C’est un film qui avait été sélectionné à l’IDFA d’Amsterdam en 2015, et qui fut à nouveau remarqué cette année aux états généraux du documentaire de Lussas. Pendant 9 ans, Frédéric Guillaume a filmé son histoire d’amour avec Claire, la naissance de sa fille Juliette, et puis le délitement de la relation jusqu’à la séparation et le travail de reconstruction. Cette fresque autobiographique peut toucher par sa sincérité, agacer par ses maladresses, déranger par sa crudité, mais difficilement laisser indifférent. Le réalisateur a le mérite de mettre ses tripes sur la table et aussi celui de tenter des formes et d’oser des mises en scène sur le fil. Un travail de longue haleine et de persévérance qui donne envie d’en savoir plus sur le personnage…
« Les années claires » est disponible sur Tënk jusqu’au 16 septembre.
Le Blog documentaire : Pouvez-vous dire quelques mots sur votre parcours ?
Frédéric Guillaume : J’ai étudié la réalisation à l’INSAS à Bruxelles. C’est une école axée sur le cinéma du réel et plutôt de gauche. Pour moi qui ne venais pas d’une famille artistique et d’un milieu plutôt bourgeois, ce fut une révélation, un choc. Je découvrais cet univers très riche du cinéma du réel avec des professeurs intéressants comme Eric Pauwels, Olivier Smolders ou Thierry O’deyn.
Pour des questions d’économie notamment, je me suis davantage tourné vers le documentaire. Je me rendais compte que j’étais doué pour filmer ce qui était proche de moi avec des petits moyens et avec une petite équipe. J’ai donc réalisé un premier documentaire qui s’appelle Heron city, où je suivais des squatteurs dans le centre de Bruxelles. Il a bien fonctionné, et j’ai persévéré dans le documentaire.
Pourquoi avez-vous décidé d’entamer ce travail très personnel ?
Progressivement, je me suis rendu compte que je devais peut-être arrêter de parler au nom des autres, à la place des autres. Il y avait une certaine arrogance dans ma démarche. Et je me suis dit que ce serait peut-être intéressant de tourner la caméra vers l’intérieur plutôt que vers l’extérieur, et de mener ce travail à la première personne.
J’ai commencé par réaliser un film sur trois amis noctambules René, Boris et moi, dans la fête et dans la fuite de leurs vies. A la fin de ce film, on m’a dit : « Tu mouilles beaucoup les autres mais tu ne te mouilles pas, toi ! ». J’avais un peu raté mon objectif, et c’est donc ce qui a lancé ce travail autobiographique de 9 ans qui a abouti à ce film, Les années claires. J’espère qu’on dira désormais que je me suis assez mouillé et que j’ai pris des risques !
Comment est venue l’idée de filmer votre vie intime ? Saviez-vous au départ jusqu’où vous iriez ?
Avec cette envie de m’impliquer davantage dans mes films, je n’étais pas tellement prêt dévoiler ma part de fragilité. Au départ, l’idée consistait simplement à filmer ma compagne et la grossesse symbolique du père jusqu’à la naissance de ma fille. Pendant ces moments heureux, ma compagne était plutôt contente d’être filmée, et que je la regarde avec un regard aussi amoureux. Puis j’ai continué à filmer l' »après », les tourments de la relation. J’ai progressivement utilisé la caméra comme un rempart face à la solitude qui m’envahissait alors que la relation se durcissait. J’avais aussi beaucoup de plaisir à filmer ma fille, comme tous les parents qui filment leurs enfants, surtout quand c’est le premier ! En me séparant, ma compagne a trouvé étrange que je continue à filmer, que j’essaye d’obtenir des images de la séparation, que je sorte la caméra dans les moments difficiles.
En fait, j’étais assez perdu et je ne savais pas quoi faire… Il y avait peut être quelque chose de pathétique d’être dans la douleur et de filmer sans savoir où j’allais. Pourtant, c’était sans doute le plus intéressant ! Être complètement paumé, devoir me relever et utiliser le cinéma pour m’accrocher à quelque chose, comme une thérapie personnelle.
Vous dites plusieurs fois dans le film que le cinéma vous sauve. Pouvez-vous expliquer en quoi la caméra vous a aidé ?
En tant qu’artiste, on ressent une nécessité organique de faire les choses. Plus qu’un métier, c’est une vocation. A un moment, il n’était plus question que je fasse de la pub ou ce genre de choses déconnectées de mon amour du cinéma. Je préférais gagner ma vie autrement, et ne pas sacrifier pour de l’argent le genre de cinéma qui me tient trop à cœur.
Faire ce film était nécessaire pour moi. Faire avec la colère, la douleur, la tristesse pour se relever et passer à une dimension supérieure. Je pense que cette expérience m’a tiré vers le haut humainement.
Faire un film autobiographique, c’est s’inscrire dans une longue tradition du genre, en littérature ou au cinéma. Est-ce vous avez des modèles, des références qui vous ont guidé ou au contraire des exemples que vous ne vouliez pas suivre ?
J’ai beaucoup de reconnaissance pour les cinéastes qui ont travaillé la première personne. Certains m’ont énormément touché comme Agnès Varda et sa manière de se mettre en scène, ou Alain Cavalier, Chantal Akerman, Claudio Pazienza, un cinéaste belge très intéressant.
Il y a eu aussi mes profs de l’INSAS, comme Eric Pauwels qui me disait : « Quand tu parles de toi c’est chaud, dès que tu parles de l’extérieur c’est froid. ». Et enfin Nanni Moretti en fiction, avec un humour si particulier.
J’ai vu aussi des films ratés qui m’ont permis de comprendre que c’est un genre où l’on joue avec les limites de l’exhibition, de l’impudeur et d’une forme de grossièreté de l’image. Alors j’ai essayé d’éviter tout ça.
Dans le film vous dites : « Esprit du cinéma, aide moi ! ». On dirait une référence à Truffaut dans La Nuit américaine et sa réplique à Jean-Pierre Léaud : « Les films sont plus harmonieux que la vie (…) Les gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est faits pour être heureux dans le travail, dans notre travail de cinéma. »
J’aime beaucoup Truffaut, notamment pour ses thématiques classiques. C’est un grand cinéaste classique et ses thématiques sont aussi celles de l’amour torturé, du grand amour, du bonheur… Je me sens très lié à lui dans la thématique, mais ma forme est plus expérimentale. Finalement ça passe bien, et les gens ne se rendent pas forcément compte à quel point c’est étrange de mettre sa vie en scène…
L’enjeu de ce genre de film est de rendre universelle une histoire unique et personnelle. Est ce que c’était l’une de vos préoccupations de rendre votre histoire touchante pour le spectateur ? Et si oui, à quel moment de la fabrication ?
Je ne me suis pas posé la question d’emblée. Rendre le film universel ne faisait pas partie de mes nécessités de départ. En revanche, mon but était d’aboutir un projet et de le terminer au mieux. Je voyais que j’étais sur une pente glissante mais je n’ai pas pensé aux autres dans un premier temps. J’essayais juste d’être authentique et de bien décrire mon parcours, sans me préoccuper de la portée du film.
Les Années claires est la version longue d’un travail en plusieurs étapes. Il y a eu d’autres épisodes qui m’ont notamment permis de prendre le temps d’écarter les séquences non montrables car trop crues ou trop douloureuses pour le spectateur.
J’ai pu trouver des solutions pour embellir, adoucir ou contraster, avec de l’animation, de la pellicule, de la musique, etc. Finalement, je me suis rendu compte que toutes ces petites séquences brutes s’assemblaient bien sur la longueur, qu’un spectateur lambda pouvait s’attacher aux personnages.
Il me tenait aussi à cœur d’introduire l’humour et l’autodérision dans cette histoire. J’ai essayé de me moquer un peu de moi-même. Au début, j’étais un peu timide de montrer le film mais j’ai été bien aidé par un producteur qui m’a recueilli à la fin de l’aventure. Il m’a dit qu’on allait essayer de trouver un diffuseur car le film était beau, qu’il valait la peine d’être partagé.
Vous avez mélangé le 16 millimètres, le Super 8 et la HD. Pourquoi ce choix ?
J’ai expérimenté différents supports dans le cadre d’un atelier de réalisation pour films indépendants appelé l’AJC (Atelier des jeunes cinéastes). Il en existe plusieurs en Belgique, ce sont des lieux où l’on partage du matériel mais aussi de l’expérience et des projets.
J’ai utilisé ces matériaux de manière assez classique finalement. Le Super 8, c’est la présence nostalgique de la famille dans le passé. C’est flou et doux. Le 16 millimètres a plus de définition, donc ça fonctionnait pour les paysages, la contemplation, pour stabiliser un peu l’image et le regard du spectateur. La HD apporrait la présence du documentaire des 20 dernières années, plus en forme de reportage. Et l’iPhone est passionnant car il permet un rapport de proximité tout a fait original. On peut être à 50 centimètres d’une personne, dans des moments complètement imprévus, et sortir des images impossibles à capter avec un matériel plus lourd comme une caméra HD. Sans l’iPhone, je n’aurais pas pu avoir cette présence au quotidien.
Enfin, l’image d’animation permet de montrer toute la partie non filmable, toute la partie intérieure. C’était intéressant d’avoir des petites séquences qui expriment métaphoriquement les émotions.
Par exemple l’expérience de l’ayahuasca [breuvage d’Amazonie aux effets psychotropes, ndlr] au Pérou ?
Oui, c’est un rituel qui se déroule la nuit, et il est difficile d’en faire de bonnes images. Ce sont des sensations intimes et psychédéliques très visuelles, pour lesquelles l’animation est toute indiquée. J’ai demandé à Eve Deroeck, une grande artiste qui travaillait dans mon atelier et dont je trouvais les dessins très beaux, de m’aider et elle a fait un beau travail, simple.
Comment s’est déroulé le montage ?
J’avais monté un premier épisode sur la naissance de ma fille qui s’appelle En attendant Juliette. C’était un petit film destiné aux proches. Plus tard, au moment de la séparation, j’ai été obligé de faire appel à un monteur car j’étais incapable de regarder ces images et de les digérer. Le travail du monteur a surtout été un travail de coaching psychologique, basé sur la patience car il a souvent dû me dire : « Tu n’est pas prêt ! ». Je venais avec des voix-off non digérées, empruntes de colère et de tristesse. Alors il me disait qu’on se reverrait plus tard, et un an passait ! Avant qu’il revienne, il fallait que je lui prouve j’étais « pacifié » ! En réalité cet apaisement est vraiment arrivé à la fin, après trois ans de montage.
J’ai donc dû travailler seul et Frédéric Dupont, le monteur, n’a pas été présent tout le temps. De toute façon, ça aurait coûté trop cher et c’était un film « no budget ». Frédéric n’a finalement pas voulu signer le montage car il dit que c’est moi qui ait principalement monté tout le film – mais il a eu un rôle important.
Et pourquoi avez-vous choisi de chapitrer le film avec des cartons ?
Cela fait partie des différents matériaux, avec l’idée d’utiliser le cinéma dans toutes ses grammaires possibles. Dans un cinéma à la première personne qui utilise des petits moments de réalité, la difficulté consiste à lier les séquences les unes aux autres pour que le spectateur puisse à la fois suivre les ellipses temporelles, les thématiques, etc. Le chapitrage est un principe esthétique, littéraire, poétique – un peu comme chez Truffaut – et surtout une manière de faire naître du lien entre différents moments.
Vous avez donc commencé sans producteur ?
Au départ, j’avais un mécène, James Simon, un Parisien très sympa. C’est grâce à lui que je tournais allègrement en 16 millimètres et en Super 8. Il me prêtait du matériel, et m’a beaucoup aidé pour le premier film sur la naissance de ma fille. Il a ensuite préféré prendre ses distances, et ça a été compliqué pour moi d’être « abandonné » par quelqu’un qui m’aidait beaucoup.
J’ai donc continué à faire le film, mais je n’avais plus d’argent. J’ai alors loué mon appartement et essayé de trouver d’autres sources de revenus pour joindre les deux bouts, et payer un peu les gens. J’ai un peu galéré pendant deux ans. Mais au bout du parcours, quand le film a été sélectionné en compétition internationale à l’IDFA fin 2015 – ce qui était valorisable, et honorable, un producteur a pris le relais parce que je ne voulais pas faire le travail administratif de diffusion du film. Et cette coproduction a été assez agréable. La RTBF m’a aussi aidé à ce moment là, et ça m’a permis de rembourser l’argent investi. Grâce à la sélection à l’IDFA, le film a été pris dans de nombreux festivals comme en Finlande, en Ukraine, au Brésil, en Italie…
Cela dit, dans l’atelier de jeunes cinéastes dont je parlais, nous avions vraiment la politique du « No budget ». C’était un choix délibéré, une économie idéale, celle de la liberté de faire les projets qu’on aime grâce à la solidarité et l’entraide. J’avais épousé un peu cette idéologie et j’étais content de faire un film presque sans budget, même si à la fin je sentais la nécessité de payer les gens ou de les défrayer un minimum.
Cette économie minimale est une manière de faire du cinéma comme les écrivains avec un simple stylo et une page blanche. Le cinéaste aujourd’hui peut faire un film sans budget et trouver son moyen d’expression.
Comment les protagonistes ont vécu le film ?
En documentaire, on met l’autre en danger. Au départ, je le disais, Claire était d’accord, mais quand les choses se sont compliquées entre nous elle ne comprenait pas bien où je voulais en venir. Ça pris du temps d’obtenir son aval. Même si elle me disait : « Je t’aime bien comme artiste alors j’accepte que tu fasses n’importe quoi, je ne vais pas t’empêcher de faire ton film », je voulais aussi qu’elle soit participative et surtout contente du film.
Obtenir son acceptation a été une grande part du travail. Pour cela, il fallait soigner les blessures de la désunion. Et je voulais aussi que le spectateur sorte le cœur léger de cette histoire. Montrer que les amertumes ont été traversées.
Tout au long de ce parcours que j’ai dû faire vis-à-vis de Claire, je l’invitais au montage en espérant qu’elle aime le film. Elle me disait souvent : « Non, ça ne va pas », jusqu’au jour où elle a prononcé ces mots : « Bravo, j’aime beaucoup cette version. » Le film était terminé grâce à cette phrase, c’était la preuve que le film était juste et partageable.
Quant à Juliette, on a toujours été transparent avec elle. On l’a protégée mais sans lui cacher quoique ce soit. J’espère que ce film est un témoignage de l’histoire d’amour de ses parents.
Quels sont vos projets futurs ?
Je vais continuer sur la voie compliquée du documentaire, qui n’est vraiment pas la voie de la facilité ! C’est humainement engageant, et passionnant.
Je vais plus précisément travailler sur un film qui s’inspire d’un livre de Peter Handke, Essai sur le lieu tranquille. Il parle de notre aspiration à tous d’avoir un lieu de refuge comme une cabane au Canada, un jardin d’Eden, ou même les toilettes dans un dîner mondain. Ce questionnement autour du bonheur et de la fuite m’intéresse. Et puis j’ai perdu un ami dans les attentats de Bruxelles, un collègue de l’INSAS, et le film va rejoindre aussi sa mémoire…
Je ne sais pas encore comment je vais me lier au film, mais c’est toujours intéressant de raconter quelque part ses intentions d’auteur. C’est une tradition dans le documentaire à laquelle je souscris complètement, comme Agnès Varda dans Les glaneurs et la glaneuse, qui parle de l’extérieur tout en étant bien présente à l’intérieur.