Année après année, la stratégie web d’ARTE France s’affine – comme en atteste le suivi effectué sur ce sujet par Le Blog documentaire . En cette rentrée 2014, les webproductions « natives » (et événement !) auxquelles nous a habitué le pôle aujourd’hui dirigé par Gilles Freissinier sont encore en gestation. Et ce sont notamment les accompagnements web (dits « poussés ») de certains programmes antenne qui se retrouvent sur le devant de l’écran. Rencontre et perspectives sur le dernier trimestre de l’année avec Marianne Lévy-Leblond et Alexander Knetig.
Le Blog documentaire : Quels sont les « grands événements ARTE » en matière de productions interactives pour ce dernier trimestre de l’année ?
Marianne Lévy-Leblond – En regardant le planning des productions d’ARTE France, on voit que les projets qui vont être mis en ligne d’ici à Noël sont largement orientés vers des programmes web articulés avec l’antenne et des projets web récurrents. La reprise des webproductions natives d’envergure est prévue en fin d’année, puis début 2015.
Cela signifie que développer des projets purement webnatifs prend plus de plus de temps qu’avant ?
M. L-L. – Pas nécessairement. Cela signifie que nous produisons plus de projets liés à l’antenne qu’avant.
Alexander Knetig – Ces projets d’accompagnement d’antenne ont effectivement pris du poids depuis un ou deux ans. De manière naturelle, ils nécessitent aussi plus de temps de préparation, entre un et deux ans, comme c’est le cas pour Picasso au cube ou Planète corps. [NDLR : voir, sur ce dernier projet, le portrait de la société Kids Up Hill]
M. L-L. – S’agissant des projets webnatifs, nous sortons un certain nombre de programmes au cours de cette rentrée. Cependant, les programmes en question sont récurrents ; ainsi, ils n’apparaissent pas aux yeux du public comme des nouveautés. Mais la présence sur le web de Blow Up, Professeur Cyclope ou BiTS est pour nous très importante. On se rend compte que pour les webproductions l’équilibre important ne tourne pas tant autour du couple webproductions natives/accompagnement mais davantage autour d’un couple événements/œuvres récurrentes.
La reconduction de BiTS n’a pas souffert de la moindre discussion ?
M. L-L. – Aucune. BiTS est une évidence pour nous. Le magazine constitue le cœur de ce sur quoi nous mettons l’accent de manière délibérée : la culture populaire et geek.
Une évidence sur le web mais pas à l’antenne ?
M. L-L. – Oui, et ce pour un ensemble de raisons. Le groupe ARTE prend de plus en plus conscience qu’il existe des offres spécifiques qui font sens, en termes de format, sur le web et non pour l’antenne. C’est le cas de BiTS. Cela ne nous empêche pas de réfléchir à des ponts avec l’antenne. Nous saisirons même la première occasion de le faire, mais cela ne constitue pas une condition sine qua non de notre soutien au programme.
A. K. –Nous constatons qu’un public fidèle se construit sur le web, autour d’ARTE Creative notamment. Ce public s’intéresse aux productions interactives comme au format linéaire, qui est beaucoup partagé sur les réseaux sociaux. En revanche, nous avons du mal à fédérer ce public sur l’antenne car il la regarde moins souvent. Les programmes courts disparaissent assez vite de l’antenne, alors qu’ils vivent une vie plus longue sur le web. En ce sens, BiTS a toute sa place sur le web.
M. L-L. – On ne se prive pas de tracer des liens avec la programmation antenne dès que c’est possible. Il s’agit là d’une discussion éditoriale et d’édition, de renvois à mener, comme pour Blow Up.
Le public du web et le public de l’antenne sont-ils encore très différents dans leurs attentes ? L’émergence d’accompagnement web plus structurés autour de programmes d’antenne marque-t-elle le signe d’un rapprochement constant des audiences ?
A. K. – Il y a une constante évolution qui oriente clairement vers un rapprochement des publics, même s’il existe toujours des spectateurs uniquement pour la télévision et des internautes uniquement pour le web. Nous distinguons trois publics : une grosse majorité qui suit beaucoup l’antenne et regarde un peu le web, une forte minorité qui suit beaucoup ARTE sur le web et passe parfois sur l’antenne, et un troisième public minoritaire uniquement antenne ou web. Notre stratégie, c’est de parler à un seul public et non à deux. C’est le sens des accompagnements de nos séries, Real Humans ou Ainsi soient-ils : offrir du contenu différent pour des publics différents mais qui tendent à se rapprocher. Pour Ainsi soient-ils par exemple, nous mettons en place un site « classique » avec le replay et un site plus décalé sur l’univers de la série.
Existe-t-il une ouverture du public web vers l’antenne ?
A. K. – On observe une ouverture du public web vers les programmes de l’antenne, mais disponibles sur le web via le replay, davantage que sur l’antenne en soi. C’est un objectif raisonnable que d’encourager cette ouverture, la télévision et le web vont continuer à cohabiter.
Pour les programmes d’accompagnement, l’idée est de lancer le web en amont de la programmation antenne ou cela dépend ?
M. L-L. – Le calendrier de publication est mis au point projet par projet. Tout dépend de la façon dont l’antenne programme l’événement : une journée spéciale, un film, une série… L’interaction entre antenne et web ne sera pas la même. De façon générale, les propositions web sont accessibles en amont de l’antenne car, parmi les objectifs du web, il y a une dimension teasing, qui rend le fait de diffuser le programme en amont pertinent. Mais ce n’est pas automatique.
A. K. – Cela dépend effectivement de la teneur éditoriale du projet. Sur feu-Intime Conviction, le web s’inscrivait naturellement – et du fait du parti pris narratif – après l’événement antenne. C’est vrai que cela reste une exception à l’échelle des programmes.
Concrètement, quels sont les projets publiés dans les prochaines semaines, en dehors des émissions récurrentes ?
M. L-L. – Nous venons de démarrer, le 5 septembre, la mise en ligne sur ARTE Creative de Bienvenue à Djerbahood, constitué de 10 x 4 minutes sur le street-art. Cette websérie documentaire, produite par Image & Compagnie, couvre un événement organisé cet été dans un des villages de Djerba, en Tunisie. Le commissaire de la galerie Itinerrance, Mehdi Ben Cheikh, a emmené 150 artistes là-bas pour intervenir et dessiner sur les murs. Les films rendent compte de cette expérience. C’est une sorte de continuité du projet Tour Paris 13 [NDLR : que… France Télévisions avait diffusé en fin d’année dernière].
Mais ce n’est pas le producteur de Tour Paris 13 qui officie ?
M. L-L. – Non, c’est une production Image & Compagnie. Notre participation à ce projet s’est déclenchée très rapidement, dans un mode de production agile, afin de s’en faire l’écho quasi immédiatement après l’événement physique cet été. Il s’agit d’un projet linéaire, qui met en perspective la dimension esthétique avec les enjeux sociaux et politiques du street-art.
D’autres exemples de projets bientôt en ligne ?
M. L-L. – Oui, nous avons initié un partenariat de diffusion sur Le photographe inconnu, une production canadienne portée par Turbulent qui sera disponible en fin d’année (voir en bas de cette page). Le photographe inconnu prend appui sur un corpus de photos de la Première Guerre mondiale, retrouvé dans un atelier abandonné de la campagne canadienne. Les photos ont été prises par un dénommé Fletcher Wade, dont l’identité est révélée peu à peu au gré de la progression de l’internaute dans ces clichés. C’est un projet qui joue sur l’innovation, avec un mode de navigation pensé pour une déambulation tactile à l’intérieur de photos, non plus seulement de gauche à droite ou de bas en haut, mais en profondeur, grâce à une technique de zoom infini. La forme du projet est vraiment pensée pour la tablette, même si l’accès, plus restreint, sur ordinateur est également proposé.
Vous parlez de partenariat de diffusion : vous n’êtes pas intervenus sur la production ?
M. L-L. – Nous nous sommes associés à Turbulent et à l’ONF, les coproducteurs, sur le mode de The Devil’s Toy : nous sommes chargés de la distribution du programme en Europe, en les accompagnant pour la version allemande.
Le programme de rentrée d’ARTE mentionne aussi le projet Planète Corps, donc…
M. L-L. – Oui, c’est un des gros accompagnements de l’antenne, similaire à celui que nous réalisons sur Picasso. Nous avons tenté de coller à la dimension très spectaculaire du programme antenne produit par Mona Lisa en prenant le parti pris d’une navigation décalée. C’est Kids Up Hill qui a pris en charge ce volet interactif. Planète corps est conçu comme un site d’e-tourisme qui propose un safari sur et dans le corps humain. Il y a donc une dimension pédagogique avec une innovation dans la manière de circuler dans l’œuvre : en vue subjective dans un univers 3D géométrique, grâce au moteur de jeu Unity [NDLR : le même qui avait servi pour Type:Rider notamment]. Le projet est aussi conçu comme une sorte d’expérience « double écran sans télé » dans laquelle le smartphone de l’internaute va pouvoir être utilisé comme une télécommande de son ordinateur. La première partie de l’expérience est disponible sur tablette, mais très vite l’interface propose à l’internaute d’utiliser son ordinateur en entrant une URL envoyée par email. Et surtout, on lui dit « garde ta tablette sous la main » car les commandes de navigation seront intégrées sur la tablette !
Il y a donc un principe de synchronisation de l’ordinateur et de la tablette ?
M. L-L. – Oui, on se déplace en naviguant au doigt sur sa tablette. Sur ce projet, on part du principe que, lorsque l’on est sur son ordinateur, on a toujours son téléphone à portée de main. L’ordinateur peut dès lors devenir un écran de consultation, sans avoir les mains sur le clavier. C’est l’une des réponses à la problématique de l’accessibilité des projets en mobilité : la question se pose en permanence dans les projets sur lesquels nous travaillons, mais les réponses – comme toujours – sont spécifiques à chaque projet. Pour certains, pas de salut sans le mobile ; pour d’autres, l’idée est d’inciter l’internaute à aller sur son ordinateur. Pour Planète corps, qui sortira en décembre, on essaie surtout d’être à la hauteur de l’aspect spectaculaire du film, en étant dans un langage différent.
Pouvez-vous nous dire tout de même quelques mots des productions webnatives ?
M. L-L. – Les trois projets qui constitueront les grosses sorties de l’hiver sont Do not track, porté par Upian, le dernier projet d’Antoine Viviani (dont le nom définitif n’est pas encore arrêté) et les Haïkus interactifs, dont l’appel d’offres a été lancé cet été avec l’ONF. Ces trois projets, bien que différents, ont ceci en commun de tenter de répondre, chacun à leur manière, à une question qu’on se pose en permanence sur les usages. Par ailleurs, les Haïkus interactifs sont une manière de travailler la forme et la durée d’expériences courtes, que nous n’avons pas tant creusé que cela sur les objets interactifs.
Quel bilan, chiffré et qualitatif, portez-vous sur l’appel à projets des Haïkus interactifs ?
A. K. – Nous avons reçu plus de 200 projets, dont 150 environ étaient éligibles. Les projets non-éligibles l’étaient d’un point de vue du cahier des charges technique, mais pas du point de vue de leur intérêt. Il s’agissait de vidéos linéaires ou de documentaires découpés, alors que nous cherchions un format court : une minute où l’on peut faire « joujou » avec Internet et explorer une autre figure de l’interactivité. Les propositions étaient très diverses, émanant d’une vingtaine de pays : Madagascar, Inde, Japon… et bien sûr France et Canada, puisque l’appel était porté par l’ONF et ARTE. Beaucoup se situent dans la culture geek et pop. Ces projets sont pensés pour être développés sur un planning de quelques mois, plus rapidement donc que les accompagnements poussés ou les grosses webproductions. Nous devons maintenant choisir 12 propositions sur les 150 reçues à la mi-septembre puis les produire pour une mise en ligne à partir de février, à raison d’un par semaine sur 12 semaines.
M. L-L. – Un autre de nos enjeux était de pouvoir entrer en contact avec des réseaux de créateurs avec lesquels nous ne travaillons pas d’ordinaire. Il s’agissait en cela de renouveler le vivier de professionnels auquel nous pouvons nous adresser. Cet aspect de l’appel est une franche satisfaction. Nous avons des propositions de développeurs ou designers, parfois venant de l’art contemporain, relativement jeunes pour la plupart et qui travaillent de manière totalement indépendante.
Quelle est la part des indépendants qui ont répondu ?
A. K. – Une part énorme ! Dans le comité d’évaluation des projets reçus au pôle web, nous constatons qu’environ 9 projets sur 10 sont portés par des producteurs. Pour les haïkus, c’était l’inverse !
M. L-L. – C’était tout le pari de l’appel car le cadre de production n’était pas prioritairement destiné à des structures de production « traditionnelles » qui font de l’interactif, ni à des producteurs 100 % interactifs, même si nous en avons reçu.
A. K. – L’idée était vraiment de découvrir des créatifs qui savent coder et des codeurs qui ont une pensée créative, ainsi que de trouver des nouvelles personnes, notamment sur l’international. Sur ce point-là aussi, le pari est réussi. Nous avons certes reçu 90 projets français ou canadiens, mais aussi 60 qui viennent d’ailleurs, ce qui est une belle ouverture.
Quid des quelques 130 qui ne seront pas retenus ?
M. L-L. – Ce sont des gens que l’on considère comme des contacts potentiels. Et dans les deux sens : eux savent que nous existons et connaissent ce que nous faisons – ce qui n’était pas forcément le cas avant. Il n’est pas impossible que nous poursuivions le dialogue avec certains d’entre eux.
Cela ouvre-t-il une nouvelle ère dans la production d’œuvres interactives, aux côtés des producteurs audiovisuels classiques et des producteurs web ?
A. K. – Je ne sais pas, mais la diversification était le but de l’opération. Il faudra voir maintenant dans la réalité de la production si le pari sera tenu jusqu’à la réalisation concrète ou si certaines de ces productions seront trop grosses pour être portées par un indépendant. Nous voyons bien qu’en fonction des pays, les contextes de production ne sont pas les mêmes. Nous allons voir si nous réussissons à bien accompagner ces projets jusqu’au bout. Même si 80% du choix réside dans l’originalité, nous regardons aussi la faisabilité du projet.
M. L-L. – Nous sortons de notre zone de confort sur cette opération. J’attends avec beaucoup d’intérêt le dialogue qu’on va établir avec ces indépendants.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur Do not track et sur le projet d’Antoine Viviani ?
M. L-L. – Les deux interrogent nos pratiques en tant qu’internautes, dans notre identité et dans nos rapports à la société qu’on est en train de mettre en place avec Internet, du point de vue des enjeux sociaux et économiques. Do not track pose notamment la question suivante : C’est quoi l’économie d’un Internet gratuit ?
A. K. – Antoine est clairement dans la prospective, avec un certain horizon anthropologique. Dans Do not track, sous couvert de prospective, on parle en réalité de choses qui existent déjà dès aujourd’hui. C’est loin d’être un projet qui questionne uniquement Internet mais bien la société que nous sommes est en train de construire. Nous expérimentons aussi avec Upian une dimension feuilletonnante, ce qui n’a pas été le cas des précédentes œuvres produites avec eux [NDLR : Alma, Prison Valley…]. Nous souhaitons construire quelque chose de récurrent, dans la durée et dans le temps réel.
Qu’en est-il du projet sur Philip K. Dick, annoncé dans le programme de rentrée d’ARTE ?
M. L-L. – Il est encore un peu tôt pour parler de ce projet en détail. Mais la thématique du jeu continue à faire l’objet de toutes nos attentions. Nous restons attentifs et regardons de très près ce qui se fait dans ce domaine.
Début octobre se tiendra I Love Transmedia à la Gaité Lyrique. Vous aviez découvert les auteurs de Type:Rider lors de l’édition 2012. Vous n’avez pas mis en chantier de projets de ce type après I Love Transmedia en 2013 ?
M. L-L. – En 2013, nous n’avons pas trouvé d’interlocuteurs équivalents à ceux qui ont réalisé Type:Rider. Mais c’est normal : ce genre de rencontres est exceptionnel. L’an dernier, I Love Transmedia présentait beaucoup de projets qui essayaient de tirer le fil transmédia, de manière plutôt maline d’ailleurs, notamment en développant des séries d’animation pour la jeunesse. Mais c’est assez largement moins notre créneau prioritaire de développement.
A. K. – Nous cherchons toujours un projet ambitieux autour du jeu vidéo, mais nous n’avons pas encore reçu LE bon projet pour le moment.
M. L-L. – Et puis, des programmes comme Type:Rider, ce sont d’énormes projets ! En développer un par an, c’est déjà bien compte-tenu de nos budgets et de la taille de notre équipe. Il est évident que, dans les 6 prochains mois, nous en mettrons un autre en chantier. Mais pour le moment, le projet sur Philip K. Dick nous occupe bien.
Propos recueillis par Nicolas Bole
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