Daniel Deshays est l’un des principaux théoriciens des matières sonores au cinéma. Lui-même ingénieur du son, il est l’auteur de deux ouvrages de référence, sur le sujet, parus aux éditions Klincksieck. Le texte ci-dessous, reproduit avec son aimable autorisation, figure dans son dernier livre (Entendre le cinéma, 2010).

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Pourquoi préfère t-on le commentaire d’un événement à l’enregistrement sonore de l’événement lui-même ? Cette question doit être précédée de celle-ci : pourquoi magnétophone et microphone n’ont-ils trouvé ni les faveurs du public, ni l’engouement dont ont bénéficié, dès le début du XXe siècle, l’appareil photographique puis la caméra (Deshays, 2006) ? L’enregistrement sonore, mis au point peu de temps après la photo, fut immédiatement voué à la musique. Dès 1900, l’invention de la galvanoplastie, c’est-à-dire la duplication discographique industrielle, a permis aux éditeurs de musique de s’adresser au plus grand nombre, multipliant les œuvres mises au catalogue. Les voix parlées sont d’abord enregistrées pour leur étude scientifique, mais les autres sons du monde n’éveillent que peu d’intérêt.

A contrario, la photo, dès ses débuts et dans tous ses usages privés ou industriels, a su garder contact avec le réel. Nous devons nous demander pourquoi l’enregistrement sonore n’a jamais exercé cet attrait. Préférant le commentaire à l’original, on raconte l’événement plutôt que de le faire entendre.

Ce n’est qu’avec la venue du parlant, et par le truchement de l’image sonorisée, que les sons du monde, offerts dans leur diversité, émergent à travers l’écran. Pourtant, c’est en se concentrant dans le dialogue – espace vivant de la littérature – que le son du cinéma construit d’abord sa bande sonore. Les discours : voix et musique prennent tout l’espace, reléguant le plus souvent le monde des bruits au loin. Parler d’un cinéma muet, plutôt que d’une image silencieuse ou non sonorisée, explique bien la nature de ce qui lui faisait défaut : il s’agirait d’un cinéma à qui manque la parole plutôt que le son.

Pourtant, au point culminant de ce cinéma dit muet, nombre de cinéastes – tels Eisenstein ou Dziga Vertov – firent apparaître dans leurs films des images d’objets émettant : cloches battantes, marteaux-pilons, bielles de machines, hommes et femmes riant ou criant. La rapidité du montage construisait une discontinuité visuelle qui tentait d’approcher les rythmes sonores ; la proximité des cadrages simulait puissances et intensités. L’apparition du cinéma sonorisé fit disparaître cette volonté de manifester par l’image la présence du monde sonore. Ainsi, ces sons du monde étaient désirés tant qu’ils apparaissaient sous leur forme symbolique.  Ce cinéma, qui commence à peine à caler ses musiques et à synchroniser ses voix, intègre peu les sons du monde. Les bruits réels laissent surtout leur place à un nouveau simulacre : le bruitage. Hors le dessin animé, le bruitage n’est guère utilisé comme lieu de création mais plutôt comme objet d’inscription d’un effet de réel, d’un réel calmé. La vérité du bruitage est activée par la synchronisation qui confirme et verrouille les liens avec l’image. Il convient parfaitement à des tournages effectués à cette époque essentiellement dans les studios dont les acoustiques silencieuses raccordent parfaitement avec celles dans lesquelles ces bruitages sont produits.

Le Cuirassé Potemkine (Eisenstein, 1925)

L’histoire de l’enregistrement nous rappelle que le sonore existe d’abord en tant qu’espace du langage. Jouant un rôle tampon, la distance amenée par la narration nous protège du contact direct avec la violence du monde. La violence que le son nous donne à vivre dans son « effet de réel » est toujours perçue comme en direct, comme en train d’avoir lieu. Mais en fait, une fois transposée en récit, la réalité sonore s’offre au second degré. Nous retrouvons là l’effet édulcorant, aussi présent à la radio qu’à la télévision, du commentaire d’actualités offert par le journaliste qui oblitère totalement les sons du direct. Quelques secondes de présence sonore de la guerre ou des émeutes, des cris de l’accidenté de la route ou des pleurs de l’héroïnomane en manque, modifieraient singulièrement la réception de la misère qui nous est pourtant généreusement offerte au quotidien par les médias.

Préférer au réel le commentaire, qu’il soit musical ou verbal, reviendrait à préférer photographier le tableau plutôt que le modèle, préférer recevoir l’objet filtré par l’interprétation, contre l’objet saturé de sa cruelle vérité.

Le son du monde serait-il « inaudible » parce que d’une brutalité insupportable ? Il ne s’agit pourtant pas ici du réel mais de sa simple reproduction enregistrée. Médiatisée, la violence serait-elle encore si insoutenable à entendre qu’on organise cette conjuration ? L’image sonore serait-elle si violente qu’elle n’offrirait de solution que dans sa mise à l’écart ? L’éloquence des sons serait trop puissante ? Ou bien serions-nous si fragiles, même face au simulacre que constitue l’enregistrement lui-même ? L’image sonore aurait-elle une telle force ?

Les médias demeurent pour l’essentiel un espace de discours : conversation entretenue sur un plateau, qui s’en tient au commentaire sans faire valoir le matériau lui-même. Le salon, qui était l’espace domestique auquel la radio s’adressait à ses débuts, est passé à présent de l’autre côté, dans un renversement d’image : c’est l’image d’un salon où l’on converse qui est présenté à des spectateurs auditeurs qui ne seront plus jamais réunis comme avant-guerre autour d’un poste.

Ingénieurs du son – Privat, 1945 – © Archives 13

Indicateur de progrès, le son n’est considéré qu’à travers ses outils et leurs performances, et surtout leur valeur technologique. Des marques comme « La voix de son maître » ou des concepts comme la « Hi-Fi » nous rappellent que la question a toujours été celle de la qualité technique de la duplication. Sur ce chemin, nous n’avons guère progressé : parler son, c’est encore parler technique. Penser que là est la question revient à prendre la qualité du support et de la duplication pour la qualité de prise de son, de sa mise en scène et de son choix artistique. Recopiée sur un mauvais support ou entendue à travers une mauvaise enceinte acoustique, une prise de son réussie demeure aussi attrayante ; elle y conserve l’essentiel de ses qualités imageantes. De nos jours, l’appellation numérique est devenue la nouvelle promesse d’accès à un absolu par la technique. C’est surtout, comme par le passé pour tous les systèmes précédents, un nouvel argument de vente. La qualité esthétique des prises de son, de leur mise en scène et de leur choix demeure toujours en deçà de toute considération, on considère seulement la part informative et la qualité du codage.

De même, on vante les salles de cinéma pour leurs nouvelles qualités sonores alors que seules quelques places situées au centre permettraient de les apprécier. Si la diffusion monophonique s’adressait jadis à tous les spectateurs, la stéréo ne s’est offerte qu’aux sièges de l’axe central et le multicanal ne s’apprécie qu’à la place du prince. On ne peut pas dire que l’édition cinématographique aille vers la conception du public comme collectivité, mais plutôt comme somme d’individus susceptibles d’acheter un produit dérivé pour une écoute ultérieure privée, en « home theatre 5.1 ».

Il faut rappeler que le peu d’intérêt porté à la chose sonore ne date pas d’hier. Face au nombre d’outils, du microscope au télescope et de la loupe aux jumelles, qui permettent depuis la Renaissance d’observer l’image du monde, avant même de pouvoir l’enregistrer, peu nombreux furent ceux conçus pour la perception auditive. L’exception est médicale : le stéthoscope de Laennec demeure un rare exemple qui perdure. (Il n’est question ici bien sûr ni de prothèse [lunettes et sonotones] ni de transmission radio, télévision ou téléphonique mais d’outils ordinaires d’observation du monde.)

L’enregistrement familial a confirmé ce déséquilibre. Et, bien que les magnétophones dédiés au grand public possèdent encore parfois une prise pour brancher un micro, très peu d’acquéreurs s’approprient ce moyen de fixer quelques instants privés remarquables. Si chacun peut connaître quelques exceptions, que représentent-elles face aux millions de photos, de films et de cassettes vidéo familiales enregistrés à ce jour sur la planète ? Aujourd’hui, si téléphone et walkman possèdent de quoi enregistrer, dans une maigre qualité, l’accès à ces commandes se trouve le plus souvent enfoui dans un dédale de sous-menus inaccessibles.

Daniel Deshays

Les précisions du Blog documentaire

1. Daniel Deshays est ingénieur du son, responsable de l’enseignement du son à l’ENSATT (Lyon) et à l’ENSBA (Paris). Réalisateur sonore de nombreuses œuvres théâtrales, cinématographiques et discographiques, il est l’un des principaux théoriciens des territoires du sonore au cinéma. Il a publié deux ouvrages de référence sur le sujet aux éditions Klincksieck : Pour une écriture du son (2006) et Entendre le cinéma (2010). Le texte ci-dessus, publié avec son aimable autorisation, est issu de son dernier ouvrage.

Daniel Deshays – atelier radio Grenouille 88.8 FM

2. Daniel Deshays a développé une vaste réflexion sur la mise en scène du son en soulignant ses qualités visuelles, architecturales et plastiques. Il s’est intéressé aux matières sonores au-delà des simples dialogues ou de la musique pour tenter de mettre en lumière le potentiel dramatique et discursif du matériau, au-delà même du cinéma.

Le son est donc ici considéré pour lui-même, indépendant. Objet de création trop souvent subordonné à la toute puissance de l’image, il s’agit de repenser sa place trop souvent uniformisée par l’industrie cinématographique.
Transgressions, déplacements, ellipses, asynchronisme… Le documentaire offre un terreau fertile aux expérimentations susceptibles de lui redonner son autonomie, et ce dès sa conception, son écriture.
Daniel Deshays définit sa propre pratique en ces termes :

« L’écriture sonore est conçue par celui qui traque le son, qui le traite et qui le joue, dans le temps de la traque, du traitement et du jeu ;
seul celui qui le produit peut l’inventer et le mettre en scène
« . (Le Monde, 2004).

3. Pour une perspective élargie dans l’exploration des potentiels sonores de la représentation cinématographique, on citera notamment les ouvrages de Michel Chion : L’audio-vision (Armand Colin, 2005, 2e édition), La musique au cinéma (Fayard, 1995) ou encore Le cinéma, un art sonore (Cahiers du Cinéma, 2003).

6 Comments

  1. Pingback: Entendre le cinéma « Philippe Cote

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  3. J’adore la notion de matière sonore… Il y a beaucoup de poésie là dedans ! Je vais me mettre à la lecture de cet ouvrage 🙂

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