeures de l’ONF, à commencer par le numérique (12 millions de dollars canadiens investis en 6 ans). C’est sous sa direction qu’a été lancé l’espace de visionnage non géobloqué onf.ca, que sont nées les premières oeuvres interactives d’importance et qu’a été entreprise la numérisation des collections.
Il a bien sûr été épaulé dans cette mission par l’ensemble du personnel de l’ONF, particulièrement Monique Simard, partie rejoindre la présidence de la SODEC début 2014 (et remplacée de façon intérimaire par Colette Loumède). Anciennement directrice du programme français de l’ONF, Monique Simard a notamment mis sur pied le studio interactif, déniché de nouveaux talents, et produit une quantité remarquable de films de qualité.
Ces deux (anciennes) personnalités de l’ONF étaient donc à la manoeuvre pendant la rédaction et la publication du dernier plan stratégique de l’organisme, portant sur la période 2013-2018. Un document visionnaire dans lequel se concrétise la philosophie qui irrigue les couloirs du 3155, chemin de la Côte-de-Liesse, et sur lequel nous devons bien sûr nous arrêter.
Ce document de 35 pages revient d’abord sur les raisons d’être de l’ONF – raisons qui guident et étayent les choix stratégiques, opérationnels et programmatiques de l’institution. Tom Perlmutter écrit : « L’ONF n’incarne « l’idée du Canada » que dans la mesure où ses œuvres sont significatives et porteuses. Et elles le sont lorsqu’elles représentent une réalité ressentie et vécue, lorsqu’elles touchent les Canadiens et les Canadiennes dans leur imagination, leurs émotions et leur intellect, lorsqu’elles poussent à la réflexion – la nôtre, celle des créateurs et créatrices, celle des auditoires – en dehors des sentiers battus ».
L’ONF égrène dans ce texte les valeurs sur lesquelles s’érige son travail pour « repousser les « horizons de signification » » : l’authenticité, la responsabilité, l’imagination, l’honnêteté, l’éthique, ou encore le respect. On peut y lire :
« Les diktats de l’industrie ne sauraient être déterminants, car c’est à l’aune de l’authenticité que se définissent les façons d’être utiles à la société — soit en élargissant l’espace public de même que les possibilités liées à ce que nous sommes. Cela suppose implicitement que nous avancions constamment en terrain inconnu, car si nous savions qui nous sommes, l’art serait inutile. »
Ou :
« Il ne faut pas confondre l’imagination avec l’imaginé ou l’imaginatif, ni la considérer comme une faculté indisciplinée où tout est bon. L’imaginatif est à la limite de la fantaisie ou, au mieux, du décoratif. L’imagination exige de l’engagement ; c’est un difficile travail de transfert qui suppose de repousser ses zones de confort. L’imagination s’applique autant à l’élaboration de modèles économiques qu’à la production d’un film ou d’une œuvre interactive. »
Dans ce plan, l’ONF affiche également l’ambition d’« imaginer ce que les autres n’osent pas concevoir » :
« Les espaces de création de l’ONF seront les univers parallèles et marginaux où bouillonnent les changements et où se façonne l’avenir. (…) Il faut chercher les projets que les autres écartent ou ignorent parce qu’ils n’ont aucune valeur économique immédiate, qu’ils ne s’inscrivent pas dans le courant dominant ou qu’ils sont trop risqués. Ce sont ces projets qui recèlent les réalités inconnues qui émergeront au fil du temps, sous des formes encore insoupçonnées. A l’instar de formations géologiques inexplorées, ils cachent les trésors de l’imagination et de la création de l’avenir »
Dans son allocution annuelle adressée au personnel de l’ONF il y a un an, intitulée « La centralité de la marginalité : fondement conceptuel pour imaginer l’avenir de l’ONF », Tom Perlmutter précisait :
« Nous devons être prêts à nous attaquer à la complexité. La complexité est différente de la complication. C’est comme un nœud dans une corde : on le défait et on se retrouve avec un bon bout de corde bien droit. La complexité, c’est l’inextricable enchevêtrement des aspects personnel, historique, politique, social et conceptuel qui agissent l’un sur l’autre pour créer d’immenses champs de force »
Celui qui était alors encore président de l’ONF plaçait résolument le travail de l’ONF dans une veine très politique : « Nous affirmons que notre travail explore des enjeux sociaux. Nous affirmons même que notre façon d’interpeller l’auditoire repose sur la prémisse de la transformation social ». Plus encore : « Si l’art n’a pas trait au véritable mouvement de la vie, s’il n’est pas dérangeant, s’il ne nous enflamme pas ou ne nous fait pas sauter de joie, s’il ne nous éveille pas la nuit par la crainte ou la frayeur qu’il nous inspire, alors nous n’en avons rien à faire ! ».
Mais alors que produire ? Sur quels types d’œuvres porter l’effort collectif ?
« L’ONF continuera à produire des documentaires d’opinion avec plus d’énergie et d’esprit critique, de manière à établir une identité distincte forte pour ses documentaires. Il ne s’agit pas de créer un « style maison », mais plutôt d’affirmer que ses productions, malgré toute la variété des approches et des sujets qui les caractérisent, malgré la touche personnelle qu’y apportent les différents artistes et artisans, auront deux choses en commun : une authenticité inhérente et irréfutable, et une éthique reconnaissable ».
Puis :
« De concert avec les créateurs et les créatrices, l’organisme s’efforcera d’explorer ces zones de l’inconnu, où il n’existe pas encore de formats ou de scénarios prédéterminés. L’ONF ne se contentera pas pour autant d’œuvres qui poussent les limites du contenu au détriment de la forme. La forme est contenu, et les valeurs esthétiques ne sont pas un à-côté, mais bien au cœur même de l’œuvre. Elles doivent faire l’objet d’une mûre réflexion, être pleinement senties et apparentes. Nous nous montrerons exigeants sur ce plan, car la beauté compte énormément ».
S’agissant de la beauté, revenons un instant sur ce qu’en disait Tom Perlmutter lors de son allocution de juin 2013 devant le personnel de l’ONF :
« La beauté est le moteur essentiel de notre travail. (…) Ce n’est pas un emballage ou une enveloppe, ce n’est pas le contenant dans lequel on placerait cette chose importante qu’on appelle le contenu. Elle est le contenu ; elle se trouve au coeur même de la production de sens. La beauté est une singularité, mais ce n’est pas une chose unique, une règle uniforme. Et elle soulève autant de questions que le sens. Comment détermine-t-on ce qui est beau ? Sur quelles bases établit-on les critères de jugement ? Quel type de beauté est privilégié ? C’est en tentant de répondre à ces questions à titre de créateurs et de producteurs que nous repoussons les limites de l’innovation ».
Poursuivons la lecture du plan stratégique dans ce qu’il énonce au sujet de l’animation et de la construction du récit :
« Devant un projet de film, nous nous demandons de quoi parle l’histoire mais souvent, nous ne nous posons pas de questions sur la nature des modes narratifs. La structure narrative suivant le modèle hollywoodien domine tellement et remporte tellement de succès qu’elle prend l’apparence de lois scientifiques bien strictes. Et il s’agit bien de cela, d’apparence. Tout cela appelle de nouvelles façons de procéder et de penser le récit. Comment pouvons-nous apprendre, adapter et explorer d’autres modèles qui nous viendraient, par exemple, des griots du Nigeria ou des « songlines » des Aborigènes d’Australie pour légitimer des expériences subsumées dans les modèles de masse ? Ce qui précède touche aussi en grande partie à l’animation. L’ONF continuera d’appuyer et d’explorer l’animation d’auteur, tout en ouvrant la porte aux nouveaux créateurs et aux formes de création inédites. »
Le web est bien sûr au coeur du plan stratégique… Le web, mais pas seulement : l’ONF entend également explorer le potentiel de nouvelles formes médiatiques, comme l’installation interactive, avec la noble ambition d’élargir l’espace public :
« Il s’agit d’un double mouvement. Nous occupons l’espace et, en retour, cet espace nous occupe. L’ONF explorera la signification de ces changements de paradigme afin de créer, littéralement, de nouvelles formes d’espace public, cet espace qui est habité par les Canadiens, et qui les habite. Il s’agit de s’aventurer en terrain inconnu, sur un territoire constamment réaménagé par les technologies en évolution, par l’auditoire qui s’y adapte et par les besoins d’un espace public authentique, inventif et éthique »
En ce qui concerne les objets interactifs originaux, Tom Perlmutter écrit :
« Ces œuvres ne s’inscrivent pas dans le prolongement de formes audiovisuelles existantes ; ce sont des formes artistiques inédites qui possèdent une esthétique, une grammaire et une logique propres. L’œuvre interactive n’est plus diffusée sur une plateforme dont elle serait distincte ; en fait, la plateforme est aussi l’œuvre, tout comme une nouvelle œuvre architecturale constitue un acte créateur en soi, qui détermine et modifie notre mode d’existence dans ce « monde bien défini » ».
La question de la préservation de ces œuvres numériques est évidemment prise en compte pour « offrir aux générations futures l’expérience organique de l’interactivité sur les plateformes qui seront alors disponibles ».
Dans ce plan stratégique, l’ONF explique vouloir poursuivre ses efforts sur son espace de visionnage onf.ca « en l’adaptant aux différentes plateformes en évolution » et en cherchant « à améliorer l’expérience du consommateur par des moyens comme la bonification des outils de recherche ou l’ajout de canaux en d’autres langues afin de mieux refléter la diversité canadienne ». Mais « L’ONF se distancera de la notion de plateforme, qui demeure fondamentalement un prolongement numérique de l’ère télévisuelle, au profit d’une autre qui explorerait pleinement les possibilités propres aux espaces numériques dans le cadre d’un rapport au monde radicalement différent ».
S’agissant du rapport aux auditoires, l’ONF souligne que « La relation avec l’auditoire est à la fois un point de départ et un acte de création » tout en expliquant : « Mettre ainsi l’accent sur l’importance cruciale de la relation avec l’auditoire ne signifie pas pour autant que tout lui est offert gratuitement, car si c’était le cas, l’ONF n’aurait pas la possibilité de bâtir une assise financière solide pour assurer son avenir ». Puis : « L’ONF doit s’assurer d’avoir en permanence les capitaux nécessaires pour rester pertinent et à l’avant-garde de la révolution numérique. Il lui faut donc se montrer inventif et trouver d’autres solutions pour ajouter à son crédit parlementaire ». Précisant : « Il perfectionnera les modèles économiques de la distribution freemium. Il explorera les possibilités inhérentes à l’ajout de valeur à son contenu par de nouveaux types d’applications. Les coffrets en version téléchargeable comme Quatre saisons dans la vie de Ludovic et L’univers de Co Hoedeman ou McLaren – L’intégrale offrent des modèles intéressants ».
Dès lors, que souhaiter à l’ONF ? Un déménagement ? Peut-être… Le quatrième objectif du plan concerne la transformation de « la structure organisationnelle de l’ONF, en en faisant un organisme évolutif, dynamique et souple, pour travailler et pour créer autrement ». L’éventuel changement de locaux (du ressort du gouvernement canadien) ne serait donc pas uniquement guidé par une nécessité géographique ; il correspondrait davantage à une nouvelle organisation intérieure des espaces :
« L’ONF de l’avenir doit avoir une forme plus souple, plus inter-reliée, qui présente un plus haut degré d’organicité. Fini la structure hiérarchique ! Puisque tous les objectifs stratégiques constituent les composantes d’un même tout organique, la structure organisationnelle doit être pensée en ce sens. Il devient évident que le modèle hiérarchique linéaire du passé est inadapté. Des liens étroits et essentiels doivent être établis dès le départ entre la création, la mise en marché, la distribution, les ressources techniques, les entreprises numériques et le développement des auditoires ».
Et :
« La structure neuronale favorisant la rétroaction offre une toute autre vision du fonctionnement des organisations, la seule— s’il en est — qui puisse satisfaire aux exigences découlant du changement constant. La structure neuronale est une structure où toutes les parties de l’organisation sont en intercommunication constante, où structure fonctionnelle et structure modulaire intersectorielle s’entrecroisent ».
Souhaitons alors à l’ONF de poursuivre effectivement le travail déjà accompli, avec les mêmes moyens, la même audace et la même inventivité qui ont forgé sa légende. Souhaitons également que la nouvelle destination numérique multi-plateformes internationale puisse voir le jour en 2015 car – et c’est le thème retenu pour fêter ce 75ème anniversaire : « L’avenir fait partie de notre histoire ».
Mais laissons à Tom Perlmutter le soin de conclure en pointant l’horizon qui devrait guider les futurs pas de l’ONF :
« Nous continuerons à nous battre contre l’habitude et l’inertie, contre nos propres privilèges, contre les forces de la régression de l’époque, contre la complaisance et les présomptions non fondées, contre les critères figés pour juger d’une bonne histoire, contre la croyance que ce qui est assez bon est suffisamment bon, contre nos peurs et nos angoisses, contre notre propre marginalisation, contre les bonnes intentions, contre la peur d’offenser, contre l’autocongratulation, contre le besoin de certitudes, contre les opinions répandues, contre tout ce qui met un frein à notre procesus continu de découverte. Et nous nous efforcerons de donner naissance à un nouveau centre à partir de nouveaux modes de pensée, de modes de fonctionnement radicalement différents et de productions d’une originalité saisissante. »
Cédric Mal
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