Retour à Lussas sur Le Blog documentaire… Non pas en 2014, mais en 2013. Quoi de mieux pour aborder ces 26èmes états généraux du film documentaire (du 17 au 23 août cette année) que de revenir sur l’un des moments forts de la précédente édition ? Un séminaire autour de la question la représentation du peuple à l’écran ; 2 jours de réflexions et de projections en présence de Marie-José Mondzain, Georges Didi-Huberman et Emmanuel Alloa, que nous rapporte ici Delphine Moreau.
Chaque année, quelques milliers de documentaristes et de spectateurs avertis ou curieux se donnent rendez-vous dans un petit village d’Ardèche, Lussas. La troisième semaine d’août se déroule ainsi depuis 1989 – année où l’on fêta le bicentenaire de la Révolution française – les « Etats généraux du film documentaire ». Et il y a effectivement dans ce festival non compétitif quelque chose de sérieux et de révolutionnaire à la fois : des rencontres professionnelles, presque une université d’été, avec notamment ses séminaires ; mais aussi l’ambition de faire le point sur les bouleversements en cours, de revenir à nos utopies fondatrices, de débattre dans une ambiance libre et informelle, loin des sphères de pouvoir et d’influences dominantes et parisiennes.
Dans la tradition d’engagement qui les animent, les « Etat généraux » ont ainsi proposé en 2013 un séminaire intitulé « Le Peuple à l’écran ? », interrogeant les problématiques propres à la représentation politique et esthétique de ceux qui ne sont a priori pas « représentés ». Cette année, on pourra sans doute retrouver de nouveaux et vifs développements à ces questions complexes lors de l’atelier « Soulèvement, révoltes, le sursaut des images », les 21 et 22 août 2014…
Les interventions des trois penseurs invités en 2013 se firent comme il se doit, en interaction avec le « peuple des spectateurs » de la salle, invité à voir Les Trois sœurs du Yunnan (Wang Bing) et Les Harmonies Werckmeister (Béla Tarr), ainsi que quelques extraits d’autres films cités ci-après. Loin de pouvoir prétendre retranscrire la densité et toutes les nuances des propos tenus durant ces deux jours, c’est plutôt une synthèse personnelle que je propose ici.
Le jeune philosophe Emmanuel Alloa débute son intervention par une rapide plongée dans la période de la Révolution française. En 1789, la crise budgétaire provoque la réunion des Etats Généraux. Sont représentés les trois ordres : la noblesse (ceux qui font la guerre), le clergé (ceux qui prient), et le « Tiers-Etat ». Mais « qu’est ce que le Tiers-Etat ? », a-t-on envie de s’exclamer avec l’abbé Sieyès… Théoriquement, il s’agit de « ceux qui travaillent ». En fait, on trouve pour représenter le troisième ordre des avocats, des marchands, des lieutenants généraux… Les journaliers incertains, les infirmes, les indigents ne sont pas représentés. Pour Emmanuel Alloa, le « peuple à l’écran », celui dont la représentation pose question, aujourd’hui comme hier, ce serait en fait le « 4ème ordre » : les tranches invisibles de la société. C’est ce prolétariat, ce groupe d’individus sans conscience historique, et donc sans existence en tant que classe, qui constitue le peuple qui nous intéresse ici, également désigné comme lumpenprolétariat par Marx et Engels.
Politiquement et esthétiquement, quelle représentation possible pour ces « sans voix », ces « idiots », ces « fous » qui n’ont pas usage de la raison, ne manient pas les outils du discours ? Le « cinéma direct » pourrait bien évidemment être une solution, puisqu’il rend visible les invisibles, éventuellement sans même les faire discourir. Affranchi dans une certaine mesure du contrôle du cinéaste qui surimpose une voix-off, dirige des acteurs, tourne en studio… Le « cinéma direct », très lié à la Nouvelle Vague, montre le peuple dans sa réalité brute. Progressivement, le cinéma de « représentation », théâtral, se distingue d’un cinéma de « présentation » plus tourné vers le documentaire.
Mais des voix radicales (Pasolini par exemple) s’opposent à utiliser la langue du système pour lutter contre lui. Certes, l’idiome du cinéma n’est pas prioritairement la parole, mais l’image. Cela étant, le cinéma, et la télévision plus encore, participent à la diffusion de valeurs conformistes, consuméristes, capitalistes. Dès lors, comment éviter le piège du silence ou de l’écran noir ? On pense à L’homme sans nom de Wang Bing, film muet sur le quotidien d’un homme qui vit seul, en dehors de la société chinoise, sans contact aucun avec ses semblables.
Pourquoi donner une image à cet homme sans nom, le représenter alors qu’il n’en exprime visiblement pas le besoin ? Malgré le potentiel révolutionnaire que présente de telles existences, n’existe-t-il pas le risque de voir le spectateur plonger dans une fascination malsaine, « pornographique » face à des images de vies se déroulant dans un total dénuement matériel ? C’est un risque, mais ce n’est pas du tout ce que l’on ressent – a priori [1] – à la vision des films de Wang Bing.
Il ne faut ni surexposer, ni sous-exposer le caractère misérable de ces vies. Montrer simplement. Montrer la difficulté de vivre, sans chercher à se substituer à celui qu’on filme, et à prendre la parole pour lui. Lui laisser l’opportunité d’occuper le cadre et ainsi de témoigner d’une existence différente, ne serait-ce que visuellement, passivement. Alors, certes, il y a « pathos » car, a priori, on assiste à l’absence de pouvoir de la personne démunie. Mais le pathos, notion chère à Georges Didi-Huberman, sous-entend une plainte. Il engage même dans le geste de « porter plainte ». Ainsi, le geste de rendre public, de filmer, le fait que la situation misérable s’exprime face caméra, déclenche une dynamique nouvelle. On pense par exemple aux mères en deuil telles les mères de la place de mai de Buenos Aires : le fait de pleurer en public leurs enfants disparus devient un appel à l’aide, et bientôt une revendication ; les corps en larmes deviennent des corps qui appellent. C’est précisément de cette dynamique que se nourrit un autre film chinois Pétition, la cour des plaignants (Liang Zhao).
Cependant, comment opère le réalisateur pour éviter le piège d’images purement choquantes, pour préserver la dignité de personnes très démunies ? Comment faire pour que « les larmes d’un visage deviennent l’affaire de tous », alors que les mass média ne cessent de tenter de retenir notre attention par des images toujours plus violentes et nombreuses, auxquelles on finit par devenir insensibles, tant elles sont posées hors de tout contexte « humain » ?
Sans doute tout est question de tact et de sensibilité. Il faut de la part du réalisateur – et du spectateur – patience et attention aux petits détails (A l’Ouest des rails, de Wang Bing, peut-être un autre bon exemple). Une certaine humilité en somme : pas d’empathie exagérée et pas de distance surplombante. Ainsi, le réalisateur fait coexister courage et tristesse, joie et difficultés du quotidien.
La solitude, surtout, est le point commun de ceux qui sont les plus clairement exclus de toute représentation politique et esthétique. Marie-José Mondzain centre son intervention autour de cette question, avec comme film exemplaire le récent Les Trois soeurs du Yunnan (Wang Bing). En montrant la vie au jour le jour de trois fillettes (la plus grande a 10 ans) qui vivent sans leurs parents dans un village de montagne, Wang Bing touche le spectateur dans des émotions qui vont bien au-delà de la pitié. En fait, c’est la solitude existentielle, la finitude humaine que dit le film et qui nous touche au-delà des tristes destins des trois petites filles. La figure de l’orphelin, c’est la figure de l’homme fondamental, hors classe, hors société. C’est l’homme qui ne vit pas dans le divertissement ; et c’est donc aussi une figure de la liberté.
On éprouve face aux Trois soeurs de Wang Bing la même sensation que devant le lépreux de L’Ordre, de Jean-Daniel Pollet. Ces personnages nous apparaissent comme difficiles à identifier ; ils vivent autrement, dans un monde qui n’appartient qu’à eux, au-delà de tout ce que nous connaissons. Se produit une sorte d’échec de l’intelligence face à ce peuple abandonné. Et cela, malgré l’incroyable banalité du quotidien qui nous est montré puisque la monotonie marque ces films : répétition des mêmes gestes, succession des jours et des saisons qui donnent toute son épaisseur au temps, toutes leurs dimensions aux peines du corps (tenter de soulager les pieds, les mains, tous les jours). Finalement, ces films qui montrent une humanité déshéritée sont travaillés par une sorte de grâce allégorique ; ils ont la beauté de la fragilité, de l’anonymat, de l’insignifiance, de la perte de sens acceptée, à la manière de l’énigmatique fiction de Béla Tarr, Les Harmonies Werckmeister, conte politique qui met magnifiquement en scène un peuple et une baleine et qui aura laissé les festivaliers rejoindre leurs lits dans une atmosphère à la fois brutale, et irréelle…
Delphine Moreau
Note :
[1] Il est notable que les Chinois rejettent massivement ce regard qui les accusent sur les plus pauvres de leur pays. De même que des personnes sensibilisées au secours à l’enfance pourront trouver intolérable et voyeuriste d’assister au quotidien de petites filles privées d’enfance dans Les Trois soeurs du Yunnan (Wang Bing).
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