Belle découverte au dernier festival Cinéma du Réel au Centre Pompidou, à Paris – festival dont Le Blog documentaire est partenaire. East Hasting Pharmacy, d’Antoine Bourges, nous plonge au cœur d’une petite pharmacie de quartier à Vancouver. Un documentaire sobre qui se joue de part et d’autre d’une vitre en plexiglas…

Le film voyage pour l’instant de festivals en festivals. L’analyse qui vous est offerte ici a initialement été publiée dans la revue Images documentaires.

Le premier plan du film le désigne : l’enjeu du documentaire d’Antoine Bourges se situe de part et d’autre de la vitre en plexiglas qui scinde l’espace d’une petite pharmacie de quartier au Canada. D’un côté, une laborantine et ses préparations – la fiction. De l’autre, des patients et leurs souffrances – le documentaire. Présentation dichotomique inhabituelle, mais nécessaire : East Hasting Pharmacy est une reproduction. Le local, le décor, les doses de médicaments… Tout est factice, ou du moins reconstruit. La pharmacienne, Shauna Hansen, est comédienne, mais ses clients (ainsi nommés par le générique) sont effectivement des toxicomanes en phase de sevrage. Ce dispositif était le prix à payer, selon le réalisateur, pour pouvoir porter un libre regard sur ce microcosme.

Nous sommes à Downtown East Side, quartier pauvre de Vancouver miné par la prostitution et la criminalité, mais nous ne verrons rien de cet environnement. Le cinéaste nous installe dans un huis clos aseptisé où défilent des toxicomanes en manque venus chercher leur dose quotidienne de méthadone. « Harvey, 85 », « Rick, 60 » ; un nom, un nombre : code d’accès au médicament à ingurgiter devant la pharmacienne. L’opération est expéditive : les clients quittent les lieux sitôt le liquide coloré avalé, et la caméra fixe ne bouge pas. Elle ne les accompagne pas dehors ; l’endroit de leurs peines personnelles et de leurs douleurs intimes ne constitue pas le propos du cinéaste.

 

Ce qui fonde sa démarche, c’est la méticuleuse attention qu’il porte à ce qui se joue et se déjoue dans cette enceinte. Il scrute les visages, les regards et les petits gestes qui peuplent ce rituel très particulier. Il s’attache aux négociations des patients avec la laborantine, pour utiliser un téléphone ou obtenir des doses à emporter en dehors de toute prescription médicale… Dans cette pièce très bien ordonnancée, nous sommes soumis à ce récurrent champ/contre-champ qui structure – et rigidifie – la représentation. Les enjeux narratifs et esthétiques se déploient dans ce système ; le spectateur contraint entre le visage placide de la pharmacienne et les têtes baissées de ses clients. Toutes les attentions convergent vers cette vitre en plastique incassable – nerf sensible de la composition.

De part et d’autre du plexiglas, les discussions achoppent régulièrement sur l’évocation d’une tierce personne, « Aisha », l’autre pharmacienne que jamais nous ne verrons à l’écran mais qui serait plus conciliante. Les malades semblent avoir des habitudes particulières avec elle. L’évocation de ce hors-champ interpelle, et trahit finalement la construction du documentaire. Si ceux qui fréquentent cette pharmacie invoquent et réclament l’interlocutrice absente, c’est que la pâle copie qu’on leur en offre est désespérante d’intransigeance et de rigidité. Ils jouent avec cette raide et inflexible fiction, semblant nous suggérer qu’ils s’accommodent finalement mieux d’un réel plus souple et arrangeant.

Deux régimes narratifs et plastiques se dessinent, et se tutoient. De ce dialogue entre les deux faces de la narration naît ce quelque chose de plus, indéfinissable mais captivant, qui fonde l’originalité du documentaire d’Antoine Bourges. Cette interface de plexiglas agit comme le miroir du monde sur lequel l’un et l’autre aspect du film se reflètent. Point de fixation non hermétique sur lequel se joue la porosité des genres, cette vitre est le lieu de la cristallisation et de la circulation des affects. La confrontation de l’imperturbable laborantine à ses fragiles clients au cœur de East Hasting Pharmacy montre finalement que la friction avec la fiction ouvre pour les cinéastes un champ des possibles très fécond, et pour le spectateur des pistes de lecture tout aussi fertiles.

Cédric Mal

Plus loin

Entretien avec Antoine Bourges dans le Journal du Réel #7

Fiche technique
Réalisation : Antoine Bourges.
Production : Medium Density Fibreboard Films, 2011.
Canada
HD, Couleurs, 46 minutes.
VOSTF

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