Elle a participé à toute l’aventure « Nuit Debout » en tant que journaliste pour la « Gazette Debout », qui rendait compte des myriades de micro-événements qui se sont déroulés pendant plus de trois mois sur la place de la République, à Paris. Puis elle a rencontré Mariana Otero et a fini par travailler à la promotion de son film sur le mouvement, « L’Assemblée », sorti en salles le 18 octobre dernier et encore visible dans de nombreuses villes. Laury-Anne Cholez nous livre son regard sur ce film, même si elle avoue « forcément ne pas être objective » tant elle l’a aimé. Que retrouve-t-on du réel dans le film ? Qu’est-ce qui a été laissé de côté par le regard de la réalisatrice ? A rebours d’une critique de cinéaste, Laury-Anne Cholez dévoile comment « L’Assemblée » est né à Nuit Debout et comment Nuit Debout s’est retrouvé dans « L’Assemblée »…
Le Blog documentaire : Vous avez participé très tôt au mouvement via « Gazette Debout ». Comment analysez-vous le regard porté par Mariana Otera sur Nuit Debout au travers de son film ?
Laury-Anne Cholez : Je trouve son regard à la fois est juste et sans complaisance. Elle montre ce que les médias dominants n’ont pas montré, à savoir le travail de ceux qui, sur la place, ont tenté de monter des alternatives concrètes. Par exemple, j’ai monté un journal, d’autres ont participé à la création d’une radio, d’une télévision… La commission « démocratie » a quant à elle réfléchi à beaucoup de choses. Pour autant, Mariana ne cache pas les conflits internes au mouvement, par exemple sur la question de l’égalité du temps de parole pendant les Assemblées Générales (AG). Le film montre aussi combien Nuit Debout fut un laboratoire démocratique et comment des jeunes se sont investis politiquement, alors que ça n’est pas toujours facile en temps normal de se faire une place dans le milieu militant où il faut parfois apparaître comme un « pur » militant… Sur la place de la République, toutes les opinions pouvaient se confronter.
Quelle fut la réaction générale des « nuitdeboutistes » par rapport à un travail au long cours de Mariana Otero ? Peut-on parler d’une réaction homogène ? J’imagine que non…
On peut distinguer deux moments. Pendant Nuit Debout proprement dit, beaucoup de gens filmaient alors même qu’il existait une réelle défiance envers les journalistes. Mariana et les gens qui travaillaient avec elle avaient fini par porter un bout de tissu sur lequel était inscrit « je ne suis pas journaliste, nous sommes documentaristes » pour établir la distinction ! Au fil du temps, tout le monde la connaissait, elle filmait très régulièrement là-bas. Puis, quand le film est sorti, il a globalement plu, notamment lors de l’avant-première au cinéma Le Méliès, à Montreuil, en présence de nombre de « nuitdeboutistes ». Il n’est pas perçu comme manichéen, car il ne met pas en scène les moments de lyrisme, comme le fameux concert de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak donné sur la place, et les charges, parfois très violentes, des CRS. Certains ont pu d’ailleurs reprocher au film ce manque de lyrisme, cette relative absence de l’effervescence qui régnait au quotidien sur la place. D’autres ont trouvé que les actions menées restaient trop souvent hors-champ. Mais je trouve pour ma part que le film est fidèle et montre une grosse partie de ce qu’a été Nuit Debout en termes de réinvention d’outils démocratiques. Ce n’est pas un « feel good movie » sur Nuit Debout ; on voit l’importance du travail de la parole et la manière dont les outils mis en place peuvent être utilisés ailleurs. Beaucoup de gens de la France Insoumise ont par exemple utilisé le film comme un outil pédagogique.
Quelle a été votre première réaction en voyant le documentaire ?
J’ai eu l’impression de le voir trop tôt. Je pensais avoir digéré la fin de Nuit Debout, mais en fait non ! Je me suis dit : « Mon Dieu, j’avais oublié tout ça !« . J’étais très émue. Ce fut difficile de faire le deuil d’une expérience comme celle-là. Ce n’est pas tous les jours que l’on vit des moments d’allégresse intense… Je me rappelais que l’on dormait peu, que l’on se lavait peu… Et pourtant, Mariana arrive dans le film à rendre les gens beaux, par leur engagement. Les hommes politiques aujourd’hui n’utilisent pas ou peu leur corps quand ils parlent : ici, c’était sublime de voir que la pensée investissait le corps, parmi ceux qui prenaient la parole sur la place.
En tant que participante à Nuit Debout puis au film L’Assemblée, comment percevez-vous le réel mis à l’épreuve du cinéma ? Au-delà de la fidélité évidente que l’on ressent, comment transforme-t-on l’énergie d’un mouvement spontané en matière cinématographique ?
Ce n’est pas facile, j’avais peur de m’ennuyer devant le film comme je m’ennuyais sur la place parfois, avec des discussions qui tournent en rond. Pourtant, on le voit dans le documentaire, cet ennui qui s’installe parfois. Certains spectateurs disent : « Les discussions sont longues ». Mais de fait, les AG l’étaient et dans ce cas-là, ça n’était pas une partie de plaisir ! Au début, la prise de parole avait une vertu de catharsis politique, mais à la fin je me rappelle que l’on tournait pas mal en rond. D’ailleurs, la seule fois où l’on me voit dans le film, c’est quand je pars d’une AG et je me souviens m’être dit à ce moment-là : « Qu’est-ce que je m’ennuie !« . Très vite, j’ai préféré travailler dans les commissions. Par ailleurs, le film m’a replongé dans Nuit Debout. Je m’aperçois qu’il y a un affect très fort avec le mouvement. Quand je parle du film, des gens me disent « Nuit Debout revient !« . Et je pense : « Ah non, pitié, que cela ne revienne pas !« . C’était épuisant ! J’ai du dormir 15 jours non stop pendant l’été qui a suivi. « Nuit Debout » était une drogue, je ne pouvais pas ne pas y aller.
Quels questionnements présents dans Nuit Debout n’apparaissent pas dans le film ? L’Assemblée nous fait partager notamment beaucoup la parole mais peu les actions…
Je ne viens pas du documentaire, mais j’ai compris que dans un film, on ne peut pas tout dire, sinon ça devient indigeste. Sur 70 heures de rushs, il y avait forcément des moments incroyables, que je relatais tous les jours dans Gazette Debout. Il y avait par exemple ces Syriens qui venaient juste d’arriver et que les flics expulsaient car, selon eux, ils n’avaient rien à voir avec la contestation de la Loi Travail… Mariana, elle, a choisi de montrer le travail de la parole car c’était vraiment quelque chose de central dans le mouvement. La parole, et la manière dont on la subtilise au citoyen. Les actions sont donc volontairement dans le hors-champ du film. Et de fait, pour avoir essayé de les « couvrir » en tant que journaliste, ce n’était pas facile. Tu reçois un texto le matin même, qui te donne rendez-vous à l’autre bout du RER ! C’est compliqué à suivre.
On voit dans le film que la parole tourne beaucoup en fonction des disponibilités et de l’énergie de chacun, les têtes changent. Est-ce là aussi fidèle à la manière dont Nuit Debout s’est déroulé ?
Oui, c’était éphémère, on n’était jamais sûr que les gens reviennent le lendemain. Au début, cela conférait au mouvement quelque chose d’ouvert, d’accessible. Mais ensuite, la question était : comment tenir une ligne dans un corps mouvant ? Un soir, l’AG disait quelque chose et le lendemain, d’autres gens venaient et remettaient en cause ce qui avait été décidé. Il y a eu un paradoxe jamais résolu ; cela constituait la dynamique de Nuit Debout alors que ça n’était pas « efficace ». Mais en même temps, pourquoi toujours être efficace ? C’est un peu capitaliste comme idée… Au cours du film, même si Mariana s’est attachée à ne pas suivre de personnages en particulier, car Nuit Debout n’est pas un mouvement avec des têtes d’affiche, il y a eu tout de même à la fin les jusqu’au-boutistes, ceux qui croyaient que l’été 2016 ne signerait pas la fin du mouvement.
Sur le fond, la parole joue, semble-t-il, un rôle essentiel dans Nuit Debout. Le film retraduit bien à la fois l’enthousiasme à imaginer un « monde qui change » et les limites d’un travail sur le langage qui se substitue parfois à l’action (je pense notamment à ce citoyen montréalais que l’on voit dans le film et qui parle d’actions très concrètes pour faire changer les choses). Cela montre combien il est difficile de faire de la politique soi-même…
Je ne suis pas tout à fait d’accord. C’est ce que la classe politique cherche à faire croire aux gens pour que personne n’en fasse. Mais il faut arrêter de croire que les gens sont bêtes, alors qu’il existe aujourd’hui nombre d’outils, de médias libres, de réseaux sociaux pour agir… Qu’est-ce que faire de la politique ? Voter tous les 5 ans ou changer de banque ou se nourrir autrement ? Il n’y a pas de petite et de grande politique. Sur la place, certains jeunes ont fait leurs armes et se sont même présentés ensuite aux élections. C’est cette démarche qui est importante et qui a engendré une telle répression. Cela fait peur lorsque l’on se ré-empare de notre parole.
Mais tout de même, la parole peut être libératrice mais aussi parfois un frein à l’action ? C’est ce que l’on ressent à certains moments, avec des débats sans fin…
Pour moi, la parole est la base de tout : si tu te tais, tu démissionnes. Et par ailleurs, tout le monde pouvait faire comme cet homme qui dit dans le film : « Si tu en as marre d’une AG, tu peux juste partir dans une commission, t’engager ailleurs ! ». On sentait que les gens avaient besoin de libérer la parole pour exprimer leur mal-être. On le voit aujourd’hui avec le hashtag #balancetonporc. D’abord, la parole se libère avant ensuite de faire évoluer les lois. Pour moi, le film permettra, dans 10 ou 20 ans, qu’on puisse se retourner sur le mouvement et savoir ce qu’était Nuit Debout. Certains disent que les discussions sont un peu arides, mais oui : changer le monde, c’est autre chose que le cortège de tête ou des manifestations « plan-plan » avec la CGT .
La question géographique est aussi intéressante : le film traduit, avec des cadres serrés, que le mouvement reste principalement focalisé sur la place, en écho au mouvement espagnol de Madrid. Pourtant on a l’impression ici de la mise en place progressive d’un certain entre-soi. Est-ce que c’est fidèle à la jeune histoire du mouvement ?
Nuit Debout n’a pas existé que sur la place de la République. Rien qu’à Paris, il y en avait une place des Fêtes, une autre dans le 13ème arrondissement et aussi en banlieue. Certes, nous étions insuffisamment en lien les uns avec les autres. Mais aujourd’hui, que Nuit Debout n’existe plus, ce n’est pas grave. L’esprit a perduré dans un certain nombre de structures. Moi-même, je travaille sur un projet qui vise à créer une application alternative à Deliveroo : ce sera un clone de l’appli, donnée aux livreurs pour qu’ils puissent s’organiser entre eux et se libérer de l’application initiale. Ce projet est mené par des anciens de Nuit Debout. D’autres ont monté le Front Social, qui prône un syndicalisme moins hiérarchique et plus horizontal. D’autres encore se sont engagés dans le Camp Climat. Les structures disparaissent mais les liens restent. C’est moins visible mais Nuit Debout est une bulle qui en a provoqué d’autres. J’aime la fin du film car on voit des gens qui continuent de parler ; et le plus important, c’est de nous faire réfléchir sur la façon dont nous consommons, dont nous votons… L’image de l’archipel qu’utilise le mouvement Alternatiba correspond bien à cette idée. Pour le moment, c’est épars mais quand on pourra tous les réunir, ces archipels, on se rendra compte que l’on peut changer de banque, de fournisseur d’électricité, regarder des films, faire ses courses autrement… Qu’on peut en définitive tout faire différemment.
Propos recueillis par Nicolas Bole
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