Une sortie remarquable en salles cette semaine sur Le Blog documentaire « Cendres », réalisé par Mélanie Pavy et Idrissa Guiro, nous offre « un voyage entre deux générations de femmes, de la France de la Nouvelle Vague au Japon d’après la bombe ». Un film qui « donne à penser sur la pénible confrontation avec la fragilité inhérente du lien familial », comme l’analyse Rym Bouhedda.

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Cendres, comme l’appelle la sonorité de son titre, est un film doux et poétique. La subtilité de la narration et du lent et bouleversant déroulé des évènements qui s’y jouent devant nos yeux en font à cet égard une oeuvre remarquable. Petit à petit, elle déroule le fil du parcours d’Akiko Gaisseau, franco-japonaise, de Paris à Hiroshima où elle retourne à la mort de sa mère ramener ses cendres à sa famille.

Sa mère, Kyoko, était comédienne. Une belle japonaise élancée aux yeux brillants. Sur un tournage, elle fait la rencontre de Pierre-Dominique Gaisseau, cinéaste et aventurier français à mi-chemin entre l’ethnologue et le collectionneur, qui deviendra le père d’Akiko – avec qui force est de dire que la ressemblance est frappante. Mais ce n’est pas de la filiation paternelle dont il est question en l’occurrence, ni de la figure exceptionnelle qu’était son père, mais des destinées croisées de Kyoko et d’Akiko, et d’une transmission chaotique d’une mère à sa fille.

Le dispositif du film mêle avec brio deux récits distants dans le temps : celui d’Akiko, au présent, au cours de son voyage, et celui de sa mère, introspectif et confessionnel. A sa mort, Akiko découvre des carnets dans lesquels Kyoko avait pour habitude d’écrire ses pensées intimes. Son portrait se dessine en filigrane entre les souvenirs d’Akiko et de la famille, et ses mots à elle, portés par la douceur d’une voix qui les récite en japonais. Des images d’archives, ralenties et oniriques, terminent de dépeindre l’aura d’une femme iconique à l’esprit rebelle, parfois désespérément seule. Des extraits de films la montrent tenant la pose devant la caméra pour des fictions, ou filmée par son mari pensive dans un train ou marchant avec son père. Les réalisateurs Mélanie Pavy et Idrissa Guiro affirment la volonté qu’ils ont eu de la transfigurer, de lui donner une image spectrale et atemporelle, comme le sont par essence les vedettes de cinéma.

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C’est cours de leur résidence à la Villa Kujoyama que les auteurs décident de s’imprégner des textes profondément intimes de Kyoko, et de sélectionner des extraits parmi ces écrits pouvant combler dix romans. Aujourd’hui, ils résonnent avec les péripéties d’Akiko et font vibrer la corde la plus juste de leurs interrogations respectives. Kyoko est partie du Japon le cœur empli d’un désir fou d’indépendance, et c’est avec une détermination sans borne qu’Akiko apprend à parler japonais en s’installant seule à Tokyo. L’une part ; l’autre revient.

Sous sa plume, Kyoko explique souffrir d’un isolement qui lui coûte. Elle tente de justifier la distance qui s’est installée avec sa fille, raconte comment a persisté en elle ce sentiment doux-amer de nostalgie pour son pays natal, et cela dès sa grossesse. Les Japonais ont un mot particulier pour désigner – pour paraphraser l’oncle d’Akiko – ce « lieu où notre coeur nous appelle » : natsukashii. Si Kyoko pouvait avoir une certitude, c’était celle du lieu de naissance de sa fille : comme elle, elle devait naître à Hiroshima. Naître dans cette ville soufflée, réduite en « cendres », fatalement, n’était-ce pas pourtant le plus beau signe de renouveau ?

Akiko et Kyoko n’ont certes pas vécu les mêmes épreuves, mais ce désir d’affranchissement et la quête de leur territoire personnel les rapprochent plus que jamais. Là où l’une fuit pour enfin trouver la personne qu’elle prétend être, l’autre retourne sur ses traces pour recoller comme des morceaux de puzzle, et comprendre enfin d’où peut démarrer sa vie, son espace à elle. C’est l’histoire inconsciente d’une transmission qui se dessine, à la fois culturelle et familiale, où les mêmes questions se rejouent avec leur lot d’incertitudes et de tâtonnement. La liberté est-elle une chose que l’on peut transmettre de génération en génération ?

La mère de Kyoko le lui disait bien. L’indépendance d’une femme japonaise issue d’un milieu conservateur est une offense à l’ordre social. Kyoko se retrouve quelques années plus tard prise en étau par ses désirs intérieurs. Terrible désillusion lorsqu’elle s’aperçoit qu’elle ne sera jamais l’une de ces femmes occidentales, impulsives et insoumises, qui la faisaient tant rêver. Godard se gardait bien d’en faire une Anna Karina. Vexée de n’être considérée qu’à l’aune du folklore de ses origines, elle se replie sur cet espace de liberté qu’elle a pu sauvegarder avec Gaisseau, son mari. Un espace fictif de liberté, où il s’agissait de s’inventer soi-même.

La nécessité de se dire de quelque part, de se raccrocher à une source, semble inexorable mais parfois tristement contradictoire avec cette fureur irrémédiable de se sentir « libre ». N’est-ce pas encore assez commun, aujourd’hui, de rencontrer dans le monde des êtres injustement contraints dans ce conflit entre le poids de la tradition et les aspirations individuelles ? Au Japon existent plusieurs façons de dire « je » en fonction de l’interlocuteur ; preuve s’il en est d’un rapport au monde entièrement tourné vers la communauté, et son aval.

Akiko se retrouve pourtant seule à devoir porter l’urne funéraire de sa mère, et l’amener selon le rite à être partagée entre les membres de la famille.

A l’écran, l’attitude des personnages devant cet objet tient du tragique tant se dessinent la fascination et l’attachement (ir)rationnel à la matière. A sa vue, la tante et la cousine se mettent à pleurer et à caresser l’urne comme si la défunte était vivante, en chair et en os. « Tu es devenue bien petite Kyoko ». Parfois, cela tient plutôt du tragi-comique, notamment lorsque des négociations s’amorcent pour diviser les cendres devant l’hébétude unanime des membres de la famille découvrant qu’il n’y a pas d’os laissés dans l’urne pour ritualiser la cérémonie.

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Le personnage d’Akiko est solide. C’est elle qui nous guide dans sa propre péripétie. On la voit se démener en silence. Elle ne dit pas grand chose, prend sur elle, acquiesce toujours lorsqu’on lui parle. Même lorsqu’on lui explique ce qu’elle-même voudrait sans doute dire. A l’image de l’héroïne d’un conte initiatique qui apprend à devenir ce qu’elle est, une profonde empathie nous pousse à embarquer avec elle, à saluer son courage et sa ténacité. Avec elle, on partage son incertitude par rapport aux protocoles et cérémonies qu’elle ne connaît pas. Le film tient, pour les réalisateurs, de cette découverte partagée avec le spectateur, immergé dans le cours des évènements. Akiko est filmée à travers ses épreuves, mais c’est avant tout une histoire d’amitié avec les deux réalisateurs qui décident de l’accompagner. Cendres n’est pas un film sur le deuil mais un film qui fait partie intégrante du deuil.

La raison simple qui amène Akiko à accepter de faire ce documentaire réside dans le sens certain que cela évoque pour elle : au delà d’une forme d’hommage à ses parents, c’est un moyen de se situer dans leur héritage cinématographique. Quant à sa famille, elle n’a pas été étonnée de voir qu’encore une fois, de ce côté fantasque de la descendance, une caméra était conviée à la maison – après celle de Gaisseau filmant Kyoko avec ses parents dans le jardin de leur maison d’Hiroshima.

La caméra tenue par Idrissa Guiro cadre dans une distance instinctive, de manière sensitive et primaire, d’autant que la langue parlée est inconnue de l’équipe. Tout se réalise de façon presque imprévisible devant la caméra. Idrissa Guiro s’est donné une règle simple : un cadre fixe qui n’embarrasse pas Akiko. A son gré, elle rentre et sort du champ, décide de ce qu’elle peut donner à voir.

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Comme pour jalonner les étapes de sa quête intérieure et identitaire, trois chapitres créent l’ossature du film. Tous font référence à des oeuvres majeures, d’Ozu, d’Aimé Césaire et de Godard ; au spectateur d’y tisser les liens foisonnants potentiels. Indéniablement, le cinéma est omniprésent dans l’histoire de ce film. Ses références ne font pas qu’illustrer les épreuves d’Akiko, elles paraissent façonner son regard personnel sur la vie et la réalité. Les souvenirs de ses parents sont contenus dans des films. Ce sont des images qu’elle montre à ses proches, les yeux rivés sur son écran d’ordinateur. « C’est bizarre les films, ils sont morts mais on peut encore les voir », note la cousine avec une candide finesse. Finalement, ces extraits sont comme les cendres qu’Akiko partage à la petite cuillère : des traces de la vie, des objets d’une mémoire que l’on raconte soi-même. Mélanie Pavy avance cette clairvoyante remarque : la mémoire n’est qu’une fiction ; toujours, elle sélectionne ses signes et en construit une histoire pour les vivants.

Comme dans une fiction, les réalisateurs ont voulu faire d’Akiko une héroïne, un véritable personnage de ce documentaire – que certains spectateurs ont parfois d’ailleurs du mal à considérer comme tel. Ce qu’ils dépeignent de son périple, c’est ce qu’ils ont pu en voir. En cela le film n’est pas testamentaire ; il ne fige pas mais donne à penser sur la pénible confrontation avec la fragilité inhérente du lien familial. Sur les possibles compromis qu’il faut jouer pour inventer son propre espace de (co)existence. C’est avec un entrain ému que l’on suit Kyoko et Akiko s’efforcer toutes deux de pratiquer ce difficile exercice de funambule.

Rym Bouhedda

Cendres (Mélanie Pavy et Idrissa Guiro, 2014) – 74 min – Produit par Simbad Films et distribué par Docks 66

Où voir le film ?

Soirées avec débat :

  • Mercredi 17 juin à 20h30 – Utopia – Toulouse en présence d’Idrissa Guiro
  • Mercredi 17 juin à 20h – cinéma 5 Caumartin – Paris en présence de Claire Simon et de Mélanie Pavy
  • Jeudi 18 juin – 19h30 – Le grand Club – Dax en présence d’Idrissa Guiro
  • Vendredi 19 juin – 20h – Trois Luxembourg – Paris avec Anita Perez, membre active des Monteurs associés
  • Samedi 20 juin  14h – cinéma 5 Caumartin – Paris Discussion animée par Anne Unterreiner, sociologue et auteure du livre Enfants de couples mixtes : liens sociaux et identités.
  • Mardi 23 juin – 20h – cinéma Caumartin – Paris en présence de Yann Dedet, monteur, scénariste et réalisateur français  et Pascal Griolet, enseignant en japonais, affilié au centre de l’écriture et de l’image de Paris 7 et à l’INALCO
  • Mercredi 24 juin – horaire à confirmer – Cinémas Figuier blanc – Argenteuil en présence d’un des réalisateurs

*** Semaine du 10 juin ***

  • Paris 14e – Les 7 parnassiens
  • Paris 6e – Les 3 Luxembourg
  • Paris 9e -Cinémas 5 Caumartin
  • Angoulême – Cinéma de la Cité
  • Grenoble – La NEF
  • Lille – Métropole
  • Lyon – Le Comoedia
  • Nantes – Le Concorde
  • Toulouse – Utopia

*** Semaine du 17 juin ***

  • Paris 14e – Les 7 parnassiens
  • Paris 6e – Les 3 Luxembourg
  • Bordeaux – Utopia
  • Dax – Le grand club
  • Grenoble – La NEF
  • Lille – Métropole
  • Lyon – Le Comoedia
  • Nantes – Le Concorde
  • Saint Ouen l’Aumône – Utopia
  • Toulouse – Utopia

*** Semaines suivantes ***

  • Paris 15e – L’Entrepôt
  • Paris 6e – Le Lucernaire
  • Montpellier – Utopia
  • Argenteuil – Cinémas Figuier blanc
  • Les Lilas – Le garde chasse

 

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