Les lettres que l’on s’écrit sont aussi des réponses aux pages blanches de l’Histoire. Voilà comment Dorothée Lachaud présente sa collection documentaire. Comment rendre pertinentes et vivantes des correspondances ? Comment rendre visuelles des missives ? Comment incarner les envois que se sont transmis de leur vivant deux personnalités marquantes du XXe siècle ? Voilà les questions que nous avons voulu poser à Dorothée Lachaud, à l’occasion de la diffusion d’un documentaire sur les liens qu’ont entretenu Cocteau et Picasso à travers leur correspondance. Le documentaire a été diffusé le 3 septembre sur France 5, il est disponible en replay jusqu’au 3 novembre.

Le Blog documentaire : Comment est né ce projet de collection ? Qu’est-ce qui vous a attirée dans les correspondances des grandes personnalités historiques, littéraires, artistiques, politiques, etc. ?

Dorothée Lachaud : J’aime les correspondances car elles sont des sources historiographiques particulières : elles sont inaltérables, émotionnelles, subjectives, indissociables d’un contexte et elles donnent toutes à reconsidérer leurs auteurs et leur époque sous un jour nouveau. Elles sont les vestiges d’une époque où on n’écrivait pas de SMS, de statuts, de mails, mais où seuls la page blanche, l’enveloppe, le timbre et la Poste nous permettaient de garder un lien malgré la distance. Tout a commencé il y a près de vingt ans, alors que je défrichais des lettres du général de Gaulle pour mes recherches universitaires : c’est comme si je redécouvrais cette figure pourtant bien connue du XXe siècle ! Le style de son écriture, ciselée, laissait immédiatement entrevoir une personnalité entière et déterminée, mais en filigrane c’est toute la sensibilité de l’être qui s’exprimait. Derrière « le grand Charles », à travers ses mots exhumés, j’avais l’impression que l’homme reprenait corps ; il me donnait à revivre le présent du passé, l’Histoire à travers son point de vue, ses ambitions et ses doutes. A tout cela s’est ajouté la lecture de la correspondance de Virginia Woolf et Vitta Sackville West : deux femmes qui s’écrivaient pour faire grandir leur amour à l’abri des regards. C’est comme ça que ces expériences de recherche et de lecture m’ont donné l’envie de faire des correspondances la base du travail d’écriture d’une collection de films.

Cette correspondance entre Jean Cocteau et Pablo Picasso, deux « monstres sacrés » de l’art du siècle dernier, qu’a-t-elle de particulier ? Qu’apprend-t-on en lisant les lettres ou les télégrammes qu’ils se sont échangés ? 

On apprend que l’amitié n’est pas un long fleuve tranquille. A tel point que parfois, quand je travaillais sur le scénario, je me suis même demandée s’ils étaient vraiment amis. Ce sont deux monstres sacrés, mais c’est avant tout pour moi un film sur l’amitié et leur correspondance devient l’exploration de 48 ans d’une amitié artistique complexe et tourmentée, celle d’un talent et d’un génie. En fait, au départ, tout oppose le peintre et le critique : le premier est grave et taiseux ; le second léger et mondain. Dès qu’ils commencent à se fréquenter et à s’écrire pendant l’hiver 1915, l’art devient leur langage commun. Picasso consolide chez Cocteau un vocabulaire nouveau, celui de l’avant-garde et de la modernité ; tandis qu’en Italie, Cocteau initie Picasso aux arts du théâtre. Au final, leurs rapports ont constamment évolué et changé.

Donc vous avez pu dégager des grandes périodes dans leur correspondance ?

Oui, il se trouve qu’on peut même dater trois périodes : une période enthousiaste qui s’étire jusqu’au début des années 1920 pendant laquelle Cocteau a invité Picasso dans l’univers des ballets russes en lui proposant de créer les costumes et décors de Parade, un spectacle « cubiste » dont il a écrit le livret. Le spectacle a beau avoir été vivement critiqué, jugé trop moderne, cette collaboration marque un tournant dans leur amitié, comme une sorte de lune de miel. Ensuite, on a la brouille de 1926 où Cocteau apprend que Picasso médit de lui. Le poète est dévasté. Il a même écrit : « Je souffre tellement que je voulais me tuer. Sans maman et l’Église, je me jetais par la fenêtre ». Le temps de la fascination est terminé, Cocteau devient d’ailleurs critique envers le maître de la peinture moderne qui, au même moment, assume son virage surréaliste et gagne une stature internationale. Et enfin, ils se retrouvent de nouveau entre 1950 et 1963 alors que tous deux, auréolés de gloire, séjournent dans le sud de la France. Picasso travaille sur de nouveaux supports et multiplie les collaborations, Cocteau réalise Orphée et peint, encouragé par Matisse. Donc oui, il y eu des périodes fécondes, et pendant longtemps, une sorte de distance froide. Mais ce qui ressort, c’est que Cocteau et Picasso ont nourri des échanges passionnants sur l’évolution de leurs pratiques artistiques – pratiques forcément traversées par les tourments du monde.

On constate tout de même un déséquilibre : Cocteau a davantage écrit à Picasso que l’inverse. Le poète semblait plus volontariste dans leurs échanges épistolaires que le peintre. Comment avez-vous composé avec ce déséquilibre dans toute cette matière écrite ?

Au départ, ça m’a fait peur. Mais j’ai rapidement pris le parti d’intégrer cette contrainte au récit et d’assumer ce déséquilibre, car après tout ce déséquilibre raconte quelque chose en soi. Il raconte comment Cocteau alimentait leur relation, là où Picasso ne semblait pas avoir besoin de se manifester autant. Et ça, ça raconte la personnalité de ces deux hommes, Cocteau qui créé du lien et Picasso qui en dispose.

Comment avez-vous procédé pour mettre en images tous ces courriers ?

Mon projet global autour des correspondances, c’est de retrouver le rythme de ces dialogues, de prendre le pouls de chaque relation. Dans la mesure où ces lettres s’adressent à quelqu’un, comme elles sont « tendues vers », elles se distinguent des autres archives textuelles par leur dynamisme : les lettres parlent, posent des questions, trouvent des réponses. C’est justement pour rendre cette histoire présente, pour lui redonner corps que j’ai fait de l’archive (qu’il s’agisse de films, de photographies ou de manuscrits) la matière première de ce que j’espère être une future collection documentaire. Dans ce premier volet, on a essayé de faire en sorte que l’archive occupe une autre place que la seule « illustration » : concrètement, à  l’image, ces films ne s’appuient sur aucune scène reconstituée, ils se nourrissent d’archives filmées et de photographies dynamisées par un travail de graphisme. On retrouve les « grandes » archives filmées et les photographies emblématiques des personnalités en jeu, des images « officielles », mais on découvre aussi leurs archives privées, des films de vacances, des photos de famille ou des photos volées. En plus de ces archives pour illustrer ces correspondances, des extraits du manuscrit original des lettres nous donnent à découvrir la « graphie » de ces personnalités, leur style d’écriture. Les courbes, les boucles, les barres, les majuscules : cela fait revivre la texture du texte et joue sur une typographie expressive pour rythmer la lecture de certains passages, par exemple des mots-­clés qui apparaissent en rythme avec la voix.

Justement parlons des voix : comment avez-vous procédé pour rendre vivantes les tonalités sonores de tous ces courriers ?

J’ai travaillé en amont avec les comédiens car le récit est porté par des voix identifiées et récurrentes, interprétées par les formidables Féodor Atkine (Picasso) et Laurent Natrella (Cocteau) : le destinataire et son destinateur. Ils sont les personnages principaux du film et accompagnent l’histoire au gré des extraits de lettres lus. Je voulais que ces personnages-voix redonnent à ces lettres échangées leur portée émotionnelle et que, au fil des missives, on tremble, on palpite, on se réjouisse avec eux. Et entre ce dialogue, une troisième voix intervient, celle de la narratrice (Marie-Sophie Ferdane), qui installe le contexte historique, nous guide et scande le récit. Elle fait le lien entre les lettres échangées, c’est une courroie de transmission.

Vous parlez de projet global, de collection ?

Oui j’ai toujours pensé ce projet comme une collection, déjà parce que beaucoup de correspondances sont passionnantes à explorer et permettent à chaque fois de ressentir comment la « petite » histoire entre en résonance avec la grande. Et aussi parce que certaines correspondances sont de véritables livres de chevets pour moi, j’ai parlé de celle de Virginia West et Vota Sackeville West, mais celle de Sartre et Beauvoir m’a beaucoup marquée, elle est extraordinaire pour éprouver les grandes charnières de notre Histoire collective.

Il y aura donc une suite ? A qui pensez-vous ?

J’ai très envie de travailler sur la correspondance d’Albert Camus et Maria Casarès et je viens de me plonger dans celle d’Antoine de Saint Exupéry et de Consuelo de Saint Exupéry qui ferait l’objet d’une adaptation géniale, un vrai récit d’aventures.

Propos recueillis par Benjamin Genissel

 

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