Daniel Deshays est l’un des principaux théoriciens des matières sonores au cinéma. Lui-même ingénieur du son, il est l’auteur de deux ouvrages de référence, sur le sujet, parus aux éditions Klincksieck. Le texte ci-dessous, reproduit avec son aimable autorisation, figure dans son dernier livre (Entendre le cinéma, 2010).

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Comment désobéir

à la loi du synchronisme ?

Il faut observer les phénomènes temporels, chacun dans son rythme particulier, et dans leur point de vue spécifique ; des temporalités multiples coexistent.
La plupart des mouvements visibles de la vie s’associent à un son, c’est ce que reproduit le synchronisme cinématographique : un lien image/son devenu indéfectible. Mais la machine à fabriquer du synchronisme nous permet dans le même temps de l’utiliser à l’envers. Cet envers, c’est autant la possibilité de caler au point de synchro des sons qui ne correspondent pas à ce que l’image laisse supposer que celle de maintenir la relation son/image dans un décalage constant, partiellement ou totalement non synchronique.

On sait qu’il faut très peu de sons synchrones pour instaurer tout un film sous la règle générale  du synchronisme. Tous les non synchrones qui y seront ajoutés seront simplement pensés hors-champ mais resteront considérés comme appartenant au même espace/temps. De nombreux films, comme Paysage de Sergeï Loznitsa ou Là-bas de Chantal Akerman, peuvent nous servir d’exemple. Offrant peu ou pas de point de synchro, ils ont cependant pu être partiellement ou totalement enregistrés avec du son direct. C’est le cas de Là-bas pour lequel tout le son hors-champ de la rue, situé en contrebas de l’appartement, est synchrone, mais où les sources des sons demeurent inaccessibles à la vue ; tandis que les sons plus proches, situés dans l’appartement, derrière la caméra, paraissent aussi relever du même direct, alors qu’ils sont bruités en auditorium.

Image de « Là-bas », de Chantal Akerman (2005)

A l’inverse, dans son film Blockade, le même Sergeï Loznitsa a bâti un espace sonore global. Il bruite tout ce qui bouge dans des images tournées muettes, provenant d’archives issues des neuf cents jours du blocus de Stalingrad. Cette richesse dans la sonorisation semble curieusement affaiblir le film, au demeurant très puissant. On ne comprend pas bien d’où vient notre réticence. C’est un doute qui nous tient à l’écart, non seulement de la bande son, mais de toute l’entité du film. Il se produit en nous un curieux sentiment qui nous empêche d’y adhérer et encore moins d’y pénétrer. Ces images conservent leur statut d’images muettes, tout comme un film colorisé demeure un film noir et blanc. Tout au long de la projection, ce bruitage reste un excès.

Bon nombre de films muets tartinés de musique couchée sur leur support produisent en nous un sentiment voisin. Non que le muet interdise sa sonorisation vivante, dans la salle, mais ce dont nous sommes au moins sûrs à l’écouter, c’est qu’on ne peut les sonoriser ainsi. Dans les fictions, l’interprétation outrancière des acteurs du muet peut être tempérée par l’apport de musique, le rythme des images peut aussi en bénéficier, mais la musique doit demeurer vivante, c’est-à-dire jouée dans la salle, pour ramener la sensation de supplément de présence des corps, que l’absence de voix in produit en nous. Dans la séance où l’orchestre joue en direct, le son se situe du côté du public, ce qui n’est pas le cas de la musque de film enregistrée qui passe du côté de la réalisation alors qu’en réalité le réalisateur n’a jamais placé cette musique sur ces images… Cela n’aboutit pas du tout au même résultat.  Place t-on de la musique dans les expositions de photos ?

Ici apparaît le fait que remplir de sons les pistes de l’enregistrement ne suffit pas. Cet exemple rappelle à ceux qui pensent que le fait de s’occuper plus du son au cinéma règlerait tout. Ce n’est pas si simple. Le son du film Paysage répond à une démarche inverse.

Image de « Paysage », de Sergueï Losnitza (2003)

Partant de l’extérieur d’un village russe, ce documentaire nous y introduit peu à peu en usant de panoramiques successifs de 360°, conduits sous la régularité implacable d’un pied à tête motorisée. Ils se terminent à chaque tour par l’entrée dans le champ d’un volet qui met l’image au noir. Le cinéaste se rapproche ainsi par petits bonds du centre ville jusqu’à atteindre un arrêt d’autobus. Là, durant des heures, un groupe attend, dans le froid, l’improbable arrivée du bus quotidien. Le cheminement jusqu’à cette place s’effectue en croisant, lors de brefs passages, des piétons, des voitures ou des motos qui confirment le caractère direct de la bande sonore.

Ces passages suffisent à inscrire la loi du synchronisme comme référent, un référent qu’on pourra d’autant mieux abolir par la suite. En effet, une fois arrivée sur la petite foule en attente, la caméra balaye les visages dans un cadrage serré. Cette distance laisse supposer que les voix des personnes de ce groupe nous seront données à entendre à mesure qu’elles apparaîtront. Il n’en est rien, et le travail mené par Loznitsa nous conduit bien ailleurs. En demandant à son ingénieur du son de se glisser parmi eux avant le tournage, pendant dix jours, il a prélevé clandestinement leurs conversations.

Ce travail en immersion fait entendre une parole libre, autonome, parfois rendue intime grâce aux confidences dues aux amitiés qui s’y devinent. Il en résulte des propos qui révèlent la fragilité de la situation sociale du pays, ici l’Union soviétique. Dans cette totale franchise, les déclarations nous stupéfient à mesure qu’elles dévoilent les conditions de vie de ces citadins. Il y est question de vols, de bandes organisées, de désir de crime, on dénonce la vente de viande recongelée et on déplore l’alcoolisme. Suivent les problèmes de santé, de mort en hôpitaux, de jeunes en fin de vie, irradiés à Tchernobyl, de tragiques retours de guerre de Tchétchénie ou d’Afghanistan.

Construire à partir d’un dispositif sonore indépendant de tout synchronisme a permis à Sergeï Loznitsa d’échafauder la progression sonore de son récit. En effet, si nous faisons face à des êtres qui attendent, nous les voyons peu parler ensemble. Ce que nous écoutons semble se situer hors cadre. Est mis en œuvre une double perception où la conscience d’entendre demeure séparée de la vision. Notre capacité associative nous pousse à relier chaque son à l’image qui l’accompagne, à tisser sans cesse des liens. Nous voulons à toute force associer le visage qui apparaît à l’écran, à cette voix que nous venons d’entendre hors champ. C’est celui-ci qui vient de parler, se dit-on, lorsque le panoramique révèle un nouveau visage, on en est sûr. Ou bien nous pensons que la voix que nous entendons sur ce visage muet appartient à son interlocuteur, ce plan prenant alors valeur de contre-champ. En somme, nous ne cessons de rétablir le synchronisme auquel le vivant nous a habitués.

Ceci tendrait à démontrer que si l’expérience cinématographique se construit sur la base du synchronisme, sa présence constante n’est pas la condition sine qua non de l’existence du cinéma sonore. On peut construire un dispositif libre bien que proche du synchronisme et qui joue de l’espace et du temps. Le renouvellement incessant de l’image dans sa métrique, additionné à l’exiguïté de notre fenêtre de conscience, c’est-à-dire à la courte durée de la persistance mnésique des événements est à la base de notre expérience temporelle active. C’est à partir de cela que nous devons travailler, sans croire indispensable de devoir répondre à la machine dominante et de la prendre globalement pour argent comptant.

Daniel Deshays

Les précisions du Blog documentaire

1. Daniel Deshays est ingénieur du son, responsable de l’enseignement du son à l’ENSATT (Lyon) et à l’ENSBA (Paris). Réalisateur sonore de nombreuses œuvres théâtrales, cinématographiques et discographiques, il est l’un des principaux théoriciens des territoires du sonore au cinéma. Il a publié deux ouvrages de référence sur le sujet aux éditions Klincksieck : Pour une écriture du son (2006) et Entendre le cinéma (2010). Le texte ci-dessus, publié avec son aimable autorisation, est issu de son dernier ouvrage.

2. Vous pouvez voir un extrait de Paysage sur le site de l’Institute of documentary film. Sergueï Loznitsa présente aussi un site personnel très riche, avec notamment un entretien avec Serge Meurant paru dans la revue Images documentaires en 2004.

Daniel Deshays – atelier radio Grenouille 88.8 FM

3. Daniel Deshays a développé une vaste réflexion sur la mise en scène du son en soulignant ses qualités visuelles, architecturales et plastiques. Il s’est intéressé aux matières sonores au-delà des simples dialogues ou de la musique pour tenter de mettre en lumière le potentiel dramatique et discursif du matériau, au-delà même du cinéma.

Le son est donc ici considéré pour lui-même, indépendant. Objet de création trop souvent subordonné à la toute puissance de l’image, il s’agit de repenser sa place trop souvent uniformisée par l’industrie cinématographique.
Transgressions, déplacements, ellipses, asynchronisme… Le documentaire offre un terreau fertile aux expérimentations susceptibles de lui redonner son autonomie, et ce dès sa conception, son écriture.
Daniel Deshays définit sa propre pratique en ces termes :

« L’écriture sonore est conçue par celui qui traque le son, qui le traite et qui le joue, dans le temps de la traque, du traitement et du jeu ;
seul celui qui le produit peut l’inventer et le mettre en scène
« 
. (Le Monde, 2004).

4. Pour une perspective élargie dans l’exploration des potentiels sonores de la représentation cinématographique, on citera notamment les ouvrages de Michel Chion : L’audio-vision (Armand Colin, 2005, 2e édition), La musique au cinéma (Fayard, 1995) ou encore Le cinéma, un art sonore (Cahiers du Cinéma, 2003).

3 Comments

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