L’événement était attendu par de nombreux producteurs – et par Le Blog documentaire… Le centenaire de la Grande Guerre coïncide avec l’arrivée à maturité, parmi les acteurs de l’audiovisuel, d’auteurs et de créatifs capables de développer des propositions interactives qui vont plus loin que le webdoc hérité du CD-ROM. Résultat : l’année 2014 sur le web est parsemée de webdocumentaires, sites ou applications participatives, que les principaux diffuseurs ont tous savamment pensés et orchestrés. Quatrième étape de cette exploration avec le projet original d’Andrès Jarach porté par Cinétévé, baptisé Générations 14.
Nul besoin parfois de longs discours pour expliquer la teneur d’un projet. Lorsque David Bigiaoui, le producteur « nouveaux médias » de Cinétévé (société aux références longues comme le bras en matière documentaire), explique la façon dont Générations 14 a été présenté au CNC, il paraît à tout le moins évident que la dimension personnelle du projet, qui fait souvent toute la différence dans les propositions interactives, était particulièrement travaillée très en amont. Pour donner un exemple de la nature de l’expérience proposée, les porteurs du projet avaient en effet proposé à certains membres de la commission du CNC de tester eux-mêmes la validité du dispositif, en entrant le nom de leur aïeul pour découvrir si celui-ci avait combattu lors de la Première Guerre mondiale ! Il y a plus rébarbatif comme évaluation de projet, lorsque l’on doit par ailleurs lire des dizaines de pages d’intentions…
Sur cette promesse plutôt maline, l’équipe s’est vue récompensée de l’aide ainsi sollicitée, celle qui permettait la mise en production de Générations 14. L’équipe ? Une petite armada constituée entre autres de David Bigiaoui, le producteur, et d’Andrès Jarach, à la manœuvre et garant « de la simplicité d’accès au dispositif » qu’il a conçu (avec un professeur d’histoire, Eric Thébault, présent au début de l’aventure), bientôt épaulés par un partenaire technique au cœur même de l’expérience dans le traitement des données, un réalisateur… et, last but not least, une chef de projet web, Cécilia Chatelet, arrivée en novembre sur le projet pour aider à la mise en ordre de marche de tout ce beau monde (qui ne comprend en outre pas les habituels graphiste et développeur). Quant au projet, vous l’aurez compris, son caractère incitatif tient en une phrase : retrouvez, parmi le registre officiel « Mort pour la France » du ministère de la Défense, les documents ayant trait à votre aïeul, en entrant d’abord son nom de famille, puis son prénom, son année et son département de naissance.
Ainsi « hameçonné », l’internaute accède à la fiche de son ancêtre, rangée parmi les 1,4 millions de documents qui sommeillent à la DMPA (Direction de la Mémoire et du Patrimoine et des Archives) du Secrétariat Général pour l’Administration de la Défense. L’utilisateur peut également apporter sa propre contribution en téléchargeant lui-même une photo ayant trait à l’aïeul en question. Cet appel à collecte est une sorte de pendant numérique à la « grande collecte », organisée depuis novembre par la BnF auprès de laquelle Cinétévé s’est très tôt engagée. Cette initiative a dépassé les espérances des 70 bureaux de collecte disséminés partout en France qui pensaient n’avoir à accueillir les Français et leurs trésors de grenier que pendant le seul mois de novembre. Joyeuse erreur ! Par un engouement finalement en phase avec l’époque, les Français ont répondu présent et plusieurs bureaux de collecte continuent encore aujourd’hui à accueillir certains d’entre eux…
Ainsi recueilli, ce matériau unique a dû être traité, numérisé et classé selon des différentes thématiques. C’est sur la base de ce travail que le reste de Générations 14 s’est construit : un réalisateur, Kevin Accart, a produit 10 courts-métrages de 2 à 3 minutes organisés autour de ces thématiques avec la volonté de s’éloigner, autant que faire se peut, des clichés. Ainsi, on y parle des femmes ; mais non des traditionnelles infirmières sur le front, plutôt des marraines de guerre. Le début de l’aviation militaire, les premières formes de photojournalisme ou le destin d’une actrice du front, évoluant à mi-chemin entre la comédie et la revue et qui réjouissait de ses prestations les Poilus, font partie des autres angles dénichés parmi les archives de cette « grande collecte ».
A l’inverse du récit court proposé chaque week-end dans 1914, dernières nouvelles, les images de ces mini-films proviennent ici exclusivement d’archives amateures, les mêmes que l’internaute est appelé à laisser sur la plateforme. Dans l’identité de Générations 14 résidait le souhait de ne pas faire de différence entre ces films produits au moment de leur mise en ligne et les archives laissées par les internautes/participants. Que le souvenir laissé par l’ancêtre d’un utilisateur lambda côtoie celui des autres internautes, sans distinction de valeur. L’idée initiale consistait même à réaliser des sortes de « films à trous » participatifs, que chaque internaute viendrait compléter par son archive personnelle ! Exercice trop périlleux qui a finalement été abandonné, mais qui n’empêche pas de travailler cette veine intimiste de la Grande Guerre.
Et si cet angle est souvent exploité par ailleurs sous l’expression compassée de « petite histoire dans la Grande », il prend ici tout son sel. C’est en effet bien de son histoire, de la propre petite histoire personnelle de l’internaute dont il est question ici. Générations 14 est une œuvre documentaire qui confine à l’expérience intime, dans laquelle le geste même de se connecter sur la plateforme contient une portée autrement plus singulière que celle de simplement regarder un contenu. Plonger dans sa propre histoire, engager un « récit qui te parle à toi » (selon David Bigiaoui), c’est activer la machine à rêves d’un programme qui répondrait presque magiquement à des questions jamais formulées (qui était et que faisait mon (arrière) grand-père ? Comment l’institution le connaissait-il ?) ; et le fantasme de la révélation dépasse le simple cadre de l’audiovisuel…
100 ans après, « nous sommes dans la 4ème génération, celle qui ne reconnait plus sur les photos ses ancêtres », explique David Bigiaoui. Les combattants de la Grande Guerre deviennent « les derniers maillons de la chaîne à raccrocher » avant que la mémoire devienne histoire, abstraite et lointaine. D’aucuns diraient qu’il s’agit là de la matière même dont sont faits les rêves parfois monomaniaques des acharnés de généalogie. Certes, mais il faut donner crédit à Générations 14 d’amener l’expérience vers la simplification la plus évidente, la plus engageante aussi : là réside le pouvoir de la base de données, cette chose obscure qui fait peur à tout documentariste normalement constitué, par son inhumanité figurée en forme de fichiers. Tout documentariste dit « traditionnel » sauf, admettons-le, quelques-uns. Ainsi Andrès Jarach, qui n’en est pas à son premier essai webdocumentaire, fait-il ici le pari d’un lien entre l’informatique pure (portée par l’entreprise Archimède, pure SSII [société de services en ingénierie informatique] a priori imperméable aux notions d’intentions documentaires) et le récit pour rendre la base de données désirable dans ce qu’elle permet de nous révéler.
Du côté des partenaires média, Générations 14 a été pensé conjointement avec l’équipe web du Figaro.fr. Sous l’impulsion de son directeur adjoint aux nouveaux médias Thomas Doduik, et d’Anne Pican, directrice Internet/Loisirs/Culture du site, le quotidien apporte à la dot une petite somme en numéraire et un travail conséquent de modération sur les photos téléversées par les internautes. Habitués, du fait de sa précocité dans le secteur, à se représenter le site du Monde comme LE réceptacle des ambitieux projets interactifs, on peut de prime abord être surpris par l’investissement du Figaro. A la réflexion cependant, cette entrée dans la création web d’un autre grand quotidien national n’est rien moins que logique, tant les enjeux d’audience et d’innovation soulevés par les nouveaux médias sont pris au sérieux par les quotidiens nationaux de tous pays, du New York Times au Guardian, en passant par El Pais.
Au rayon production, le fait nouveau et intéressant réside dans l’implication forte d’un conglomérat de 25 antennes régionales de France 3 Nord-Est. Sous la houlette de Jean-François Karpinski, délégué général, et de Claude Tronel, rédacteur en chef FTV-numérique pour la région qui a coordonné le projet, Générations 14 s’inscrit résolument dans une première expérience régionale d’envergure et ce, sans le soutien des Nouvelles écritures du groupe. En injectant environ 50.000 euros (en partie en numéraire ; en partie en industrie), France 3 joue ici la carte de l’innovation en s’appuyant sur des expertises locales. Ainsi l’entrée dans le projet d’Archimède, société basée dans la région Nord, a permis à Cinétévé de solliciter l’aide du fonds de la région, Pictanovo qui a octroyé 20.000 euros à l’aventure. Avec l’apport du CNC et donc du Figaro, le budget s’établit finalement un petit peu au-dessus des 200.000 euros. Une somme à première vue confortable, mais qui devait permettre de résoudre le « défi technique majeur », selon David Bigiaoui, qui consistait à rendre la plus fluide possible l’expérience de recherche sur la base de données. Il faut signaler aussi dans cette organisation le rôle de Cécilia Chatelet, chef de projet web et maillon essentiel intégré en fin de développement. Son arrivée a rendu possible la mise en production d’un programme lourd et complexe à gérer, avec ses multiples intervenants.
Ainsi résolument ancré dans l’utilisation des images amateures et la mise au jour du lien qui nous unit encore, de manière émotionnelle, à cette guerre, Cinétévé propose ici une expérimentation interactive qui tranche avec les autres programmes sur la Grande Guerre. Et si ce papier tient ses promesses, vous devriez vous rendre au moins une fois par curiosité sur Générations 14 pour remonter le fil de votre histoire familiale en allant interroger sa base de données…
Nicolas Bole
Plus loin…
– Grande Guerre interactive #3 : « 14/18, à travers les arts »
– Grande Guerre interactive #2 : « 10 destins-Apocalypse »
– Grande Guerre interactive #1 : « 1914, dernières nouvelles »
Les bases de données sont-elles nos pyramides du futur? Beau défi de donner à tous le goût d’aller les explorer. Hâte de tester!
Pingback: Grande Guerre interactive #4 : "Gén...
Je découvre ce portail ce jour, et j’avoue en être bien heureux !
La qualité rédactionnelle est superbe.
Sinon pour en revenir à la critique de la Grande Guerre, l’incitation à revoir nos données généalogiques et croiser avec ce documentaire… Oui !
MErci
Pingback: Grande Guerre interactive #5 : les programmes de Radio France | Le blog documentaire
s’il n’y avait pas de message d’erreur cela serait mieux. Impossible de faire une recherche.
Renseignements pris, la plateforme a été victime d’une sur-fréquentation ce 11 novembre. Les choses sont désormais rentrées dans l’ordre.