Le Blog documentaire revient ici sur un film qui avait créé un petit événement lors de sa sortie en salles, en juillet dernier… « Moonwalk One », de Theo Kamecke, a été réalisé entre 1969 et 1970 avec des archives jamais montrées de la NASA sur la mission Apollo 11. Peu diffusé aux Etats-Unis, le documentaire sort désormais en DVD en France grâce à ED distribution. 5 exemplaires sont à gagner par tirage au sort. Pour s’inscrire, envoyez vos coordonnées à leblogdocumentaire@gmail.com.
L’analyse, très personnelle, est ici signée Benjamin Genissel.
Moonwalk one est un film de commande passé par la NASA à Theo Kamecke pendant le déroulement de la mission Apollo 11. On a permis au réalisateur de filmer les préparatifs avant de puiser ensuite dans toutes les ressources audio et visuelles disponibles sur l’événement. Présenté au festival de Cannes en 1971 et montré au public lors de projections au Whitney Museum à New York en 1972, le film va tout de suite tomber dans l’oubli malgré des critiques très favorables. Les distributeurs ne s’y sont pas intéressés ; et entre-temps, la NASA avait déjà lancé d’autres programmes de voyage vers la Lune. Et puis, on a pensé pendant longtemps que les négatifs originaux étaient perdus. Ce n’est donc que 45 années après son tournage que ce film peut enfin être découvert.
En premier lieu, évoquons où est situé l’auteur de cet article avant que le film ne commence. Non pas tant sa situation géographique (un cinéma, tout simplement), mais sa situation vis-à-vis de l’histoire de la conquête spatiale. Avouons donc d’emblée qu’il connaît bien mieux le diptyque Objectif lune et On a marché sur la lune de Hergé ou, Apollo 13 avec Tom Hanks, que la mission aérospatiale de la NASA dont va parler ce documentaire. Ses connaissances en la matière sont terriblement modestes : seuls le nom de Neil Amstrong, la phrase « un petit pas pour l’homme mais un grand bond pour l’humanité », ainsi que la célèbre photographie du drapeau américain planté sur le sol lunaire lui sont familiers. Il est pour ainsi dire quasiment vierge de savoirs sur ce thème. Tant mieux. Ainsi son esprit de spectateur ne risque t-il pas d’être pollué par un trop plein d’informations préalables qui pourraient l’amener à les comparer avec ce qui va se dérouler sous ses yeux. De Moonwalk one, il ne connaît que sa bande-annonce, visionnée deux ou trois semaines plus tôt, et devant laquelle il s’est dit pour lui-même qu’elle était la promesse d’un film plutôt original sur une histoire pourtant archi-connue de tous (sauf de lui apparemment).
Et en sortant du cinéma, c’est le mot « épatant » qui traîne dans son cerveau. Epatant. Ce film est épatant. Il doit y avoir des dizaines et des dizaines de documentaires sur Apollo 11 dans les archives de la télévision – l’INA doit regorger de programmes audiovisuels sur cette mission – mais il prend le pari que l’oeuvre qu’il vient de voir ne doit ressembler à aucun d’entre eux. Cette dernière respire l’intelligence et la pertinence. Cette dernière expire le Cinéma – oui, celui-là même qui mérite amplement sa majuscule.
Déjà, le réalisateur la fait commencer, cette œuvre, à Stonehenge, ce qui est en soi une entrée en matière très originale. On va voir un film sur l’Espace et ce sont les menhirs de ce site ancestral britannique qui nous accueillent. Une idée qui paraît assez intellectuelle, et qui sert en fait à replacer cette expédition vers la Lune dans une certaine perspective religieuse, historique, mystique – en un mot : mystérieuse. Puis, autre forme d’accueil qui fait tendre l’oreille sur le caractère non-conformiste de l’ensemble : cette voix-off, solennelle, parfois lyrique, quelquefois aussi précise et factuelle que si elle émanait d’un lecteur de Georges Pérec (elle aime dresser des listes, de chiffres comme de faits). Pas envahissante, la voix-off se fait entendre tout au long du film mais au bon moment à chaque fois, à intervalles judicieusement définis. Elle participe à donner au documentaire une dimension littéraire et poétique (même si heureusement pédagogique pour les spectateurs néophytes) ; cette dimension qui permet justement de définir Moonwalk one comme un film « épatant ». Il y a néanmoins une tonalité ironique qui semble également souffler sur ce commentaire. Elle n’est pas clairement audible, pas tout à fait assumée, mais elle affleure de temps à autre sous les mots qui sont prononcés. Vient-elle du film ou de celui qui la regarde en 2014 ? Ce sous-entendu légèrement ironique est-il le fait de ceux qui ont enregistré cette voix ou de la responsabilité de ceux qui l’entendent avec l’ouïe contemporaine de notre époque ? L’auteur de cet article ne le sait pas. Il laisse ce questionnement en suspend. Mais il sait que cela lui a permit d’apprécier encore davantage le film car il l’a placé dans une position d’auditeur agréablement dérouté.
Ce n’est pas tout. Les qualités de Moonwalk one proviennent aussi d’autres éléments, d’autres passages. Comme celui, juste après Stonehenge, qui nous entraîne dans la nuit américaine des néons, des bars, des fast-foods, des phares de voitures fonçant sur l’autoroute avec en fond sonore une chanson typique de l’époque dans laquelle se situe le film. Oser passer d’une séquence à une autre sans qu’elles n’aient entre elles aucun rapport évident est évidemment un gage d’originalité et de pertinence. L’utilisation d’un morceau pop de la fin des années 60 en accompagnement de cette scène est très intéressante car cela nous plonge dans une sorte de bain psychédélique qui n’est pas sans relation avec un trip interstellaire. Une autre forme de bande-son musicale est également entendue, instrumentale cette fois (et rappelant celle composée par Philipp Glass dix ans plus tard pour Koyaanisqatsi), qui sait elle aussi injecter des doses planantes dans notre cerveau.
Il n’est pas surprenant que la construction qu’a donné le réalisateur à son film soit alors pleine de surprises. Comme quand, par exemple, des extraits de vieux films de science-fiction réalisés dans les années 1930-40 dans les studios d’Hollywood apparaissent à l’image, renvoyant le spectateur à l’éternelle question : de quoi est donc faite cette boule ou ce croissant qui n’apparaît que lorsque le soleil va se coucher ? Ou quand des photos ou gravures de grands noms de la Science et de la Philosophie depuis l’Antiquité sont montées les unes à la suite des autres, selon la méthode du cut-up visuel, au moment où l’on nous présente les responsables en chef de la mission Appolo 11 – signifiant par là, que ceux à qui l’on doit la réalisation de cet exploit de 1969, font partie de la liste illustre des personnes qui ont tous fait avancer en leur temps les capacités technologiques de l’Homme. Ou quand, autre exemple, les scènes racontant les nombreux mois de préparation, de tests et d’essais du voyage des astronautes n’interviennent que bien après le récit en cours du voyage en question, suivant ainsi une chronologie non-logique qui déroute et poétise l’esprit de celui qui la suit depuis son fauteuil de cinéma. Ou encore quand de multiples archives montrant les actualités de l’époque surgissent, manifestations d’étudiants, rassemblement de Black Panthers, guerre du Vietnam, etc., amenant sur la table du film ce qu’étaient les conflits, les tensions sociales et les préoccupations du monde d’alors, nous permettant donc de prendre conscience que ce qu’agitait à cette date la Terre était dans un décalage étrange avec ce qui était en train de se passer dans la nuit permanente de l’Espace.
Theo Kamecke nous déroute constamment : il nous épate, oui. Les innombrables points de vue qu’il nous fait voir sur ce même événement contribuent aussi à renforcer notre adhésion. Il y a une voix-off, certes, colonne vertébrale – ou plutôt cérébrale – du positionnement du cinéaste, mais elle sait aussi laisser la place à un foisonnement de regards différents, tous braqués pourtant sur le même endroit : la Lune, où pour la première fois l’un de nos semblables va poser un pied. Il y a les membres de la classe moyenne américaine qui ont garé leur van à quelques kilomètres de Cap Carnaveral pour suivre le lancement de la fusée pour de vrai ; il y a des Very Important People que l’on a invités à regarder le spectacle de^puis les tribunes officielles au plus près du départ de l’engin ; il y a les correspondants étrangers qui racontent depuis le site de la NASA aux quelques 500 millions de téléspectateurs ou d’auditeurs devant leur poste ce qui est en train de se passer – et parmi ceux-ci, le cinéaste a la grande intelligence de nous en montrer un échantillon représentatif de sa grande diversité : japonais, indiens, parisiens, etc. – ; et il y a bien sûr les astronautes eux-mêmes dans leur capsule (et pas seulement Amstrong, se dira l’auteur de cet article, Collins et Aldrin aussi bien sûr), en échange constant avec les techniciens et ingénieurs restés en alerte sur le site de Houston. C’est comme un tourbillon, on ne sait jamais qui l’on va retrouver d’une scène à l’autre, où l’on va atterrir. C’est comme ce moment où le montage, virtuose, audacieux, à partir d’une aube qui est désignée comme étant celle d’un même jour, c’est à dire celle du 16 juillet 1969, nous fait passer de la Floride à Berlin, de l’Afrique à Venise. La narration est ainsi qu’elle s’autorise ce type de beaux zigzags.
Il y aurait encore beaucoup à dire pour donner un aperçu complet des nombreuses qualités de ce grand film. L’image, qui est sublime, bien sûr. Le choix de certains plans, à couper le souffle : la Terre vue par le hublot du vaisseau, les pétillements électriques du soleil, les galaxies lointaines dignes des rêves les plus sublimes, images aussi belles que celles s’arrêtant sur les yeux de certains spectateurs ébahis à l’écran. La scène spectaculaire du départ de la fusée, plein gaz, explosive, montée au ralenti et captée à l’aide de plusieurs caméras, sous des angles différents, pour bien nous faire voir le chaos et la furie maîtrisés qui sont à l’œuvre ici. L’unique incursion d’une interview, qui par sa singularité au sein d’un montage qui s’en était passé jusqu’à présent (et qui s’en repassera par la suite) lui donne une place à part dans notre réceptivité de spectateurs : celle des couturières de la NASA (de vieilles femmes aussi ordinaires que les membres d’un club de couture du fin fond du Midwest). Ou encore cette séquence, placée juste après le retour sur la terre ferme des héros de l’Amérique et de l’Espace, qui nous fait entendre en off un certain nombre d’anonymes critiquant la faramineuse dépense d’argent qu’a coûté ce tour de luxe alors que nous ne sommes pas capable de régler les problèmes de ce bas monde (pauvreté, guerre, etc.). Tellement de bonnes idées, de beaux plans et de mots judicieusement choisis que l’on ne peut pas tous les insérer dans cet article au risque d’assommer le lecteur.
Moonwalk one est un film de Cinéma d’une grande richesse que peu d’œuvres sur le même sujet sont en mesure d’égaler. Il est à la fois détaillé et lyrique, fluide et insaisissable, stylisé et pourtant très humain. Il a finalement l’audace de se hisser dans les hautes sphères du poème visuel (mais tout à fait compréhensible) afin d’égaler l’importance de ce qui fût pour l’Humanité ces premiers pas sur la Lune : la réalisation d’un ancestral rêve d’enfant. Et en plus de cela, il n’oublie pas d’être aussi un document (comme dans « document-aire ») sur le thème abordé et relaté puisqu’il permet à l’ignorant à la sortie du cinéma d’avoir enfin d’autres références que Tintin ou Ron Howard en la matière…
Benjamin Genissel
Plus loin…
Vous pourrez retrouver certaines photographies de l’auteur de cet article lors de cette exposition (dont le vernissage se tient ce vendredi 12 décembre à Paris) :