Les festivals se sont à nouveau confinés cet automne, comme au printemps dernier pendant lequel la 51ème édition de Visions du Réel a bien eu lieu du 17 avril au 2 mai 2020, mais pas au bord du Lac Léman…
Pris dans la crise sanitaire et dans l’impossibilité de se tenir physiquement, le festival helvétique basé à Nyon s’est réinventé en ligne, diffusant sur Internet presque l’intégralité de ses 167 films sélectionnés. Son équipe en parle comme d’une réussite, comptabilisant 60.500 visionnages en ligne.
Ainsi, la spectatrice ou le spectateur confiné•e, ayant généralement comme horizon le plus lointain sa boulangerie ou plus rarement son lieu de travail, pouvait s’installer devant son écran d’ordinateur et recevoir des images et sons du monde entier. Cette étrange expérience de lucarne était renforcée par la richesse des regards offerts par les 10 sélections (6 compétitions, une sélection non compétitive et 3 ateliers), dont la profusion ne permettait bien sûr qu’un parcours parcellaire. Des regards donnant l’impression d’être moins focalisés sur le « je », l’intimité de la filmeuse ou du filmeur que privilégient d’autres festivals de films documentaires au risque de finir par restreindre le champ de vision. Dans ce Nyon virtuel s’exprimait donc une pluralité de formes, de narrations, de styles.
Parfois au sein d’un même film, comme dans Wake up on Mars, de Dea Gjinovci (compétition nationale). Dans celui-ci, également présent à Tribeca (New-York) et primé à Biografilm (Bologne), la réalisatrice suit une famille kosovare tentant de trouver en Suède un refuge loin des violences de son ancien foyer. Mais deux rejets successifs de demande d’asile ont provoqué un « syndrome de résignation » chez les deux filles aînées, les plongeant dans un coma dont elles ne semblent pouvoir sortir, malgré l’attention de leur famille et les soins médicaux.
Un dispositif de cinéma direct montre le quotidien de la famille, sa recherche de tendresse en son sein et son acharnement pour voir aboutir enfin sa demande d’asile. Tandis que des séquences plus oniriques, assemblant très beaux plans, musique et paroles souvent off, esquissent un portrait du benjamin de la famille, qui s’évade dans la construction d’une fusée destinée à l’emmener sur Mars, donnant lieu à une séquence magnifique en clôture du film.
D’autres œuvres prennent la forme plus classique du documentaire d’observation, comme le très fort Kombinat de Gabriel Tejedor (dont nous parlerons très vite à l’occasion de sa projection au Festival Jean Rouch), mais avec une finesse et une épure formelles qui permettent aux personnages d’exister pleinement, et au spectateur de s’immerger dans une vraie expérience de cinéma.
Il est donc un peu surprenant de découvrir parmi le palmarès de « Visions du Réel » des films avec assez peu d’audace esthétique ou politique et qui semblent, en comparaison avec le reste de la sélection, un peu convenus, moins aventureux, plus consensuels ou dans la séduction…
C’est par exemple l’impression laissée par le vainqueur de la compétition internationale « Longs-métrages », Punta Sacra de Francesca Mazzoleni. Le début du film nous happe pourtant par sa beauté : une bande de terre sablonneuse isolée entre ciel et mer est peinte avec des palettes de bleu et de gris, parfois d’ocre. Les personnages se fondent dans ces monochromes comme pour signifier à l’image leur appartenance et leur attachement à ce lieu dont on veut les extraire.
Car ils sont menacés d’expulsion de ce quartier insalubre d’Ostie, en banlieue de Rome, surnommé « Punta Sacra » (« Pointe Sacrée »), régulièrement envahi par les eaux et grignoté par des projets immobiliers et un port de plaisance. Certains habitants sont arrivés il y a une quarantaine d’années et ont construit eux-mêmes leurs maisons, d’autres y sont nés, d’autres encore se sont installés plus récemment dans ce qu’ils ont d’abord pris pour un paradis, avant d’en découvrir les difficultés. De moins en moins nombreux à rester et résister, tous semblent constituer une communauté soudée, aux origines et visions différentes mais qui se rassemble pour des fêtes et manifestations. Et les portes des maisons paraissent toujours ouvertes au passage des voisins, une simple coupe de cheveux pouvant être prétexte à réunir une dizaine de personnes dans la même pièce.
Malheureusement, le film flirte dangereusement avec une esthétique de pub de luxe : à ces plans magnifiques souvent tournés dans la lumière dorée du soir s’ajoutent trop fréquemment des plans de drone, un chapitrage qui s’avère artificiel pour la scansion du récit, et une musique très présente dont les notes de claviers surchargés de reverb viennent tirer et caricaturer l’émotion du spectateur, pour l’emmener vers le bon sentiment et le mièvre, comme dans la reality TV. Cette musique sert aussi à soutenir le montage de moments juxtaposés et clippés, des instants de vie sans beaucoup d’intérêt.
Cette esthétique se calme heureusement dans le corps du film, et on assiste alors à des séquences passionnantes dans lesquelles la parole est captée en longueur et dans les conflits. Entre générations de femmes on y débat de ses positions politiques, de Pasolini assassiné non loin d’ici, du communisme et de ses valeurs, du fascisme qui n’est plus un repoussoir pour toutes. Les jeunes générations parlent aussi de leur devenir ici ou ailleurs, de leurs racines et ambitions. Ces scènes de vie et de parole en groupe montrent la force de la communauté et en même temps ce qui la tiraille, pourrait la briser.
Dommage que vers sa fin le film retombe dans ses travers formels et laisse tant de personnages et de thèmes seulement effleurés. Ainsi on ne sait pas bien qui sont ceux qui menacent le mode de vie des habitants, quelles forces sont en jeu. Leur lutte en paraît un peu déréalisée, recouverte d’une sorte de fatalisme flou. On se demande aussi quels sont les échanges avec l’extérieur, comment Punta Sacra et ses habitants sont perçus dans le reste de la ville ; des questions que pose la marginalité (distanciation sociale, exil, oubli, mépris…) et qui semblaient davantage abordées dans un film comme Below Sea Level de Gianfranco Rosi.
Mais le palmarès comporte aussi des films plus singuliers comme Pyrale, de Roxanne Gaucherand, prix du jury de la compétition « Burning Lights », qui se démarque d’abord par sa très belle image 4/3, ses couleurs hypnotiques et ses lumières entre chien et loup qui font écho au film lui-même, celui-ci navigant entre documentaire et fiction.
Comme dans les meilleurs films d’épouvante, des dérèglements menaçants dans l’environnement — la pyrale du buis, insecte importé d’Asie qui ravage la végétation de Provence — font écho aux troubles violents des personnages — deux amies d’enfance dont les sentiments se transforment. Aucune recherche d’un spectaculaire facile dans le film, mais un sentiment diffus de menace qui semble rôder dans la nuit et s’exprime jusque dans une musique synthétique, ce qui n’est pas sans nous rappeler les angoisses du cinéma de John Carpenter.
Si c’est l’image qui nous capte en premier lieu dans Pyrale, c’est le son qui nous submerge grâce à un magnifique travail où prise de sons directs, bruitages et musique se mêlent en une texture presque palpable, et contribuent fortement à l’hypnose qu’exerce le film. Réussite due aussi au montage, qui parvient de façon remarquable à faire se tenir ensemble différents genres de récits et d’images : documentaire et fiction, dialogues et voix-off narrative, 4/3 d’un cinéma classique et format « portrait » d’un smartphone… Il arrive surtout à combiner ces approches formelles pour donner au film une consistance et un mouvement homogènes.
La tonalité toujours particulière que donne le jeu d’actrices et acteurs non professionnel•les pourra gêner, on se trouve néanmoins devant un film étonnant de cohérence et de maîtrise, surtout de la part d’une réalisatrice et d’une équipe qui ont l’air plutôt jeunes, et dont on attend avec curiosité les prochaines œuvres.
La section « Burning Lights » présentait également Na China, de Marie Voignier. Il était d’ailleurs un peu étonnant de trouver un tel film dans une section dédiée aux expérimentations narratives et formelles. Car la facture de Na China est plutôt sobre, presque conventionnelle : cinéma direct, interviews, scènes de dialogues visiblement mises en scènes, champ-contrechamp, rien ne sort apparemment du cadre du documentaire actuel. La présence du film dans une sélection à vocation expérimentale tient probablement à sa réalisatrice, cinéaste issue des Beaux-Arts et nommée au Prix Marcel-Duchamp en 2018, dont les films documentaires s’inscrivent dans une œuvre plastique d’abord destinée à des musées ou galeries. Na China est ainsi né à la suite d’un appel du Times Museum de Guangzhou.
Le spectateur ressent rapidement un vertige, une sidération, comme un voyageur débarquant dans un pays étranger aux codes inconnus et illisibles : une Chine où des femmes africaines font du business en mandarin, igbo, anglais, français… Où on se demande constamment, devant les séquences comme devant les marchandises qui remplissent le cadre : qu’est-ce qui est vrai ? Où est l’original, où est la copie ? Qui est légitime, qui est à sa place ?
Vertige aussi devant l’amoncellement de marchandises : montagnes de sacs, de t-shirts, de tongs, sur lesquels on marche pour bourrer les cartons, ou que des machines tassent sans ménagement pour remplir les camions. On peut être pris de nausée et d’un sentiment d’absurdité devant ces produits qui inondent les boutiques et les hangars, ou en regardant cette jeune blogueuse faire un live stream sur smartphone pour vendre des robes qu’elle essaye tout en répondant aux questions des internautes, les abreuvant d’un flot ininterrompu de parole, au beau milieu des portants à vêtements d’une boutique exigüe.
Mais Na China ne se focalise pas sur la seule marchandise et regarde la mondialisation comme un système impliquant les humains, régulant leur valeur, leur circulation. Ainsi une fabricante chinoise de Guangzhou apprend à une commerçante camerounaise stupéfaite que toute leur production textile a été délocalisée au Bangladesh, le travailleur chinois étant bien trop cher à présent.
On perçoit également que cette présence de commerçantes africaines a d’abord été tolérée, acceptée à la marge ; à présent les autorités chinoises préfèrent qu’elles ne soient que des intermédiaires, des revendeurs, voire qu’elles laissent la place dans leurs propres pays à des commerçants chinois, qui se chargeraient intégralement des échanges. Obtenir un visa et des papiers pour établir légalement son commerce devient donc plus difficile, et on comprend que la libre circulation des biens et surtout des personnes n’est jamais acquise.
Davos, de Daniel Hoesl et Julia Niemann, se penche également sur la mondialisation mais cette fois-ci en concentrant ses regards sur le village suisse où se tient le Forum Économique Mondial (ou WEF, World Economic Forum).
Ce film autrichien de la compétition internationale Longs-métrages se présente comme un documentaire d’observation ambitieux : durée de presque 100 minutes, tournage sur 17 mois, et une forme classique et maîtrisée (beaucoup de plans sur pied, longs plans, facture irréprochable), avec une impression de mise à distance et de froideur, comme pour ne pas imposer d’affects au spectateur mais lui soumettre une observation clinique.
Les angles sont multiples, chaque séquence est une voie d’approche et de très nombreux personnages, souvent récurrents, portent à l’écran leur rapport à ce territoire, ce qu’ils y font au quotidien et comment ils en tirent profit. On peut distinguer ceux dont l’activité à Davos est étroitement liée au Forum (directeur d’hôtel, journalistes locaux désœuvrés le reste de l’année, parlementaires suisses et internationaux, altermondialistes) ; et les autres (paysans, travailleurs portugais, réfugiés afghans et travailleurs sociaux), qui existent davantage dans le documentaire quand les pavillons du Forum sont démontés et leur laissent plus de place.
Le film nous fait bien entendre comment la langue est un marqueur social, d’appartenance à tel groupe ou telle classe, en particulier selon l’utilisation du suisse allemand local ou du Hochdeutsch (« haut allemand »), l’allemand standard. Ainsi un journaliste économique et un responsable du Forum vont d’abord avoir une conversation informelle en suisse allemand, signe de leur appartenance commune à la Suisse alémanique et d’une certaine connivence, puis faire leur interview en allemand, langue plus convenable pour traiter d’affaires sérieuses.
Le suisse allemand est surtout utilisé par les personnages locaux : paysans, travailleurs sociaux, gauchistes… Mais quand il s’agit, à une réunion municipale, de convaincre les habitants de Davos de continuer à accueillir et payer les frais de sécurité du Forum pour les prochaines années, le représentant du WEF se met lui aussi à parler le Schwyzerdütsch avec un accent à couper au couteau, manière de dire à son auditoire qu’il est un des leurs.
L’anglais est évidemment la langue de l’élite, parlée avec de multiples accents. Ceux qui en ont la plus grande maîtrise et les accents les plus standards, comme les parlementaires britanniques ou la déléguée états-unienne, semblent renforcés dans leur légitimité, et produisent également les discours les plus normés sur la marche du monde. Enfin, pachtoune et portugais sont les langues de ceux tout en bas de l’échelle sociale du village.
Sans voix-off ni interview de personnages, le film produit néanmoins un discours et interpelle le spectateur en faisant se rencontrer les situations, les personnages et les signes, comme ces pavillons préfabriqués « Facebook » et « Russia » qui se côtoient dans leur laideur kitsch au sein du village. Il cherche à voir ce qui se cache concrètement derrière le « Davos Geist », cet « esprit de Davos » vanté par les participants du Forum. Est-ce vraiment « a place for dialogue », slogan répété, alors que tous les intervenants disent tenir pour acquis et indépassable la trinité « croissance, travail et marché libre » ? Peut-on faire beaucoup plus obscène qu’organiser pour ces world leaders un jeu de rôle « A day in the life of a refugee », pendant lequel ils subissent brimades et hurlements, puis un discours moralisateur pour leur tirer une larme, avant qu’on leur rappelle finalement de ne pas oublier de récupérer leurs bijoux et montres de luxes laissés à l’entrée ?
Un peu à l’écart du Forum, le monde paysan semble subsister, inchangé, avec ses foires aux bestiaux, ses compétitions de lutte traditionnelle, les rythmes saisonniers… Mais il n’est pas à l’écart du capitalisme, et au sein de la famille d’agriculteurs on parle de la valeur de la production, de l’impossibilité de gagner sa vie aujourd’hui avec l’élevage… si bien qu’aucun enfant ne veut reprendre la ferme et que les vaches finiront toutes par être vendues. Le film commençait sur une mise à bas difficile et la mort d’un veau à peine né, drôle de présage pour la suite du récit et l’avenir du monde tel qu’on le conçoit à Davos.
Virgile Guilhard
Palmarès Visions du Réel 2020
Compétition Internationale Longs Métrages
Sesterce d’or la Mobilière : Punta Sacra de Francesca Mazzoleni (Italie)
Prix du Jury Région de Nyon : Anerca, Breath of Life de Markku Lehmuskallio et Johannes Lehmuskallio (Finlande)
Mentions spéciales : The Silhouettes d’Afsaneh Salari (Iran, Philippines) et El Father Plays Himself de Mo Scarpelli (Venezuela, Royaume-Uni, Italie, États-Unis)
Prix du jury interreligieux : Off the Road de José Permar (Mexique, États-Unis)
Compétition Internationale Burning Lights
Sesterce d’or Canton de Vaud : The Other One de Francisco Bermejo (Chili)
Prix du Jury Société des Hôteliers de la Côte : Pyrale de Roxanne Gaucherand (France)
Mention spéciale : The Disqualified de Hamza Ouni (Tunisie, France, Qatar)
Compétition Nationale
Sesterce d’or SRG SSR : Sapelo de Nick Brandestini (Suisse)
Prix du Jury SSA/Suissimage : Cows on the Roof d’Aldo Gugolz (Suisse)
Mention spéciale : Privé de Raphaël Holzer (Suisse)
Compétition Internationale Moyens & Courts Métrages
Sesterce d’argent : Jungle de Louise Mootz (France)
Prix du Jury Clinique de Genolier : An Ordinary Country de Tomasz Wolski (Pologne)
Mention spéciale : Trouble Sleep d’Alain Kassanda (Nigeria, France)
Sesterce d’argent Fondation Goblet : My Own Landscapes d’Antoine Chapon (France)
Mention Spéciale : Bella de Thelyia Petraki (Grèce)
Prix du Jury des jeunes Mémoire Vive : On Hold de Laura Rantanen (Finlande)
Opening Scenes
IDFA Talent Award : The Golden Buttons d’Alex Evstigneev (Russie)
Tënk Award : Without You, Without Me d’Adèle Shaykhulova (France, Russie)
Prix de la Fondation Culturelle Meta : Mat et les Gravitantes de Pauline Pénichout (France)
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