L’ONF de retour sur Le Blog documentaire ! Avec une proposition « iconoclaste » produite avec France Télévisions. « Le cancer du temps » est une fable ludique et interactive sur notre incapacité à ne rien faire, qui se présente sous la forme d’une application mobile gratuite. Sommes-nous encore capables d’être seuls avec nous-mêmes ? La question mérite sans doute d’être posée, et c’est le directeur de la création Dominic Turmel qui nous éclaire un peu plus sur ce projet. Propos recueillis par Cédric Mal.
Le Blog documentaire : Je crois qu’il y a eu plusieurs titres de travail sur ce programme… Et vous vous êtes finalement arrêtés sur celui-ci : « Le cancer du temps ». Pourquoi ? Ça sonne un peu comme une provocation ?…
Dominic Turmel : C’est un peu une provocation, mais ça nous permet surtout de donner le ton du programme. C’est un titre qui émane du jeu, et qui renvoie au premier chapitre – initialement situé à la fin de l’expérience. Dès que nous avons positionné cette séquence au début, le titre s’est imposé de lui-même. Le producteur de l’ONF Hugues Sweeney l’utilisait régulièrement pour présenter l’application à nos interlocuteurs pendant le travail créatif, et la formule marquait les esprits. Nous nous sommes beaucoup questionnés sur ce sujet, et lorsque le scanner a intégré l’un des chapitres, nous avons définitivement décidé d’assumer ce discours : l’incapacité à ne rien faire est une maladie chronique. C’est une proposition forte, je crois, qui interpelle l’existence et l’imaginaire de chacun.
Vous proposez donc aux utilisateurs de perdre un peu plus encore de leur temps pour réfléchir à leur propre rapport au temps… Le paradoxe vous semble-t-il tenable ?
C’est un beau paradoxe, oui ! Nous sommes partis du fait que, dans nos sociétés, nous avons l’habitude d’entendre : « Le temps, c’est de l’argent ». Mais s’il est si précieux, quelle est la valeur de ne rien faire ? Est-ce du gaspillage pur et simple ? Est-ce qu’on « perd » effectivement du temps ? Ou y-a-t-il d’autres dimensions au problème ?
On ose espérer, en tout cas, que les utilisateurs n’auront pas l’impression de perdre leur temps avec ce jeu. Nous avons tous des rapports très différents au temps. Certains l’optimisent, certains le comptabilisent… Et nous proposons de prendre volontairement un peu de temps pour réfléchir à l’usage qu’on en fait tous les jours. En espérant que ce soit utile…
Quelle est la part documentaire du projet ? On imagine qu’elle intervient très en amont de la réalisation de l’application ?
Effectivement. Mais si nous avons lu beaucoup de choses sur le sujet, nous n’avons pas d’intentions documentaires exhaustives. Nous avons d’abord travaillé à partir de nos impressions et sensations personnelles, plutôt qu’avec des statistiques.
Dès le départ, nous avons souhaité mettre l’utilisateur au cœur de l’expérience. Nous voulions en faire le sujet, sans visée pédagogique ou moralisatrice. Nous avons bien sûr pensé à comptabiliser des données et à analyser les comportements ou les réponses des utilisateurs, mais ça n’apportait pas grand chose, pour différentes raisons. Nous voulions construire quelque chose d’évocateur, sans didactisme. Notre recherche s’est donc structurée sur des points de vue artistiques forts, eux-mêmes nourris par d’autres jeux et d’autres applications, ainsi que par nos rapports personnels au temps.
Quelles sont ces inspirations, justement ?
On a beaucoup aimé le travail de Molleindustria, un collectif italien qui produit des jeux qui ne sont pas vraiment des jeux. Ce sont des programmes qui mettent en scène des personnages dans des histoires un peu « diffuses ». Je pense par exemple à Every day the same dream ou à Unmanned. Ce sont un peu des jeux anti-jeu qui sont très intéressants. Je me souviens aussi de Desert Bus Game qui était aussi une proposition inspirante. Ce sont des expériences réflexives et poétiques qui nous ont un peu accompagnées pendant notre travail sur Le cancer du temps. D’autres influences viennent des domaines de l’illustration, des arts de rue, du cinéma et de l’animation… mais pas tant du secteur du jeu vidéo.
L’application est découpée en 5 chapitres : le temps suspendu, le temps précieux, le temps mort, le temps partagé et le temps arrêté. Des chapitres plutôt courts, sous-tendus par une esthétique sobre, et efficace… Et il y a aussi un récit de fiction qui porte l’application… Comment en êtes-vous arrivés là ? Comment avez-vous construit le parcours que vous proposez ?
Tout s’est organisé de manière très organique, et dans un dialogue constant entre le scénariste (Jean-François Nadeau, qui vient du théâtre et de la poèsie), les codeurs de Ko-op Mode (qui sont des hardcore gamers, si on peut dire) et le compositeur sonore (Stéfan Boucher qui, lui, a l’habitude de travailler pour les arts de la scène).
Chacun avait ses désirs, et nous nous sommes arrangés pour les combiner au mieux. Par exemple, Jean-François souhaitait intégrer plus de textes, très découpés et très travaillés, alors que les codeurs avaient une approche plus minimale pour tenter de tout transformer en mécanique de jeu. Ils voulaient en dire le moins possible et en jouer le plus possible. Le résultat se situe au juste milieu des envies de chacun, je crois
Au départ, nous étions partis sur une mécanique boursière pour explorer la valeur du temps mort. Puis, nous avons réfléchi aux réseaux sociaux, et à Facebook en particulier, où nous avons l’habitude de poster uniquement les bons moments de notre existence. Pourquoi ne pas poster des instants de temps mort pour les réhabiliter, en créant des sortes de vignettes pour réfléchir sur cet aspect ? On serait alors parti vers un journal visuel et animé, comme un comic book de temps morts. Nous nous sommes finalement orientés vers quelque chose de moins ouvert et de plus scénarisé pour aboutir à ce jeu de miroir.
En tant que directeur de la création, j’étais le garant du message et de l’homogénéité du thème, mais nous avons beaucoup échangé pour parvenir à l’application que nous présentons aujourd’hui.
C’est effectivement très « fermé », on ne retrouve pas la dimension participative que l’ONF a pris l’habitude d’incorporer dans ces projets. Et c’est interactif à l’échelle personnelle, seulement…
Nous voulions absolument travailler cette mise en abîme des usages dans un rapport très intime à l’objet. Nous ne souhaitions pas réhabiliter le temps mort en fabriquant une App trop riche et trop explosive qui aurait été à l’encontre de notre message.
L’expérience peut durer 10 ou 15 minutes seulement, et au final, si l’utilisateur s’appuie sur cette impression de lenteur pour remettre son téléphone dans sa poche et ne pas répondre tout de suite au prochain message qu’il recevra, on aura gagné le pari. Tout ce qui est de l’ordre du partage ou de la promotion ne rentrait pas dans l’esprit que nous avions envie d’insuffler au projet. Il était hors de question de surfer sur le buffet de la gratification instantanée. A partir du malaise que nous exprimons en remplissant le vide avec nos Smartphones (qui ne sont pas de mauvais objets en soi !), nous avons voulu faire naître de la poésie à partir de très peu de choses.
La narration est en apparence très simple, mais très efficace. Elle s’appuie sur de petites trouvailles assez ingénieuses (le téléphone qui empêche de voir les personnes avec lesquelles on dîne au restaurant par exemple, ou le logo de l’App qui ressemble à l’horloge de l’iPhone) et sur un souci très appuyé du détail. La poésie passe effectivement dans de petites choses, qui paraissent finalement évidentes…
C’était le but recherché. Nous ne voulions juger de rien mais simplement évoquer certaines choses, sans jugement moral. Notre ambition, c’est de poser des questions à l’utilisateur à partir de ses propres impressions une fois le jeu terminé.
Nous avons aussi réalisé des tests avec certains utilisateurs pour justement perfectionner tous ces détails. Nous les regardions jouer sans rien dire, en observant où ils bloquaient, où ils s’impatientaient… Et nous avons raccourci ou rallongé certains moments en fonction des réactions. C’était très intéressant de voir comment nos testeurs s’appropriaient instinctivement le jeu pour comprendre comment ils évoluaient dans leur découverte, sans mode d’emploi.
Il ne fallait pas qu’ils se perdent dans l’application, et nous devions donc construire quelque chose d’envoûtant qui ne soit ni trop plat, ni trop pétaradant. Ce sont ces petits ajustements qui ont par exemple fait qu’il n’y a que deux stations de radio dans la voiture, contre quatre précédemment. Ce travail de détails et de finitions était extrêmement important.
Il a été très poussé, notamment sur les textes qui viennent rythmer le jeu comme les cartons d’un film muet. Nous voulions faire comprendre le concept par la simple mécanique de jeu, mais le besoin de texte répondait aussi au désir de présenter l’aspect éditorial avec le plus de clarté possible.
Il y a aussi de petits jeux tactiles dans le jeu… Comment et pourquoi avez-vous voulu les intégrer ?
Ces éléments ont très tôt été présents dans notre réflexion. Quand on s’arrête ou qu’on appuie sur pause dans nos journées, c’est généralement là que nous pouvons sublimer notre quotidien. Quand la radio s’arrête, c’est le temps du jeu. Et ça ouvre quelque chose de plus grand et de plus calme. C’est là que la magie opère, sans grands efforts.
Les réponses qu’on donne aux quiz ou aux jeux n’ont d’ailleurs pas d’influence sur le déroulé de l’expérience ?
Non. On aurait pu le faire, mais il nous fallait alors ajouter du temps, de l’argent et de la complexité au projet. Cela étant, je pense que ces petits jeux nous renvoient à nous-mêmes. Ils interrogent nos propres usages et notre propre existence sans avoir besoin d’impacter l’application dans son ensemble. L’utilisateur reste le sujet d’étude, mais de manière détournée.
Vous avez donc travaillé avec un auteur de théâtre, un compositeur de musique de scène… Et le son tient une place très importante dans le programme… Comment vous êtes-vous partagé le travail, si l’on peut dire ? Qui menait la danse en ce qui concerne l’univers sonore de l’application ?
Tout le monde avait son mot à dire, et comme chacun portait une vision différente, c’était parfois compliqué. Les codeurs, par exemple, sont aussi les concepteurs du projet.
Au départ, je suis arrivé avec un mood board qui regroupait des influences visuelles, sonores, poétiques ou plus décalées… Et tout le monde a proposé d’autres éléments à partir de cette base.
S’agissant précisément de la musique, nous avons convergé vers un spleen un peu onirique, un peu flottant, avec des situations de base très ancrées dans le quotidien le plus banal. Il fallait instituer du calme, inciter à ralentir pour entrer en interaction avec l’application.
Mais je le répète : c’est grâce à un dialogue constant que nous sommes parvenus à quelque chose de très simple et de très dépouillé. C’est minimal, froid et assez statique sur le plan visuel ; la musique devait donc être chaude, onirique et enveloppante. L’autre défi que nous sommes parvenus à relever, c’est que chaque artiste conserve sa personnalité au service du projet. Avec quelques concessions, tout le monde a pu s’épanouir, et rester entier tout au long de l’aventure.
Comment s’est déroulé le travail entre la France et le Canada ? Quelles ont été les relations entre France Télévisions et l’ONF avec, on l’imagine, vous au milieu ?
Le projet a été initié à l’Open Documentary Lab du M.I.T. Nous nous sommes rencontrés là-bas, notamment avec Boris Razon, Hugues Sweeney et plusieurs membres du studio interactif de l’ONF. Je suis d’ailleurs le seul auteur qui ait suivi l’aventure du début à la fin.
C’est donc au M.I.T. que nous avons expérimenté les premières tentatives autour des jeux anti-jeu. Et petit à petit, nous avons mis de côté la « bourse du temps mort » pour nous orienter vers une proposition plus intimiste.
Trouver la ligne directrice nous a pris beaucoup de temps, et tout le monde a été patient. Pendant la phase exploratoire, les contacts directs avec la France étaient limités. Nous bénéficiions de la confiance de l’ONF et de France Télévisions, et ces deux partenaires n’ont jamais été très intrusifs. Ils sont intervenus plus fortement avec les premiers tests des premières idées. Puis, quand le projet était réalisé aux deux tiers, les échanges se sont intensifiés pour peaufiner certaines choses.
Il y a d’ailleurs trois versions différentes du projet : en Français, en Français québécois et en Anglais. Certaines expressions et certaines voix ont été adaptées en fonction des publics.
J’ajoute que c’est sans doute la première fois que l’ONF collabore avec une société dont l’activité principale est le jeu vidéo, et c’est très différent. Les mécaniques et les méthodes de travail sont plus rigides, et nous devons nous y plier. C’est beaucoup plus malléable de travailler sur le web où on peut quasiment se rendre compte en direct des modifications qu’on effectue. On ne peut pas tout voir tout de suite avec les jeux vidéo…
Le cancer du temps, c’est donc d’abord une application… Il n’y a pas d’autres déclinaisons prévues pour le programme ?
Il y a seulement une page fixe sur Internet [mise en ligne ce 17 novembre, NDLR], qui agit comme un point de chute à partir duquel on peut télécharger l’application. Et s’il n’existe pas de versant web au programme, c’est parce que le rapport intime sur lequel nous avons travaillé ne l’autorise pas. Une telle entreprise serait inévitablement une adaptation de ce que nous proposons aujourd’hui, voire un projet de nature très différente.
Propos recueillis par Cédric Mal
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