Le Blog documentaire en terres latino-américaines !… Où la scène dite des « nouveaux médias » se développe, doucement mais sûrement… Après quelques incursions hispanophones en Espagne, au Mexique ou encore en Colombie, place ici à l’Argentine. L’auteur et réalisateur indépendant Federico Gianotti dresse ici un large panorama, représentatif mais non exhaustif, de l’actualité d’un secteur qui se construit au fil des expérimentations…
Le champ des narrations interactives en Argentine représente aujourd’hui un paysage prometteur, et en phase de construction : les productions interactives et transmédia s’inscrivent ici en effet dans un environnement audiovisuel dont le dynamisme s’est renforcé au cours des 5 dernières années.
L’Argentine est aujourd’hui l’un des principaux exportateurs de formats TV originaux en Amérique Latine et, comme partout dans le monde, la télévision reste le média qui bénéficie de la plus grande part des investissements publicitaires. En 2013, elle a concentré 42% des dépenses des annonceurs du pays, devant la presse écrite (32%) et Internet (7% des capitaux investis).
Dans la sphère publique, c’est l’Institut National du Cinéma et des Arts Audiovisuels (INCAA) qui est en charge de la promotion et de la régulation de l’activité cinématographique nationale. Cet organisme garantit un certain volume de productions locales et véhicule les appels à concours pour la réalisation de contenus audiovisuels destinés aux chaînes publiques de télévision.
En octobre 2009, l’application d’une nouvelle loi relative à la régulation des activités des médias (dite « Loi des Médias ») a généré d’importantes transformations dans la production nationale de films. Dans un pays où le secteur audiovisuel a toujours été historiquement concentré dans la capitale, cette loi a insufflé un dynamisme nouveau au niveau régional, et de nombreuses (petites) sociétés de production ont commencé à produire des contenus pour les (nouvelles) chaînes de télévision. En outre, le pays a été divisé en 9 pôles de création, dont la gestion de production est assurée par les universités nationales. Et c’est justement à l’intérieur de plusieurs universités argentines que se manifeste aujourd’hui un intérêt croissant pour les « nouvelles écritures ».
Avec des publications théoriques conséquentes sur le transmédia et l’interactivité (essais, travaux de recherches, etc.), ainsi que l’organisation d’évènements et la production proprement dite d’œuvres interactives et transmédia, les universités de Rosario (UNR) et du 3 de Febrero (UNTREF) s’imposent comme deux acteurs de premier plan.
A Rosario, l’une des principales villes du pays, Fernando Irigaray, professeur à l’UNR, explique : « En 2006, nous avons présenté le « Plan de communication numérique et interactive » au sein de la Faculté de Sciences Politiques où nous avions créé la Direction de Communication Multimédia. Cette équipe de travail produit des programmes radio et TV, ainsi que des contenus web, sur des thématiques très variées mais toujours liées à la ville de Rosario. Cette équipe de création est aujourd’hui stable et ses membres perçoivent un salaire de l’université. Elle est constituée de deux réalisateurs audiovisuels permanents, d’une directrice de production, de quatre journalistes multimédia, de 2 graphistes, et de moi-même à la direction. Tous ces professionnels, à l’exception des deux réalisateurs, sont issus de l’université et disposent de plusieurs objectifs : produire des contenus, faire de la recherche académique, organiser des événements pour la promotion et la discussion des productions interactives et transmédia ».
En 2008, la Direction de Communication Multimédia à réalisé Vibrato, son premier webdoc. Puis Peligro: obras en construccion (2009), suivi de Migraciones (2012), et finalement Calles perdidas un travail sur le trafic de drogues à Rosario, mis en ligne en 2013 et lauréat du prix « Rey de España » dans la catégorie « Journalisme Numérique » en mars 2014. Fernando Irigaray ajoute : «Toutes les productions de la DCM procèdent d’approches sociales très fortes et se situent à mi-chemin entre le documentaire interactif, le journalisme d’investigation, et le data-journalisme ».
Parallèlement, la DCM organise, chaque année depuis 2008, le Forum International de Journalisme Numérique, auquel se sont greffées l’an passé les 1ères Rencontres Internationales des Narrations Transmédia. L’Université de Rosario qui n’est pas le seul organisme à proposer de tels espaces d’échange autour des nouvelles écritures : dans la proche banlieue de Buenos Aires, l’UNTREF organise depuis 2008 les Rencontres Internationales NeoTVLab, pendant lesquelles artistes, producteurs, techniciens, organismes publics et entreprises échangent leurs expériences respectives et dialoguent sur les nouveautés technologiques qui permettent d’apporter de nouvelles valeurs ajoutées aux programmes TV, quels que soient leurs formats et leurs supports.
L’UNTREF réalise également des études sur le transmédia, sur l’actualité de la télévision numérique, sur l’art numérique et sur d’autres sujets relatifs au champ des nouvelles écritures. L’université dispose également d’un département de production de contenus, l’UntrefMedia, qui lui a permis d’acquérir une solide expérience dans la production audiovisuelle et cinématographique, et de se lancer désormais dans la création d’œuvres interactives destinées à Internet (Voir par exemple Polifonia, ou Cambia climatico), mais aussi dans la fabrication de jeux vidéo simples et d’applications pour Smartphones.
Dans ce paysage émergent, la chaîne publique Canal Encuentro joue également un rôle de poids. Cet acteur majeur du secteur s’inscrit dans un programme plus vaste du Ministère de l’Éducation, qui vise à offrir des contenus audiovisuels éducatifs et culturels de qualité aux foyers argentins, aux élevés dans les écoles, aux chercheurs dans les institutions et à diverses autres organisations. Encuentro touche plus de 6 millions de foyers argentins, et ne bénéficie d’aucune ressource publicitaire. La chaîne co-produit actuellement une œuvre interactive avec l’ONF, qui devrait être mise en ligne fin 2014 ou début 2015.
Natali Schejtman, productrice de projets interactifs chez Encuentro, explique : « Depuis sa création en 2007, notre chaîne, qui appartient à Educ.ar (autrement dit : au Ministère de l’Éducation), a été pensée comme une combinaison entre la télévision et Internet. Dans notre travail quotidien, deux facettes bien différentes se mêlent. D’une part, la mise à disposition en streaming des contenus linéaires déjà diffusés sur l’une des chaînes d’Educ.ar (Ecuentro, Pakapaka, DeportV, etc.), avec la possibilité de les télécharger sur le site conectate.gob.ar. Nous avons une vocation publique et éducative, et il est donc très important pour nous que nos contenus soient accessibles pour tous sur l’ensemble du territoire national, et sur tous les supports. D’autre part, nous sommes actuellement en train d’expérimenter les formats interactifs et collaboratifs qui imposent de nouveaux types de narration. Ce sont ici des projets pensés exclusivement pour Internet. Le département des productions interactives travaille actuellement sur ces nouveaux formats non linéaires, en renforçant la démarche artistique et en essayant de les penser de manière articulée avec la programmation de la chaîne, mais indépendamment des séries qui existent déjà. Cette orientation implique non seulement un changement dans la façon de produire et de développer un projet mais aussi dans la planification d’un système de travail qui permette de soutenir et d’accompagner les projets ».
L’an passé, Encuentro a mis en ligne le projet 30 ans de démocratie, à l’occasion de l’anniversaire du retour de la démocratie dans le pays, en 1983. Le webdoc regroupait 30 témoignages vidéo et permettait au spectateur de participer en déposant sur le site ses propres souvenirs, ou son vécu personnel sur ce moment historique. L’œuvre offrait également une série de propositions pour que les élèves des écoles argentines s’emparent du sujet.
Si l’on observe de plus près l’ensemble des programmes web argentins (tant ceux de l’UNR que de l’UNTREF, d’Encuentro ou encore du journal Clarin), on constate un travail graphique et journalistique plutôt réussi, mais l’expérience soumise à l’internaute se cantonne trop souvent à la mise en scène de l’information sans proposer de récit qui s’appuie sur les ressources propres au web. S’agissant par exemple de l’interactivité, elle se limite généralement à la possibilité de choisir ce que nous souhaitons voir, et elle ne constitue jamais un élément narratif qui pourrait affecter l’expérience. D’une manière similaire, les programmes web s’adressent généralement aux (web)spectateurs dans un rapport impersonnel et plutôt distant. Force est de constater que certains projets auraient sans doute gagné à expérimenter plus en avant les récits plus personnalisés, plus directs et plus impliquants pour le spectateur alors placé au centre de l’expérience.
Cela étant, ces différents programmes illustrent bien l’étape, logique et sans doute nécessaire, à laquelle les productions argentines se confrontent actuellement : celle de l’appropriation d’un nouveau média et de nouvelles manières de raconter, qui induit de nouveaux processus de travail.
Rencontres du troisième type
Encuentro et l’ONF se sont rencontrés lors du festival documentaire DocMontevideo, en 2013 en Uruguay – situé à 3 heures de bateau de Buenos Aires.
Hugues Sweeney, producteur du studio interactif de l’ONF, raconte : « Cela fait 3 ans que nous avons identifié l’Amérique latine comme un marché de développement prioritaire. Nous travaillons principalement au Canada, et nous avons rapidement développé des liens avec la France, un peu grâce à la langue mais aussi parce que ces deux pays ont été parmi les premiers à développer des œuvres dans le domaine du documentaire interactif. La collaboration que nous entamons avec Canal Encuentro constitue notre première expérience sur une œuvre interactive avec l’Amérique Latine, mais elle s’inscrit dans le même esprit que les coproductions construites avec ARTE, par exemple. L’ONF et Encuentro participent chacun à 50-50 sur tous les aspects de la production ; qu’il s’agisse des questions financières, éditoriales ou artistiques. Concrètement, le travail a commencé en juillet 2013 par un atelier de création de deux jours à Buenos Aires regroupant des membres des deux organismes. Ensuite, nous avons réalisé un atelier de scénario de 5 jours en décembre avec les créateurs du projet pour parvenir à un scénario interactif ».
Du côté d’Encuentro, Natalí Schejtman ajoute : « Il était très intéressant d’observer la manière avec laquelle l’ONF travaille sur un projet. C’était pour nous une opportunité très enrichissante, car l’ONF a acquis une très forte expérience dans le domaine au cours des dernières années. Le projet sur lequel nous collaborons gravite autour des adolescents des deux pays, et leur participation à la création des contenus sera fondamentale pour le projet ».
Un résumé du 2ème Hackathon de DocMontevideo en juillet 2014
Revenons d’ailleurs sur l’édition 2013 de DocMontevideo, au cours de laquelle s’est tenu le premier Hackathon du festival. Trois équipes (argentine, chilienne et uruguayenne) ont réalisé en deux jours un prototype de documentaire interactif à partir de matériau audiovisuel déjà produit pour une version linéaire des projets. Ces trois équipes étaient encadrées dans leur travail par des mentors venus de l’ONF et d’ARTE. Luis Zaffaroni, directeur de DocMontevideo, explique que « la plupart des projets présentés lors de ce premier hackathon étaient des plateformes de visionnage, soit une autre manière de présenter les bonus d’un DVD. Il n’y avait pas vraiment de propositions de narrations interactives. Nous nous sommes donc rendu compte que nous ne devions pas seulement continuer à organiser des Hackathon, mais qu’il fallait former les auteurs et les producteurs aux différentes manières de penser et d’écrire un projet interactif. Nous devons montrer comment imaginer une oeuvre interactive dès le départ du procès créatif, pour ensuite mieux accompagner les auteurs et les réalisateurs ».
Afin de consolider l’émergence d’une « scène interactive » locale, les protagonistes latino-américains se sont naturellement tournés vers leurs collègues européens et nord-américains qui ont déjà une avance d’au moins 5 ans dans ce type de productions. C’est dans cette même optique de rapprochement international qu’un groupe de producteurs latino-américains a créé, depuis la France, Vaiven Media, une structure qui affiche deux objectifs : encourager les coproductions interactives et transmédia entre l’Amérique Latine et l’Europe ; accompagner le développement du secteur en Amérique Latine. Cette structure, qui a vu le jour début 2014, prépare un atelier sur la réalisation, la production et la diffusion d’œuvres interactives, qui devrait se tenir bientôt en Amérique Latine, avec la participation de professionnels français. L’un des projets de cette nouvelle structure a d’ailleurs participé au Hackathon DocMontevideo 2014.
Il convient également de mentionner un autre événement intéressant qui se tient chaque année à Buenos Aires : la MediaParty, organisée par Kacks/Hackers Buenos Aires. Créée en 2011, la manifestation « réunit des techniciens (hackers) et des journalistes (hacks) pour résoudre les nouveaux problèmes de communication, en réinventant le journalisme et le monde des médias ». Fort de 2.800 membres, le groupement est aujourd’hui le deuxième plus grand au monde et il permet, lors de cet événement, des rencontres entre journalistes et programmateurs pour travailler sur des projets qui combinent intérêts pour l’accès à l’information, journalisme et nouvelles technologies. La seconde édition, en 2013, a réuni des professionnels et des étudiants de 4 continents. La troisième se tiendra fin août 2014.
Stratégies transmédia
L’incursion de l’Argentine sur le terrain des productions documentaires transmédia s’est récemment concrétisée par 4 projets aujourd’hui finalisés.
Alvaro Liuzzi, journaliste et auteur de Proyecto Walsh (2010), Malvinas 30 (2012) et #Voto83 (2013), revient sur ses premières réalisations depuis son domicile de La Plata, : « En 2009, il m’est arrivé de combiner l’histoire de l’un des livres qui m’a le plus marqué avec une dynamique qui permettre d’étendre le récit sur plusieurs plateformes, pour ainsi proposer à l’utilisateur de prendre part à la narration. Il s’agissait, basiquement, de proposer un hommage au livre du journaliste Rodolfo Walsh, Opéracion Masacre, en utilisant cette œuvre comme scénario du projet interactif. Je me suis notamment demandé : « que se passerait-il si Rodolfo Walsh menait son enquête aujourd’hui, avec les outils numériques dont les journalistes disposent actuellement ? ». Le projet est né de cette manière, et nous avons finalement décidé de faire le pari de raconter l’enquête en temps réel. C’est ce qui nous semblait le plus puissant : synchroniser le passé et le présent. Je n’avais encore jamais rencontré un tel choix narratif dans d’autres projets ; nous ne nous inspirions donc d’aucune œuvre existante. Notre démarche a été le fruit de notre propre inspiration, et nous l’avons baptisée « Transmedia Historytelling » ».
Alvaro Liuzzi poursuit : « Tout au long de l’expérience, le spectateur pouvait prendre connaissance du contenu du livre Opéracion Masacre [l’exécution en 1956 de 5 civils suspectés d’avoir participé à un coup d’Etat inachevé contre le gouvernement, NDLR] à partir des messages de l’auteur posté sur Twitter. Rodolfo Walsh décrivait les avancées de ses recherches sur le réseau social, on pouvait aussi suivre ses déplacements sur Google Maps, consulter des infographies ou écouter sa voix en streaming… Bref, ces différentes plateformes nous ont permis de construire une structure narrative complexe, et de faire progresser le récit en temps réel, comme si l’enquête se déroulait en direct sous nos yeux ».
Cette première expérience a été suivie d’un autre projet indépendant, Malvinas 30 (2012). Ici, le spectateur était invité à suivre, 30 ans après, la guerre des Malouines entre l’Argentine et l’Angleterre à travers le récit à la première personne et en temps réel d’un jeune soldat envoyé au front. Encore une fois, la multiplicité des plateformes mobilisées pour le projet générait un univers narratif « enveloppant » dans lequel le spectateur pouvait se déplacer en toute liberté. Dans les deux propositions, l’ensemble de l’univers transmédia convergeait vers un site web, point de rencontre qui informait sur le projet et depuis lequel on pouvait accéder aux différentes plateformes (Twitter, GoogleMaps, Foursquare, etc.)
Alvaro Liuzzi précise: « L’équipe de Malvinas 30 était composée d’une graphiste, de deux journalistes et de moi-même, tandis que nous n’étions que trois personnes sur Proyecto Walsh, qui a servi de laboratoire d’expérimentation pour Malvinas 30. Ce dernier projet a été lancé en février 2012, mais le travail de pré-production avait commencé dès novembre 2011, notamment la recherche d’articles journalistiques sur le conflit qui ont été mis en ligne sur Twitter 30 ans jour pour jour après leur publication initiale. Nous avons fait de même avec les archives audiovisuelles que nous avons diffusées en streaming à la même date et à la même heure que leur première diffusion ». Un détail, d’importance, rappelé par le réalisateur argentin : « Pour aucun de ces deux projets nous n’avons bénéficié de subventions ni de l’appui d’un média important. Nous avons dû attendre 2013 pour qu’un journal d’envergure s’investisse enfin sur l’une de nos propositions : #Voto83 ».
#Voto83 est à ce jour le dernier projet d’Alvaro Luizzi, qui répondait alors à une commande du journal argentin La Nacion. L’expérience s’appuie là encore sur une stratégie d’« Historytelling » pour raconter les 15 derniers jours de la campagne électorale argentine de 1983, qui allait marquer le retour à la démocratie après plusieurs années de « gouvernement de fait ». « Il s’est passé 4 ans entre Proyecto Walsh et #Voto83, notre première commande, explique Alvaro Liuzzi. Les grands médias ont généralement un temps de réaction très lent au changement. Ce n’est que peu à peu qu’ils commencent à expérimenter de nouvelles manières de raconter des histoires. Il est d’ailleurs éloquent de constater qu’aucun journal argentin ne dispose aujourd’hui d’équipes exclusivement dédiées à la production de contenus interactifs. Ce n’est sans doute pas assez rentable à court terme… ».
L’ « audience » de ces différents projets sur Twitter est notable : 2.925 abonnés pour Proyecto Walsh, 1.496 pour Malvinas 30 (en cumulant le compte officiel et celui du personnage de fiction), 5.191 pour #Voto83. Alvaro Liuzzi relativise : « Comptabiliser le nombre de visiteurs sur le site ou d’abonnés sur Twitter ne m’intéressait pas pour Proyecto Walsh ; j’étais plutôt sensible à la quantité et à la qualité des interactions des internautes avec l’histoire, et à leurs échanges avec le personnage de Walsh ».
De son côté, la DCM de l’Université de Rosario poursuit ses expérimentations sur les récits transmédia avec Tras los pasos de El Hombre Bestia (Derrière les pas de l’Homme Bête), un projet sur l’histoire du cinéma à Rosario.
« La genèse du projet remonte à une recherche universitaire menée 2002 sur les origines du cinéma dans notre ville, raconte Fernando Irigaray. Ce travail a dérivé sur un projet de documentaire autour du premier film de cinéma fantastique jamais réalisé en Argentine, et tourné à Rosario : L’Homme Bête. Or, personne ne possédait de copie de cette réalisation ». Le professeur à l’UNR ajoute : « Nous avons obtenu une subvention de l’INCAA en 2011 pour réaliser un documentaire TV sur ce sujet. Nous avons en fait produit un docu-fiction (60% du film était fictionnel) mais, au moment de débuter le montage, nous nous sommes dit que cette histoire avait le potentiel pour devenir une expérience transmédia. En février 2013, nous avions déjà conçu le schéma directeur et les éléments de graphisme du projet web. Nous avons imaginé différentes actions à accomplir et plusieurs étapes à franchir dans le récit. Nous voulions aussi que le projet ait une dimension très concrète, et c’est ainsi que nous avons pensé à organiser plusieurs « actions territoriales », directement dans la rue ».
« Le documentaire TV doit être vu comme la colonne vertébrale de l’expérience, de laquelle se détachent : une série de « websodes » (des spin-offs sur un personnage secondaire du documentaire), des unchronies publiées sur le site web du journal local de Rosario, le compte Twitter du réalisateur du film disparu, des projections sur des façades de la ville qui fonctionnent comme des teasers pour les habitants de Rosario, et un jeu de questions/réponses sur le web à partir duquel le spectateur peut participer à un jeu réel accompagné d’une installation en réalité augmentée (pour gagner une tablette numérique). L’expérience transmédia s’est déroulée de juillet à décembre 2013, et elle a été réalisée sous une licence Creative Commons, sauf pour le documentaire TV bien sûr… ».
Fernando Irigaray conclut : « 250 personnes ont participé au jeu web, et 20 candidats se sont qualifiés pour le jeu réel en direct. Dans celui-ci, le public lançait un dé géant qui déterminait une question posée par le détective privé (le personnage du spin-off) à partir d’un écran. Et pour répondre correctement aux questions, il était nécessaire d’avoir recueilli des informations sur l’histoire du cinéma local présentes dans toute l’expérience web ».
Produire et financer
L’Observatoire des Industries Créatives du gouvernement de la ville de Buenos Aires, le Postgrade en Industries Culturelles et le NeoTVLab de l’UNTREF ont réalisé une étude sur un groupe représentatif de sociétés de production travaillant dans les secteurs de la télévision, du cinéma, de la publicité, de l’animation et des jeux vidéo. Celle-ci montre que « 97,5 % des sociétés de production interrogées considèrent que la convergence a un impact sur la production audiovisuelle. Mais seulement 55 % de ces mêmes structures disent déjà avoir réalisé des contenus audiovisuels pour les nouveaux médias. Et ce sont les sociétés les plus petites ou les plus récentes qui ont été les plus actives dans la production de ce type de contenus ».
La même étude observe que « la production de contenus pour les nouveaux médias est plus forte chez les sociétés qui s’orientent vers des projets très spécifiques, pour un public de niche ». Ainsi, « 80% des sociétés spécialisées en animation développent des contenus pour les nouveaux médias, comme 75% des structures qui travaillent dans la publicité. Ceci s’expliquerait par le fait que la plupart des productions interactives relèvent aujourd’hui de « l’advertainement » ».
Bien que ces chiffres ne concernent que la seule ville du Buenos Aires (où se concentre tout de même la majorité des productions du pays) et que des productions exclusivement motivées par des intérêts commerciaux (les projets d’auteurs sont exclus de l’étude), il reste intéressant d’observer comment la production de contenus pour les nouveaux médias gagne une place prépondérante dans les activités des producteurs audiovisuels. Cela va obligatoirement déclencher des réflexions sur « quoi » et « comment » produire pour les nouveaux média ; réflexions qui aideront et nourriront forcément les processus de création de n’importe quel type d’œuvres interactives.
Fernando Romanazzo, producteur argentin de documentaires, ajoute : « Nous qui réalisons des documentaires linéaires pour le cinéma ou la télévision, nous avons l’impression que nous devons commencer à nous intéresser aux formats interactifs parce que nous savons que « c’est ce qui vient ». C’est ainsi que les histoires seront racontées dans les années à venir. Nous devons donc lancer nos propres expérimentations dans ce domaine ». Il ajoute : « Le modèle économique n’est bien sûr pas encore très clair, et tout projet d’œuvre interactive doit encore nécessairement s’appuyer sur un film linéaire pensé pour la télévision ou pour le cinéma. Heureusement, des projets comme El Cosmonauta, financé à 100% par le crowdfunding, ouvrent des pistes intéressantes à explorer car ils proposent des formes de production innovantes pour des projets multiplateformes ».
Notons enfin que l’INCAA a lancé en mai 2014 un appel à projets pour la réalisation de « six séries de fiction pour un dispositif multiplateformes conçu pour un public jeune », ce qui constitue une nouvelle source de motivation pour les auteurs et les producteurs intéressés par l’exploration des nouvelles manières de raconter des histoires.
Ce qui vient…
Fernando Irigaray pense que « L’Argentine se dirige sans doute vers l’émergence de dispositifs à « double écrans » ; c’est-à-dire un programme TV – la colonne vertébrale – accompagné de contenus annexes pensés pour le web, les Smartphones ou les tablettes. A la différence de la France ou du Canada où les œuvres web ne sont pas toujours adossées à un format TV, les chaînes de télévision restent encore les « grandes vedettes » en Argentine. Ce qui explique que, financièrement, il n’est pour l’instant pas possible de produire ici une œuvre transmédia sans penser à une diffusion à l’antenne ».
À ce sujet, Alvaro Liuzzi ajoute : « Le champs des productions interactives reste encore assez vierge en Argentine, mais je pense que les grandes chaînes de télévision vont très vite investir dans les narrations transmédia, dès cette année sans doute et massivement. Ce qui est important à ce sujet, c’est d’arrêter de voir les narrations transmédia comme un simple volet d’un produit principal et commencer à les considérer comme des univers narratifs en soi. Je pense aussi que les rencontres professionnelles qui émergent çà et là (comme NeoTVLab ou les Journées de Journalisme Numérique) constituent un bon présage, et notamment parce qu’il n’est plus nécessaire d’y expliquer ce que sont les narrations transmédia. Autrement dit : il existe un milieu émergent où les acteurs se connaissent et manifestent l’envie de réaliser des choses ».
Depuis l’ONF au Canada, Hugues Sweeney constate : « Je pense que le secteur est encore embryonnaire, en Argentine et ailleurs, mais il est extrêmement prometteur parce que les talents existent, les technologies sont disponibles, des financements publics abondent l’audiovisuel… etc. J’ajoute que les équipes présentes en Amérique Latine sont jeunes, et ont très bien compris que le numérique était la prochaine étape, ou le nouvel horizon ».
Natalí Schejtman conclut : « Un des objectifs consiste à repérer et mieux connaître tous les professionnels qui ont quelque chose à apporter à ce milieu en expansion : les graphistes, les développeurs, les auteurs, réalisateurs, producteurs, etc. Nous devons commencer à créer une dynamique collective dans cette direction ».
S’il est difficile de suivre les évolutions quotidiennes du secteur des « nouvelles écritures », il s’agit sans aucun doute d’un milieu en constant développement. Les différents interlocuteurs consultés pour cet article le disent : il existe un peu partout des acteurs foncièrement décidés à créer des expériences interactives. Le développement du secteur dépend bien sûr de nombreux facteurs, parmi lesquels les questions économiques sont, bien sûr importantes, mais jamais totalement décisives. L’envie de faire, l’inventivité et l’ingéniosité des créateurs sont des éléments tout aussi déterminants dans la conduite – et la réussite – de ces nouveaux projets.
En observant le paysage argentin des nouvelles narrations, on remarque un intérêt prépondérant pour l’utilisation de stratégies transmédia dans les récits documentaires, comme on a pu le voir avec Derrière les pas de l’Homme Bête, Proyecto Walsh, Malvinas 30 ou #Voto83. Force est de constater aussi que le terrain des narrations dites « interactives » reste moins exploré, qu’il s’agisse de sites web, d’applications pour mobiles et tablettes, d’installations physiques, etc. cela dit, la création d’un département dédié aux productions interactives au sein de Canal Encuentro est une bonne nouvelle porteuse d’espoir.
Finalement, une scène émergente existe en Argentine. Une scène en gestation, déjà forte de plusieurs œuvres fondatrices, porteuse aussi de projets prometteurs, et dotée d’une ferme intention de se développer. À 13.000 kilomètres de la France, un communauté de créateurs est donc à suivre de près…
Federico Gianotti
Adaptation : Cédric Mal
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J’étais en Argentine en Mai et c’est vrai que ça bouge beaucoup malgré le fait que ça soit un pays qui ait un peu baissé les bras!
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