Le Blog documentaire revient ici sur deux phénomènes. Deux films enracinés chacun dans un univers musical spécifique, qui nous font (re)découvrir des artistes méconnus, et « oubliés ». « Searching for Sugar Man » (Malik Benjelloul, 2012) et « A band called Death » (Mark Christopher Covino et Jeff Howlett, 2012) retracent tous deux l’itinéraire de musiciens sans doute injustement ignorés par l’industrie du disque, avec des techniques narratives et esthétiques bien différentes… Détails et analyse avec Barbara Levendangeur.

barbara test 2La critique a tôt fait de comparer ces deux documentaires musicaux indépendants américains sortis fin 2012. Certes, l’histoire et la mécanique narrative peuvent paraître semblables : à coup d’archives et de « talking heads », et ne dissimulant en rien leur désir d’extirper au spectateur rires et larmes, ces films retracent dans un flash-back continu l’histoire extraordinaire d’artistes underground de Détroit, restés pendant plus de trois décennies sans public jusqu’à une miraculeuse redécouverte. Deux films qui créent du mythe rock’n’roll. Pourtant, leur différence est essentielle.

Deux films, deux carrières

Mon premier est un phénomène : l’oscarisé Searching for Sugar Man de Malik Bendjelloul (qui s’est récemment suicidé), l’histoire du folk singer Sixto Rodriguez, qui, trente-cinq ans après l’échec de ses deux uniques albums au début des années 1970, rencontre enfin le succès grâce à des fans en Afrique du Sud où il était devenu une star sans le savoir. Initialement cantonné aux deux salles habituelles en France, le film a conquis de bouche à oreille le public au cinéma pour au final être projeté dans cinquante salles, attirant plus de 200.000 spectateurs (et générant plus de 3,5 millions de dollars de recettes aux Etats-Unis). Mon second, A Band called death, de Mark Christopher Covino et Jeff Howlett, revient sur l’histoire d’un improbable et obscur groupe protopunk de Détroit, appelé « Death », formé par trois frères propulsés aujourd’hui au devant de la scène grâce à la redécouverte d’une maquette datée de 1974. Primé dans un festival de Los Angeles, le documentaire suit une carrière plus underground que Sugar Man en circulant sur Internet où il buzze sur les réseaux sans passer par la case « salles », ni par la version française – seule une version originale DVD et VOD étant proposée par le distributeur.

Le rapport au personnage réel

S’ils affichent une divergence de carrière (et de style musical), c’est surtout la manière d’envisager le rapport au réel qui distingue ces deux films. Certes, dans les deux opus, on reconnaît bien la patte du cinéma indépendant américain prompt à multiplier les artefacts hollywoodiens : un sens du récit rétrospectif bien huilé à base de musique bien sûr, mais aussi de reconstitutions pour Sugar Man et de photographies animées pour A band called Death. Mais tandis que le premier fictionnalise à tout prix pour entretenir le mythe dans l’esprit du spectateur, l’autre tente de revivifier une âme : l’esprit punk incarné par le leader de « Death », David Hakney. Décédé en 2000, et donc absent du film, celui-ci est étrangement plus vivant à l’écran que Sixto Rodriguez, réduit quasiment au silence face à la caméra et finalement privé de toute vie réelle. Litinéraire intermédiaire de militant politique à Détroit de ce dernier est ainsi évoqué en passant pour être au final totalement éludé. C’est un peu comme si, pour le réalisateur de Sugar Man, le personnage réel était dénué d’intérêt, et que seul comptait sa légende à imposer au spectateur.

Point de vue faussé, réel forcé

D’où cette désagréable impression, au sortir de Sugar Man, d’avoir été manipulé, ou plus exactement d’avoir subi un point de vue faussé sur un réel forcé. Désirant faire du mystère autour la mort de son personnage le principal enjeu de son film, Malik Bendjelloul opte en effet pour une énonciation masquée qui ne dit pas qu’elle en est une. Il nous fait croire que l’on ne sait rien de l’affaire ; pire, il s’identifie un temps aux deux fans d’Afrique du Sud, en quelques sortes, qui font semblant d’ignorer tout de l’enquête qu’ils ont déjà menée, faisant passer un récit reconstitué pour un présent instantané. Ainsi prise au piège de ce film à suspense, le personnage principal se retrouve enfermé dans une représentation imposée qui ne laisse aucune place à sa personne, et encore moins au spectateur obligé de consentir à sa mythologie (ou d’y résister violemment) ; en somme : de croire à son histoire dont on élude au final le référent réel.

Restitution vs reconstitution

Dans A Band called Death, il y a bien sûr un désir de glorifier, voire de canoniser le personnage de David Hackney qui prophétisa le succès du groupe formé avec ses deux frères – d’autant que tous sont baignés par la foi et les préceptes religieux hérités de leur père pasteur. Mais à la reconstitution, les réalisateurs préfèrent un travail commun de restitution effectuée avec la complicité des proches du musicien : ses frères, bien sûr, mais aussi ses neveux à l’origine du renouveau de leur groupe « Death ». Une manière de resituer ce génie égaré dans le monde, de lui redonner sa juste place dans l’histoire de la musique. Ici, pas de suspense, ni de reconstitution, mais le récit d’un destin qui s’accomplit, la révélation d’une personnalité dans sa complexité. Car même si, bien sûr, le film entretient le mythe de l’artiste incompris et en avance sur son temps, il convoque la personne réelle de David dans son récit, en plus des archives. Notamment à travers sa parole et sa voix enregistrée et matérialisée simplement par des oscillations de fréquences à l’image, mais aussi avec le petit film qu’il tourna au mariage de son frère, où dans un dernier plan on aperçoit son visage plein cadre comme un ultime adieu. Sa folie, son incohérence et sa détermination, sa tendance autodestructrice et son alcoolisme, rien n’est éludé, ni sacrifié pour les besoins de l’histoire. Au contraire : toutes les aspérités de sa vie viennent la nourrir, lui donner corps.

Se (dis)poser au personnage

Ne nous méprenons pas, cependant ! Il ne s’agit en rien ici de récuser l’usage de la mise en récit au profit d’un regard authentique, mais plutôt de rappeler ce qui fait l’essentiel du cinéma documentaire : la (dis)position du filmeur. Malik Bendjelloul a voulu créer un mythe, a préféré dramatiser au détriment de son personnage – jusqu’à plaquer des violons tire-larmes (rajoutant des partitions qui n’ont rien à voir avec sa propre musique) sur des moments déjà surchargés émotionnellement. Bref, forcer le destin de son personnage par le cinéma – au point de fabriquer une star bien avant qu’elle rencontre à nouveau son public à la manière de la propagande médiatique. Un goût d’artificialité malheureusement confirmé par les prestations scéniques de Sixto Rodriguez pour le moins décevantes par la suite. Un peu comme si le chanteur était incapable au final de coller au mythe qu’on lui avait construit. A tel point que certains journalistes ont été jusqu’à douter de son existence et ont même soupçonné les réalisateurs d’avoir bidonné à l’aide d’un faux contre-champ son retour glorieux sur la scène d’Afrique du Sud.

Le mouvement au présent

Dans A band called Death, le groupe, au contraire, renaît grâce à ses propres enfants… et le film de Mark Christopher Covino et Jeff Howlett accompagne ce mouvement. Quand ils redécouvrent la maquette de 1974, les neveux de David Hackney se réapproprient en effet la musique de leurs aînés et incitent finalement leurs pères à reformer le groupe. Au final, le film célèbre moins un culte qu’il ne réinvestit un héritage. Autant Sixto Rodriguez est momifié comme une icône qui, à peine redécouvert, semblait déjà destinée au musée de cire ; autant « Death » et son leader sont rappelés par le récit à notre présent. Le documentaire, ses proches, n’ont qu’un but : faire vivre une histoire, une musique… en prolonger aujourd’hui l’énergie, nous faire signe. Et c’est bien là, malgré les oripeaux hollywoodiens dont on l’affuble ici, la vertu du cinéma documentaire !

Barbara Levendangeur

Plus loin

« Sugar Man », ou l’homme mystère (Benjamin Génissel)

Et si « Sugar Man » avait été un jeu vidéo documentaire… (Nicolas Bole)

« Searching for Sugar Man », une expérience transmédia (Xavier de la Vega)

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