Où l’on retrouve avec curiosité et intérêt Laurent Cibien et Edouard Philippe. Deux ans après l’épisode 1 d’« Edouard, mon pote de droite », le réalisateur revient avec un deuxième film sur la fabrique du pouvoir dans la France contemporaine. Avec le même personnage depuis devenu Premier ministre. Le documentaire est diffusé ce mardi 15 mai à 22h30 sur France 3.

Une chose est certaine, et c’est une bonne nouvelle pour la série : ce deuxième épisode n’aurait pas été aussi bien exposé sans la nomination du « pote de droite » à Matignon.

Car l’histoire de la fabrication de ce deuxième opus épouse celle du premier : c’est TVM Est Parisien, une chaîne locale basée à Montreuil, qui permet d’enclencher la production. Les rayons de France 3 étaient déjà remplis de projets sur les primaires et la campagne présidentielle, mais la chaîne nationale se dit intéressée par la suite du travail de Laurent Cibien, qui continue de filmer son personnage dans son nouveau costume de Premier ministre. Le diffuseur décide tout de même de voir ce deuxième épisode. Suffisamment convaincant pour le « rattraper » et le diffuser, comme ce fut le cas avec le premier. Et cela, même si la durée du film (90 minutes) ne correspond pas tout à fait aux formats habituels de la chaîne pour ce genre de thème. Laurent Cibien est ravi : « En plus, France 3 me fout une paix royale ! »

 

Changement de décor

Toile de fond du film, la campagne de la primaire de la droite (et du centre) n’est qu’un décor. L’enjeu pour Laurent Cibien reste le portrait au long cours de son ancien camarade de classe qu’il a initié lors de la conquête de la mairie du Havre en 2014 – film à propos duquel nous avions d’ailleurs émis quelques réserves.

Ici, le match s’annonce d’emblée plus sportif. C’est énoncé dès la première séquence, après plusieurs vues du Havre : Edouard Philippe est saisi dans son entraînement de boxe ; l’attention du cinéaste déjà portée sur le jeu de jambes, l’art de l’esquive et la capacité de rendre les coups de celui qui est alors porte-parole d’Alain Juppé.

Le changement de décor opère en faveur du réalisateur, qui concède : « Les municipales au Havre étaient finalement très peu idéologiques, il n’y avait que peu de prise pour le débat d’idées ». Là, dans une campagne d’envergure nationale, les enjeux politiques sont plus forts, plus clivants aussi ; la confrontation entre le filmeur et le filmé n’en sera que plus piquante, et instructive.

Le changement de décor concerne également, a posteriori du tournage, le personnage principal. Edouard Philippe est désormais Premier ministre ; autrement dit : le spectateur connaît la suite de l’histoire que se propose de raconter ce film. « L’effet est assez vertigineux, confie Laurent Cibien, tout d’un coup je suis en train de réaliser un film qui appartient à l’Histoire, certes très immédiate, mais mes images deviennent des archives ».

Et ce n’est pas un détail, c’est un impact fort en termes de dramaturgie. Le réalisateur nous l’explique : « Pour la narration, j’étais plutôt content que Juppé perde. Si le film avait suivi la victoire de ceux qui étaient persuadés de gagner, ça aurait été chiant. Mais le mec – mon pote – qui a perdu, a finalement gagné ! Et ça change tout. » A commencer par le montage, initié en janvier 2017, après cette primaire mais avant le terme de la présidentielle. Face aux aléas de la campagne, le projet est mis en attente, et le travail a repris après l’élection d’Emmanuel Macron pour prendre toute la mesure des regards que les spectateurs allaient porter sur celui qui dirige aujourd’hui le gouvernement français.

Deux amis

Laurent Cibien filme les pas d’un homme pressé. Le motif revient à intervalles réguliers dans le film : plongée sur ses pieds, Edouard Philippe marche vite – et il faut suivre le mouvement.

50 jours de tournage, entre 2014 et 2017, et une relation qu’il ne faut jamais perdre de vue : ce sont deux amis qui se font face par le truchement de la caméra, même si les deux hommes ne partent pas en vacances ensemble : « Ce n’est pas un pote au sens strict, disons que nous sommes ‘potes avec caméra’, on ne se voit jamais sans. ». Deux hommes qui finalement se mettent en scène l’un l’autre ; le cinéaste et le politique, un deal et un duel. « C’est un pote et je l’aime bien pour plein d’aspects, mais je ne suis pas d’accord avec lui politiquement. »

Laurent Cibien est le copain, le confident, celui à qui ont se livre sans trop de calculs ; pas l’invité ou l’accepté, mais celui qui rentre par la fenêtre quand la porte est close, et personne n’y trouve rien à redire. Comme dans le premier épisode, le cinéaste laisse toutefois Edouard Philippe énoncer le pacte filmique lors d’une réunion autour d’Alain Juppé : « Laurent Cibien est présent ici, c’est un affreux gauchiste, mais c’est aussi un ami. Ça fait dix ans qu’il tourne un documentaire sur moi en espérant qu’un jour que je devienne quelque chose. (…) Et si je lui demande de ne pas filmer, il ne filme pas si ça gêne quelqu’un ». C’est la seule concession faite par le cinéaste, entièrement libre de monter ensuite le film qu’il désire. Et en dépit des apparences ici sauves, contrairement au premier épisode, c’est désormais Laurent Cibien qui mène clairement la danse.

Ce couple de duettiste cristallise le sel du film. D’aucuns en retiendront les saillies d’Edouard Philippe, ici dans un déjeuner de presse (pour « porter la parole » d’Alain Juppé), là dans une confidence face à un écran de télévision (« Manolo [Valls], il est de plus en plus marqué. Ça doit être dur d’être premier ministre ») ou encore dans ses pronostics rétrospectivement hasardeux (« Je crois que je suis à peu près d’accord avec [Emmanuel Macron] sur tout mais je ne crois pas du tout à ses chances. »)… Mais ce sont plutôt ses regards qu’il faut écouter, et la relation qu’il entretient avec le cinéaste qu’il faut sonder…

 

Trois regards

Le premier est très noir. Après une manifestation sous les fenêtres de sa mairie, Edouard Philippe est agacé, plein cadre, par les questions de son ami. Ils ne sont pas d’accord sur l’interprétation des événements. L’élu conteste la représentativité des grévistes, cette « irruption du peuple dans les affaires publiques » qui n’en est pas une, selon lui… Deux visions du monde, irréconciliables, s’affrontent. Ce dispositif frontal est ensuite rejoué dans un train à propos de l’élection de Trump et du Brexit ; mêmes échanges à fleurets mouchetés un peu plus tôt dans une voiture à propos du populisme. Étonnantes séquences dans lesquelles un politique, très à l’aise et détendu, aussi fin que drôle et apparemment honnête (« Je ne sais pas », « Je n’en pense rien d’intelligent »), se voit opposer le point de vue d’un auteur, tout aussi fort mais formulé différemment, avec les moyens du cinéma.

Le deuxième regard est un coup d’œil. En marge d’une réunion publique, interrogé par Canal+, Edouard Philippe doit répondre sur le rêve de son interlocuteur qui l’a imaginé ministre des Transports d’Alain Juppé. Visiblement gêné par le caractère saugrenu du questionnement, il a une œillade furtive pour la caméra de Laurent Cibien. Manière de s’assurer que son ami filmeur est bien là ; manière de dire sans le vouloir – lapsus visuel – que la confiance qu’il accorde ne concerne pas les caméras de télévision. Le politique, bien conscient que ce qu’il se joue dans la démarche de Laurent Cibien concerne davantage la postérité.

Le troisième est un « salut », et une autre marque qui signe la relation entre les deux hommes. Filmé en marchant dans la rue après un « déjeuner de presse », Edouard Philippe explique l’importance stratégique de ces rendez-vous. « Tu dis tout ce que tu penses ? – Oui, tout ce que j’ai dit, je le pense vraiment ». Puis, le porte-parole s’éloigne ; le cinéaste s’arrête, immobile. Le futur Premier ministre se retourne, s’inquiète de la présence de son « pote » qui ne lui a pas emboîté le pas… « Mais t’es où ? Ah, t’es là ! Bon ben, salut alors ! ».

La densité du personnage s’épaissit à mesure que la distance critique posée par le réalisateur s’affermit. Laurent Cibien tente de se glisser derrière les apparences, de trouver le bon angle, la juste place pour travailler la complexité de ce qu’il découvre. Il en va des cadrages (Edouard Philippe régulièrement filmé à contre-jour), mais aussi du montage signé Claude Corennec, et de la musique composée par Damien Lefèvre. Une composition faite de rythmes et de contrastes qui risque bien de faire rentrer cette série parmi les références des films politiques, aux côtés de Raymond Depardon, Yves Jeuland, Jean-Louis Comolli ou encore Avi Mograbi.

Round 3

Mais alors que pense vraiment Edouard Philippe d’une telle entreprise ? Laurent Cibien nous explique la réponse de son personnage, restée dans les rushs. On y voit l’ancien maire du Havre répondre qu’il trouve intéressant et excitant de travailler sur une série de si longue durée, qu’il est touché par la pugnacité d’un réalisateur qui ne lâche jamais l’affaire, et qu’il est séduit par « quelque chose de l’ordre du jeu, comme une partie de poker ». Mais le réalisateur de préciser tout de suite : « Il se fait confiance dans ce qu’il donne pour ne pas se mettre en danger ».

Laurent Cibien poursuit donc aujourd’hui l’aventure, et voit toujours régulièrement Edouard Philippe, qui prend sur son temps « privé » pour le recevoir dans son bureau de Matignon. Un chef opérateur a été ajouté au dispositif. Le film pourrait être une succession d’interviews d’un homme « aux manettes », comme l’expose le titre de cet épisode à venir. « Quelle histoire ! On n’y aurait pas cru au début. Les gens nous l’auraient dit, on aurait répondu : ‘Oh, ben peut-être pas quand même ! ». Mais pour découvrir la suite de ces propos d’Edouard Philippe, il faudra attendre qu’il ne soit plus Premier ministre…

Qui a le plus de chance dans l’aventure finalement ? Le réalisateur, d’avoir pu saisir la surprenante ascension d’un homme politique ; ou l’homme politique, d’avoir pu croiser la route d’un réalisateur aussi sensible que méticuleux ? L’Histoire devrait retenir à la seconde option…

Cédric Mal

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