Retour du partenariat entre Le Blog documentaire et le Master 2 Pro DEMC à l’occasion du FIPA 2015. Pour la troisième année consécutive, les étudiants de cette formation ont été chargés d’écrire des articles pendant leur séjour à Biarritz. Les plus pertinents et les plus percutants sont publiés ici. Premier exemple avec Sabrina Tenfiche, qui est allée confronter ses a priori à la section « interactive » du festival… Instructif.
En quoi le « SMART » Fip@ est-il intelligent ?
Smart City, Smart Phone, Smart Book, Smart TV… La déclinaison de concepts futuristes autour du préfixe « Smart » n’en finit pas de m’irriter. Ce préfixe véhicule l’idée d’une nouvelle génération, un design tellement novateur qu’il marque une rupture avec le passé. L’adjectif anglais « smart », qui signifie à la base : intelligent, futé, astucieux ou élégant, est devenu synonyme de nouvelles technologies et de nouvelles pratiques. Connectivité, interactivité, utilisation intuitive et ludique, partage, sont les nouvelles vertus de la modernité. Nostalgique du baladeur et du Polaroïd, je regarde ces Smart-choses envahir peu à peu notre monde avec suspicion.
Arrivée en retard à une projection faisant salle comble, je décide de jeter un œil sceptique sur une des présentations du SMART Fip@. A peine installée, me voilà réconfortée dans l’idée que « c’était mieux avant ». Un cadre dynamique de chez Orange présente diverses applications permettant de conserver l’attention du spectateur en proie au virus du « Second Screen ». C’est-à-dire la fâcheuse tendance qu’ont les téléspectateurs à surfer sur leurs tablettes ou leur smartphones tout en regardant la télé. Parmi ces applications, l’une d’elles, développée à titre expérimental par Orange pour France Télévisions, permet aux fans de Plus Belle la Vie d’acheter en ligne et en direct des vêtements portés par des personnages de la série. Cette application est dérangeante. Dans la publicité traditionnelle, le spectateur est un potentiel consommateur ; avec cette application, le spectateur devient simultanément spectateur et consommateur. Plus dérangeant encore : cette application ne modifie-t-elle pas le statut de la série ? S’agit-il toujours d’un produit culturel ou est-ce un support de publicité ? Peut-on imaginer, par exemple, que dans quelques années, il n’y ait plus (du tout) de personnages gros dans une série parce que ceux-ci ne seraient pas de bons supports pour vendre des vêtements ? Cette application et toute la collaboration de France Télévision avec Orange est un exemple de la guerre économique que mène l’industrie audiovisuelle pour dompter Internet. Comment faire pour que le web soit un allié et non un ennemi ?
Au SMART Fip@, la sélection de programmes est extrêmement diverse, même si leur intérêt est très inégal : jeux vidéo en ligne, applications à but humanitaire, jeux et séries transmédia, applications commerciales, webdocumentaires, etc. Parmi cette sélection, Anarchy, un jeu de rôles basé sur l’écriture produit par France 4, m’a convaincue de la possibilité d’utiliser les nouvelles technologies dans un réel but de création. Il s’agit d’une expérience web et audiovisuelle véritablement inédite, à la fois participative et transmédia. Anarchy raconte l’histoire d’une France contrainte de sortir de la zone euro, sombrant dans le déclin économique et plongeant peu à peu dans le chaos.
Durant cinquante jours, les participants se créent des personnages et écrivent l’histoire collectivement. Des médias partenaires (France Culture ou Le Monde) publient de fausses news, destinées au jeu. Une série est diffusée en parallèle sur France 4. Le scénario est écrit quasiment simultanément au jeu. Chaque semaine, les auteurs de la série puisent dans les textes publiés sur le site d’Anarchy non seulement les histoires mais aussi les personnages de la série. L’expérience Anarchy est une réussite car elle propose de participer collectivement à imaginer plus qu’une histoire : un univers. Les rôles des auteurs et des participants sont chamboulés. Les histoires inventées par les joueurs forcent les auteurs à réagir tout au long du jeu. De plus, le thème même du déclin économique montre qu’il est possible d’utiliser le jeu comme un support pour réfléchir et inventer.
Dans un tout autre registre, Robert Pratten, réalisateur britannique et consultant en technologie transmédia, donne sa vision du transmédia à partir d’un exemple intéressant. Six mois avant la sortie du film hollywoodien Prometheus, réalisé par Ridley Scott, la production met gratuitement en ligne une vidéo dite « virale ». Cette séquence de trois minutes est une fausse conférence TED de 2023, dans laquelle Peter Wayland, un personnage du film, présente un robot (également personnage du film). Bien plus puissante qu’une bande annonce, cette vidéo permet de mettre le public en haleine tout en délivrant des clefs de compréhension supplémentaires du film. Ainsi, d’un point de vue économique, la bonne stratégie transmédia, selon Pratten, consiste à offrir plus de contenus aux spectateurs en déployant un univers imaginaire à travers différents médias (combinant les supports payants et gratuits), et non pas à adapter un même contenu sur différents supports. La multiplicité des supports offrirait ainsi un grand réservoir de création.
Les nouvelles technologies ont indéniablement ouvert des champs inconnus pour la création et pour l’économie de l’industrie audiovisuelle et du cinéma. La recherche de nouvelles formes et de pratiques nouvelles constitue une lame de fond qui va bouleverser le monde du divertissement et des médias. Mais dans le déchainement de nouvelles formes présentées au SMART Fip@, la question du sens finit par revenir comme un boomerang.
A la fin de sa présentation intitulée « auteur vs. spectateur », Romain Bonnin, scénariste et game designer, est pris à partie de façon très agressive par une personne du public : « Votre petit jeu à deux balles est une démonstration de force ». Le débat s’articule autour d’un implacable aphorisme : « On ne peut pas détacher la forme du fond ». L’homme tout encoléré reproche à Bonnin d’avoir expliqué une heure durant comment rendre un récit interactif sans jamais avoir abordé le pourquoi. Ce faisant, il a soulevé une question essentielle qui plane comme une ombre sur l’ensemble du SMART Fip@: la question du sens. Que signifie l’interactivité ? En quoi est-elle une vertu qui devrait prévaloir absolument sur le récit singulier d’un auteur ? Quel est le sens artistique et politique de ces nouvelles formes de programmes audiovisuels ?
En faisant participer les spectateurs à de tels programmes, on pourrait espérer augmenter leur pouvoir d’action citoyenne, contribuer à plus d’éthique ou de profondeur dans les propositions ou innover dans les univers imaginaires (peut-être voir moins de personnages de flics sur France Télévisions…). Pourtant l’interactivité à tout crin me rappelle parfois le petit cadeau en plastique dans les boîtes de lessives Bonux de mon enfance, un petit truc en plus qui donne envie d’acheter le produit…
Sabrina Tenfiche
Intéressante tribune, mais qui donne l’impression d’une incompréhension ou d’un malentendu. Votre conclusion, notamment, « Que signifie l’interactivité ? En quoi est-elle une vertu qui devrait prévaloir absolument sur le récit singulier d’un auteur ? », me laisse perplexe. Elle semble suggérer que les deux, interactivité et récit d’auteur, ne sont pas compatibles. Or, il y a désormais moult auteurs d’œuvres interactives qui n’ont de cesse de prouver le contraire. Peut-être devriez-vous vous essayer aux travaux de Simogo (http://simogo.com), de Cardboard Computer (http://cardboardcomputer.com) ou encore de Vincent Morrisset (http://www.vincentmorisset.com) pour vous en convaincre ? J’aimerais savoir si vous percevez le récit d’auteur dans Jeu d’influences (http://jeu-d-influences.france5.fr), une oeuvre à laquelle j’ai participé, et qui a en la personne de Julien Goetz un auteur très clairement identifié ?
A la question « Que signifie l’interactivité ? », je répondrais : elle signifie que l’auteur préfère être dans le registre de la discussion avec le public, plutôt que dans celui du discours. Les médias linéaires sont conçus avec un début, un milieu et une fin. C’est ce qui fait leur force, notamment en permettant à l’auteur de maîtriser complètement l’arc dramatique de son oeuvre. Les médias non linéaires n’ont pas cette force, mais ils en ont une autre : celle d’interpeller sans cesse l’utilisateur, de l’associer au développement du propos, de jouer avec lui, parfois pour s’en moquer, parfois pour l’éveiller, parfois pour le valoriser d’autres fois encore pour l’interpeller avec plus d’intensité que jamais.
C’est peut-être ici un élément de réponse à votre question initiale, « En quoi le smart FIPA est-il intelligent ? » Certes, ce nom est très mal choisi, puisqu’il laisse entendre que l' »autre » FIPA, celui dédié aux programmes audiovisuels non-interactifs, serait « dumb », ce qu’il n’est évidemment pas. Mais le « FIPA interactif » a ceci d’intelligent que les œuvres qui y sont présentées, quand elles sont de bonne qualité, passent avec l’utilisateur un contrat d’enrichissement mutuel par l’échange. Ces œuvres donnent à leurs utilisateur le pouvoir de créer, par l’interaction avec elles, des espaces nouveaux, à mi-chemin entre le récit de l’auteur et leur sensibilité propre. Des espaces préhensibles, interrogeables, manipulables. C’est indéniablement une nouvelle façon d’amener à comprendre les choses et les faits et de stimuler la conceptualisation.
Bonjour Florent, je vous remercie pour votre commentaire critique. Je vous rejoins sur le fait qu’opposer interactivité et récit d’auteur n’est pas pertinent. C’est pourquoi j’ai donné l’exemple d’ « Anarchy » qui illustre parfaitement le dialogue entre public et auteur(s) dont vous parlez. Et c’est faute de place que je n’ai pas mentionné « Jeu d’influences » qui était également présenté au SMART Fipa. Je souhaitais poser la question du sens de l’interactivité sans arrière-pensée car compte-tenu des nouveaux champs qu’elle ouvre, comme vous l’avez souligné, il est urgent de « philosopher » sur les nouvelles écritures et les nouvelles pratiques du public.
Pas de souci, Sabrina ! C’est ce que j’essayais justement de faire par ma modeste contribution au débat ! 🙂
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