Cinq ans après « Le plein pays », Le Blog documentaire s’intéresse au nouveau film d’Antoine Boutet. « Sud Eau Nord Déplacer », ou la cartographie sensible d’un territoire sur lequel se joue le plus important projet de transfert d’eaux au monde. Entretien avec le cinéaste.

570710.jpg-r_160_240-b_1_D6D6D6-f_jpg-q_x-xxyxxLe Blog documentaire : En voyant le gigantisme de ce projet de détournement d’eau, j’ai pensé aux pyramides de Kheops, qui sont la preuve du génie humain et qui en même temps ont tué des milliers de personnes. Et je me suis demandé : les hommes sont-ils fous ou raisonnables ? Quel est votre avis concernant le projet chinois ?

Antoine Boutet : Ils sont ingénieurs ! En Chine, ça répond à un besoin qui existait déjà dans les années 50, c’est pour cela qu’ils aiment remonter à Mao qui était le premier à lancer l’idée du projet. Une part du pays manque d’eau et se désertifie ; il faut donc trouver des solutions. C’est une entreprise qui est dans la logique des grands projets chinois ou de l’ère soviétique. Ce qui pose problème, c’est de le faire dans le contexte d’aujourd’hui.

C’est donc une perspective purement pragmatique ? Ou y a-t-il aussi l’idée d’un lancé à la nature, avec l’idée que l’homme puisse la mettre à ses pieds ?

On retrouve depuis très longtemps dans la société chinoise un rapport très étroit entre les personnes qui gouvernent et la gestion des réseaux hydrauliques. Ce contrôle des réseaux, des fleuves et des flux pour éviter les inondations, est aussi une manière de contrôler la population. Et il y a aussi cette idée de marquer le territoire et de laisser une trace politique. Vous parliez des pyramides : on retrouve de cela aussi dans ce projet. Le gouvernement montre la puissance de son pouvoir par une réalisation de cette taille.

Le fait de montrer l’immensité des lieux et d’avoir l’impression que les hommes sont perdus dans ce gigantisme était une volonté de départ dans votre travail ?

Ca n’était pas spécialement programmé. Mais comme le film s’est avant tout basé sur un travail de terrain et sur les traces de ce chantier, je devais me situer en retrait par rapport à ce que je voyais pour les filmer. Je me suis rendu compte après, presque au montage, que les hommes étaient perdus dans ce décor, comme moi d’ailleurs. J’ai essayé de conserver, de manière très intuitive dans le film, la progression de ma propre découverte des gens. Je me suis rapproché d’eux au fur et à mesure.

C’était donc une intention pragmatique de votre part que de filmer ces traces en s’en éloignant pour finalement parvenir à les saisir ?

Tout à fait. Au départ, je n’avais que des informations succinctes sur ce chantier, des choses trouvées sur Internet… Il fallait aller voir ce qu’on voyait, où ça en était. J’ai travaillé avec un urbaniste français installé là-bas qui m’a assisté pour les repérages, ce qui me permettait d’avoir son regard à lui sur la manière dont il « lisait » le paysage. C’était important pour moi de partir de la matière plutôt que de rencontres qui étaient hypothétiques. Je savais qu’elles allaient arriver en passant du temps sur le terrain mais je ne voulais pas les provoquer.

Vous n’avez à aucun moment imaginé faire le film à travers les yeux de cet urbaniste ?

Non, l’idée a toujours été de faire un film de paysage et de raconter cette histoire à travers la transformation d’un lieu due à un projet politique.

Comment se sont déroulées concrètement vos conditions de tournage ? Vous avez demandé des autorisations ? Ou vous avez en quelque sorte passé du temps autour des chantiers de manière informelle, jusqu’à vous faire accepter ?

C’est exactement ça. Il n’y avait rien d’officiel dans ma démarche. A partir du moment où les endroits étaient répertoriés, l’idée était de passer du temps sur place et de voir ce qui se passait à la marge du chantier : comment les gens habitaient autour, comment l’eau apparaissait… Je ne voulais pas me cantonner à ce sujet hydraulique qui est la ligne conductrice pour parler, à travers elle, de la Chine d’aujourd’hui. Et je souhaitais aussi que cela ne soit pas un sujet typiquement chinois. D’une certaine manière, si ça nous touche, c’est parce qu’on sent que ce type de projets, dans des dimensions différentes, se retrouvent ailleurs dans le monde.

big_PRESSE_04Il y a un moment intéressant où vous filmez deux ouvriers qui discutent devant votre caméra de ce que vous avez le droit de filmer ou non. On a l’impression que le statut de l’image du point de vue personnel n’est pas une question pour eux, que le fait de filmer n’est qu’une question de droit et d’autorisation…

Les moments comme ceux que vous citez sont anecdotiques et, en même temps, disent beaucoup de choses sur ma place dans ce projet. Ce qui était clair, c’est que j’étais un étranger sur place. Filmer la Chine me posait des questions : qu’est-ce que moi, étranger, je vais faire en Chine, et comment je me situe par rapport au fait de vouloir filmer ces gens-là ? A partir du moment où ils me voient, une distance se crée, du fait de la caméra bien sûr, mais aussi du fait de mon statut d’étranger. Ce n’était jamais une caméra cachée, mais une fois qu’elle était posée, il se passait un certain temps avant que les gens viennent communiquer avec elle, ou au contraire l’oublient.

Est-ce votre statut d’étranger qui change les choses, ou la perception du fait d’être filmé, qui ne serait pas la même ici que là-bas ?

Disons que la relation est beaucoup plus directe. Il n’y a pas d’appréhension par rapport à l’image, comme ce serait le cas en France. Et il y a aussi une curiosité de leur part, en partie portée sur le fait que ce sont des étrangers qui les filment. Ils se disent : « ça doit être des journalistes ». Et on leur fait comprendre qu’on fait autre chose. Mais il reste toujours un fossé entre eux et moi. Et c’était d’ailleurs important de montrer que je ne maîtrise pas tout, que je ne fais pas un travail d’explication journalistique. Ce travail d’approche a demandé du temps, il fallait en quelque sorte s’apprivoiser. C’est le nageur par exemple [NDLR : l’un des personnages filmés d’abord de loin, sans interaction entre le filmeur et lui] qui nous invite à nous rapprocher pour discuter.

Quand on ne connaît pas bien la Chine comme moi, on est surpris par la liberté de ton qu’emploient les personnages dans votre film. Est-ce une vision déformée due à la méconnaissance ?

Les gens parlent beaucoup en Chine. Les paysans révoltés que je filme, ce sont des situations qu’on retrouve quotidiennement dans beaucoup d’endroits, essentiellement à cause des problèmes de corruption. Les personnes qui interviennent dans le film, qui sont des penseurs décrivant leur vision de ce type de projets, sont des gens qui sont entendus en Chine. Quand ils publient quelque chose, leurs textes sont lus. Ils ont cette habitude-là, d’être des personnages publics, et savent très bien ce que ça implique de parler, dans un blog ou à une caméra. Ils sont régulièrement surveillés et ont des problèmes, mais ils prennent cette liberté d’une manière tout à fait naturelle. C’est en quelques sortes un devoir pour eux, une occasion de plus de porter un message. Ils ont, comme n’importe qui, ce besoin de transmettre.

big_PRESSE_01Vous avez parlé avec eux de ces potentiels problèmes auxquels ils pourraient être confrontés en s’exprimant dans votre film ?

Bien sûr et ils savent très bien ce que cela implique. L’un d’eux m’a dit : « à partir du moment où je vous le dis, vous en faites ce que vous voulez ». Je lui ai proposé de visionner ce que j’avais conservé, mais il ne voulait pas. Ils sont régulièrement sollicités par des associations ou par la presse étrangère si bien qu’ils savent que chacune de leurs paroles peut avoir des conséquences sur eux, mais aussi une portée sur les autres. Pour eux, c’est un équilibre à trouver mais qui traduit cette liberté de ton assez étonnante qu’on entend dans le film.

Il y a une séquence vers la fin du film où un homme parle de manière optimiste, et sa parole se libère peu à peu sur le réseau social chinois Weibo. Vous partagez cet optimisme ?

Ce serait compliqué d’émettre une opinion car je ne vis pas en Chine. Je trouve intéressant qu’il expose quasiment une méthode sur la manière dont les internautes peuvent parler sur Internet et avoir cet échange qui n’est pas possible avec le gouvernement. Ce n’est pas tant une opposition que la possibilité de se prendre en main dans la société civile, et ainsi ne pas tout attendre du pouvoir politique. Je trouvais une petite note d’espoir dans sa manière de sillonner le territoire pour évoquer des choses dont personne ne parle. Et en même temps, cette prise de parole sur les réseaux sociaux est de plus en plus surveillée. Il y a un choix de mots qui est important : qu’est-ce qu’on peut dire aujourd’hui, qu’est-ce qu’on pourra dire demain ? Tout cela évolue par petites touches.

Dernière question, qui pourrait aussi être la première : quel est votre rapport à la Chine ? Pourquoi avoir fait ce film-là et pas un autre ?

Je me suis toujours intéressé à la question des paysages politiques, et à ces moments où la décision a été prise de réaliser un grand projet mais que le chantier n’est pas totalement terminé. Comment les choses se font, est-ce que ce type de projet est imposé ou est-ce qu’il se fait dans la concertation ? Travailler en Chine sur ces questions-là donne la possibilité de voir tout cela à une échelle grandiose : ce sont toujours « les plus grands » projets, comme le barrage des Trois Gorges sur lequel j’ai travaillé précédemment. Ce n’est pas pour faire du sensationnel : soudainement, on travaille sur quelque chose qui est visible et dont les conséquences sont nombreuses. Se lancer dans un projet comme ça pour un réalisateur, c’est génial parce qu’on se retrouve dans des endroits où, d’ordinaire, on n’irait jamais. Et bien sûr, ça m’apprend des choses. Je ne suis absolument pas spécialiste de l’eau, mais je m’y suis intéressé pour avoir du répondant et être compétent par rapport aux personnes – parfois des experts – qui vont regarder le film. Il ne s’agit pas de le faire à la légère.

Propos recueillis par Nicolas Bole

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– « Dits et écrits d’un cinéaste chinois », par Jia Zhang-ke

Notre dossier consacré à Wang Bing

voir ce film ?

Les séances régulières du 4 au 10 février

Paris, Espace Saint-Michel (75005) : séances quotidiennes à 12h45 / 16h00 / 19h45 / 21h40
Paris, MK2 Beaubourg (75003): séances quotidiennes à 09h05
Paris, Cinéma L’Archipel (75010) : jeudi à 16h / vendredi, samedi à 17h /  dimanche à 15h30 / lundi à 17h30 / mardi à 17h
Bordeaux, Cinéma Utopia (33) : mercredi à 17h40 / jeudi à 19h40 / samedi à 11h / dimanche à 13h40 / lundi à 17h20
Caen, Cinéma Le Lux (14) : jeudi à 19h30 / lundi à 13h50 / mardi à 11h30
Montgeron, Cinéma Le Cyrano (91) : mercredi à 21h / vendredi à 18h / samedi à 17h / dimanche 15h30
Montreuil, Cinéma Le Méliès (93) : mercredi à 20h30 / vendredi à 14h / samedi à 18h40 / mardi à 20h30
Pessac, Cinéma Le Jean Eustache (33) : vendredi à 20h / dimanche à 18h20 / samedi à 18h40 / mardi à 12h15
Saint-Ouen, Espace 1789 (93) : mardi à 18h15

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Les projections débats

Mercredi 4 février à 20h30 CADILLAC, Cinéma Lux : projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet, en partenariat avec ECLA Aquitaine.

Jeudi 5 février à 20h PARIS, Espace Saint-Michel : projection suivie d’un débat avec Marie Holzman (universitaire et sinologue, spécialiste de la chine contemporaine)

Vendredi 6 février à 20h PESSAC, Cinéma Jean Eustache :  projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet, en partenariat avec ECLA Aquitaine.

Samedi 7 février à 17h30 MANOSQUE, Théâtre Jean Le Bleu : projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet, dans le cadre des Rencontres Cinéma de Manosque

Dimanche 8 février à 15h30, MONTGERON, Cinéma Le Cyrano : projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet, dans le cadre du Festival du Film d’Environnement

Dimanche 8 février à 20h PARIS, Espace Saint-Michel, projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet

Lundi 9 février à 19h45 PARIS, Cinéma des Cinéastes : projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet, dans le cadre du Festival du Film d’Environnement

Mardi 10 février à 19h45 PARIS, Espace Saint-Michel : projection suivie d’un débat avec Alain Lamballe (Général Cr, membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer)

Mardi 10 février à 20h30 à MONTREUIL, Cinéma Le Méliès : projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet

Mercredi 11 février à 20h30 à SAINTE TULLE, Cinéma Le Cinématographe : projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet, en partenariat avec Cinémas du Sud

Jeudi 12 février à 20h à MARTIGUES, Cinéma Jean Renoir :  projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet, en partenariat avec Cinémas du Sud.

Vendredi 13 février à 18h POITIERS, Cinéma Le Dietrich :  projection suivie d’un débat dans le cadre du festival Filmer Le Travail

Dimanche 15 février à 18h UZES, Cinéma Le Capitole :  projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet et Julie Paratian (productrice du film)

Lundi 16 février à 20h à AIX EN PROVENCE, Cinéma Le Mazarin : , projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet et Philippe Jonathan (architecte, spécialiste de la Chine), en partenariat avec Image de Ville

Mardi 17 février à 19h45 à TOULON, Cinéma Le Royal :  projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet en partenariat avec Cinémas du Sud

Mercredi 18 février à 20h30 SALIES DE BEARN, Cinéma Le Saleys : , projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet en partenariat avec ECLA Aquitaine

Jeudi 19 février à 20h30 à BAYONNE, Cinéma L’Atalante : , projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet, en partenariat avec ECLA Aquitaine

Dimanche 1er mars à 16h à SAINT-GRATIEN, Cinéma Les Toiles : projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet

Lundi 2 mars en soirée FONTENAY-SOUS-BOIS, Cinéma Le Kosmos : projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet et Martine Bulard, en partenariat avec Les Amis du Monde Diplomatique 94

Mercredi 4 mars en soirée à SAINT-DENIS, Cinéma L’Ecran : projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet

Jeudi 5 mars à 20h30 LA REOLE, Cinéma Rex : projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet, en partenariat avec ECLA Aquitaine

Jeudi 5 mars en soirée GUICHEN, Cinéma Le Bretagne : projection dans le cadre de la Semaine du Cinéma chinois en partenariat avec l’Institut Confucius et Cinémas 35

Vendredi 6 mars à 20h30, MARMANDE, Cinéma Le Plaza : projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet, en partenariat avec ECLA Aquitaine

Vendredi 6 mars en soirée, CHATILLON EN VENDELAIS, Cinéma Le Vendelais : projection dans le cadre de la Semaine du Cinéma chinois en partenariat avec l’Institut Confucius et Cinémas 35

Samedi 7 mars à 20h15 PAU, Cinéma Le Méliès : projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet, en partenariat avec ECLA Aquitaine

Mercredi 11 mars à 20h45, SAINTE-LIVRADE-SUR-LOT, Cinéma L’Utopie : projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet, en partenariat avec ECLA Aquitaine – précédé à 18h30 du Plein Pays du même réalisateur

Jeudi 12 mars à 20h30 MONSEMPRON-LIBROS, Cinéma Liberty : projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet, en partenariat avec ECLA Aquitaine – précédé à 19h00 du Plein Pays du même réalisateur

Vendredi 13 mars en soirée, AGEN, Cinéma Les Montreurs d’images : projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet, Philippe Quaillet et Philippe Stellati, en partenariat avec la Ligue de l’Enseignement 47, dans le cadre du festival Paysans au cinéma.

Samedi 14 mars à 21h RIEUPEYROUX, Cinéma de Rieupeyroux : , projection suivie d’un débat avec Antoine Boutet, dans le cadre des Rencontres à la Campagne

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