Nous sommes heureux d’accompagner, cette année encore, les festival des Écrans documentaires , qui se tiendra du 3 au 8 novembre à Arcueil. Avec, pour cette édition, deux thématiques (d’actualité) très fortes : les réfugiés et l’environnement. La manifestation met aussi à l’honneur plusieurs films remarquables, parmi lesquels « Je suis le peuple », « Les messagers », « Spartacus et Cassandra » ou encore « La Télé ». Présentation avec l’édito d’Eric Vidal et les précisions de Noël Burch sur son dernier essai, « L’Océan et l’oubli », qui ne seront pas sans faire écho à cet article de Camille Bui

Capture d’écran 2015-10-29 à 23.17.25Et maintenant ? – Éditorial

Dans un plan télévisuel resté célèbre, l’ingénieur agronome René Dumont, premier candidat écologiste déclaré à l’élection présidentielle de 1974, achève son intervention en buvant un verre d’eau devant les téléspectateurs. Avant de conclure avec ce geste étrangement cinégénique – qui préfigure, toujours à la télévision, le plan de 52 secondes de chaise vide désertée par Valérie Giscard d’Estaing lors de sa défaite à l’élection présidentielle de 1981 –, René Dumont a expliqué avec des chiffres et des mots simples que, vers la fin du siècle : « si nous continuons un tel débordement » [comprendre : l’épuisement accéléré de toutes les ressources], « l’eau manquera ».

Ce plan ne figure pas dans le travail d’Henry Colomer (que nous montrerons dans la fenêtre My country is cinema) sur la naissance et l’expansion de la « Télé », aussi illimitée et dévorante que les économies globalisées. Mais il y aurait eu toute sa place. Stupéfiant montage à base d’archives télévisuelles, le film de Colomer couvre en effet une période qui s’étend de 1947 à 1970.

Conjuguant la métonymie aux implacables réalités du terrain, Les Écrans documentaires posent cette année deux temps forts. En préfiguration de la Conférence sur le climat qui se tiendra à Paris à la fin de l’année, le premier temps met le cap sur les océans – curieusement mis en retrait des préoccupations de la COP 21 alors qu’ils sont des régulateurs climatiques essentiels. C’est par une entrée en diagonale que nous aborderons cette question en nous arrêtant sur le destin des travailleurs de la mer, ces artisans pêcheurs qui vivent de ressources de plus en plus menacées par le réchauffement de la planète, les pollutions diverses et l’amenuisement des stocks de poissons. Déployée sur quatre films, dont le très rare et bouleversant Minamata du japonais Noriaki Tsuchimoto, c’est sur cette ode maritime d’images et de sons, économique autant qu’archaïque, que nous sommes conviés à embarquer.

Le deuxième temps fort de cette édition revient sur la situation tragique des migrants, ou des réfugiés, la terminologie ne cessant de varier au gré des périodes et des situations (d’abord « clandestins » puis « exilés »). Ces approximations et ces confusions favorisent tous les amalgames, le terme « terroriste » étant désormais régulièrement convoqué. Personne n’aurait pu imaginer aux Écrans Documentaires ou ailleurs que cette question, déjà prégnante depuis plusieurs années sur le continent européen, prendrait une ampleur aussi inattendue et inédite par le flux ininterrompu des candidats à l’exil et le nombre considérable des morts et des disparus en mer méditerranée. Face à ces bouleversements, les gouvernements européens ne devraient-ils pas « ouvrir les frontières » comme le suggère, à bas bruit, de nombreux chercheurs ? Plutôt que de céder aux humeurs d’opinions publiques en la matière très versatiles. Car, à terme, cette absence de réflexions plus globales et de projets politiques autres que sécuritaires, émotionnels ou incantatoires risque d’instaurer l’idée pernicieuse et très dangereuse d’une « hiérarchisation » des corps selon leurs origines (géographiques, nationales, ethniques, religieuses, économiques, sociales, éducatives, etc.). Certains migrants « méritant » dès lors d’être mieux accueillis, traités ou secourus que d’autres.

Pour emprunter au livre de Susan Sontag le titre de l’un de ses derniers ouvrages, c’est peut-être « devant la douleur des autres », échelle modeste mais pourtant cruciale, que les formes et les registres cinématographiques sont les plus aptes à tirer leur puissance de témoignage. En nous mettant devant cette obligation à « prendre position », comme le soulignait l’essayiste américaine à propos de la photographie de guerre. Le travail obstiné du cinéaste Jérémy Gravayat est tendu vers cet objectif. Il en résulte des réalisations à hauteur d’homme, faites d’intenses proximités humaines et d’engagement personnel sur le terrain des luttes – ces bidonvilles où l’on expulse sans vergogne à l’abri des regards. Mais la caméra n’a pas immédiatement sa place dans les rencontres, le cinéaste préférant d’abord ouvrir des espaces pour la parole et l’amitié.

Films en pellicule, enregistrements sonores, textes, archives, journaux, photographies : le montage des ces éléments hétérogènes produit chez Gravayat une pensée politique et de nouvelles possibilités de connaissance. Sur les mécanismes de pouvoir qui broient les individus, autant que sur les vies minuscules, mais dignes, des « petites gens » sans défense. Un écho, pas si lointain, qui résonne avec l’histoire des migrations.

Avec plus de trois cent films inscrits cette année, la compétition reflète pour partie ces tremblements du monde. De l’impossible (?) réconciliation rwandaise au découpage géopolitique ubuesque et violent qui scinde la Lituanie et la Biélorussie ; des récits fantomatiques de la décolonisation au Maroc au journal intime d’un retour en Algérie, les films de cette sélection, forcément subjective, portent en bandoulière l’effervescence physique autant que mentale des territoires explorés. Revisiter le passé pour éclairer le présent ? Les films de Peter Nestler (Tod und teufel) et de Walter Heynowski et Gerhard Scheumann (Kommando 52) interrogent la manière dont l’histoire coloniale nous parvient avec des formes visuelles et sonores. Peut-on faire acte d’historien avec les moyens du cinéma ? La réponse est sans nul doute affirmative quand elle permet au montage – ici des documents produits par les protagonistes eux-mêmes (le Comte Eric Von Rosen ; les mercenaires allemands au Congo) – de réactualiser le passé au cœur de notre modernité. Une posture à bien des égards salutaire au sein d’une Europe tétanisée par la montée de toutes les intolérances.

Eric Vidal
(Pour Les Écrans documentaires)

L'océan et l'oubli - © Doc.Eye Films
L’océan et l’oubli – © Doc.Eye Films

A propos de L’Océan et l’oubli Le « Film-essai », par Noël Burch

Il y a 40 ans, j’ai peut-être été le premier à lancer le concept du film-essai, dans mon premier livre, Praxis du cinéma. J’étais encore intellectuellement jeune et plutôt apolitique, et cette notion était assez floue dans ma tête. J’établissais une différence entre le film-essai et le documentaire au sens classique du terme, qui est supposé rendre objectivement compte de la réalité ; mes mauvais objets étaient Flaherty, Grierson et les films du GPO anglais (Harry Watt, Basil Wright, etc.).

Le but d’un film-essai étaut de faire passer des idées ; et c’était aussi d’inventer des formes complexes, des ambiguïtés structurées, et surtout de s’éloigner des normes linéaires du documentaire classique et du cinéma « Hollywoodien » en général.

Il faut noter que la plupart des modèles que j’ai choisi étaient bien plus « à gauche » que moi à cette époque : L’hôtel des Invalides de Franju, Salvatore Giuliano de Rosi, la période centrale de Godard, Dziga Vertov et aussi certaines expérimentations de la télévision française… L’essentiel de la notion pour moi était le mélange d’approches stylistiques et matérielles ; d’images de fiction se fondant, peut-être imperceptiblement, avec le cinéma-vérité, des images d’archives, d’autres prises en caméra cachée, etc.

De telles discontinuités étaient censées créer, d’une façon ou d’une autre, la célèbre « distanciation » théorisée et pratiquée par Brecht. C’est en tout cas ce que j’ai commencé à revendiquer après m’être radicalisé en 1968. Mais cette approche, je la vois aujourd’hui dans l’ensemble comme un positionnement moderniste : s’impliquer dans un film (ou une pièce de théâtre, ou un roman) était en soi-même un mauvais objet, une relation « hollywoodienne » entre l’écran et le spectateur. J’étais en train de rationaliser ce qui était en fait une pure préférence esthétique basée sur l’idée gauchiste que la « transparence » de l’artefact de la culture de masse entraînait « l’aliénation » du grand public.

Je rejoignais ainsi cette notion néfaste mais toujours à la mode dans certains milieux que la radicalité dans l’art est équivalente à la radicalité politique. Le film-essai a commencé à se répandre dans les années 70 et le début des années 80. En France, j’ai eu pour la première fois l’occasion de le mettre en pratique avec André S. Labarthe, Janine Bazin et Jean-André Fieschi pour Cinéastes de notre temps (1966-71) puis à nouveau au milieu des années 80 avec Une histoire sociale du cinéma en six épisodes pour FR3 et Channel 4. Mais c’était principalement en Angleterre que le film-essai s’est développé, pendant les débuts grisants de Channel 4, et grâce à d’audacieux programmes financés par le Arts Council et le BFI Production Board. J’ai personnellement eu la possibilité de faire trois moyens métrages par ce biais, comme beaucoup d’autres d’ailleurs, dont plusieurs de mes anciens étudiants du Royal College of Arts (Ed Benett, Anna Ambrose, Phil Mulloy…). Et je me souviens avoir été naïvement irrité lorsque The Impersonation que j’avais co-réalisé avec Christopher Mason pour l’Arts Council, a gagné le prix du « meilleur film expérimental » au festival de Melbourne. Pourquoi « expérimental » me demandais-je ? Pour moi, c’était bien la forme que le « documentaire » devait prendre.

Aujourd’hui ce genre de film est plutôt démodé, puisque l’audimat est roi et les spectateurs considérés trop stupides pour comprendre quoi que ce soit d’un tant soit peu complexe… Et ainsi, L’océan et l’oubli, qui a été une tentative de continuer cette entreprise inachevée, a été fait à contre-courant. Quand est apparu à Allan et à moi l’idée de faire un film à partir de Dismal Science, le principal essai de sa Fish Story, duquel j’étais tombé amoureux en en faisant la traduction française, on a tous les deux pensé à faire quelque chose dans cette veine là, mélanger des petites fictions, et même des collages surréalistes, avec des reportages de cinéma-vérité, des images d’archives, etc. Ce fut un programme trop ambitieux, pour toutes sortes de raisons pratiques et de frictions autant artistiques qu’idéologiques, au sein d’une coproduction complexe.

Je pense que ce qui ressort principalement ici du concept original de film-essai est cette structure quelque peu décousue, assez largement discontinue et souvent digressive. C’est de toute évidence un film qui force le spectateur à rester alerte, mais il n’est en aucun cas obscur, du moins je l’espère

Un sujet tel que celui-ci, le fléau de la globalisation et du capitalisme productiviste, même si regardé uniquement dans la limite de ses activités maritimes et celles qui lui sont directement associées, est si vaste que le film ne peut être considéré que comme un échantillonnage… mais de manière, nous l’espérons, à en suggérer l’ampleur et l’horreur des dégâts ainsi que la logique derrière les mutations en cours… C’est donc un film qui devra être prolongé par d’autres moyens…

Noël Burch

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