Le Blog documentaire poursuit ses expérimentations théoriques sur les rapports entre jeu vidéo et démarche documentaire avec un exercice de style signé Nicolas Bole : et si le film actuellement en salles « Searching for Sugar Man » avait été un jeu vidéo documentaire ?… Un prétexte, en quelques sortes, pour aborder une question qui nous travaille : cet apparent paradoxe qui consiste à vouloir superposer la logique « procédurale » des jeux vidéo et celle, moins « directive », du documentaire.

Expliquons-nous rapidement : associer des éléments du jeu vidéo avec l’art documentaire, c’est insérer des codes, des modèles d’action plus ou moins schématiques qui placent l’utilisateur dans une position utilitaire par rapport à la réalité représentée. Ce rapport est-il compatible avec une démarche documentaire qui cherche à placer le spectateur dans une position critique face au monde en lui redonnant une part de liberté? Quelles équations possibles entre jeux vidéo et (web)documentaires ? Vastes questions que nous abordons ici dans une nouvelle tentative d’analyse, et que nous développerons très vite avec d’autres expertises.

C. M.

2013-01-22_170319Imaginons : nous regardons un game documentaire sur la musique aux Etats-Unis au début des années 70. La plateforme est construite pour que vous incarniez un chanteur qui va tenter de tout faire pour percer et devenir une rock-star. Gare aux embûches, à sa propension à la boisson, au producteur choisi ou au choix de sa vie familiale : chaque élément, savamment conçu pour vous proposer des choix, peut vous envoyer d’un côté ou de l’autre de la barrière. La gloire ou l’oubli. Cette intention nous promet un regard documentaire sur le monde des seventies : comment vivait-on à l’époque, qu’aurait-on fait si nous avions pu être « dans la peau de » ?

Oui mais voilà : cette promesse du jeu vidéo adapté au documentaire aurait-elle pu nous permettre l’émotion aux larmes que peut provoquer le film « Searching for Sugarman », sur le destin de Sixto Rodriguez, chanteur américain oublié dans son pays, adulé en Afrique du Sud par le plus pur des hasards et redécouvert aujourd’hui ?

Par ce simple « jeu » de l’esprit et la conception d’un game documentaire comme certains s’apprêtent parfois à en consacrer le genre comme une nouvelle narration documentaire, nous espérons poser un éclairage sur la façon dont le jeu « découpe » la réalité en une logique procédurale qui peut, au final, s’avérer contraire à la recherche documentaire.

Car, dans ce jeu vidéo qui n’existe pas et que nous avons imaginé, tout se passe comme si nous recueillions les données objectives d’une situation, d’un milieu professionnel, celui de la musique aux Etats-Unis dans les années 70, pour permettre à l’internaute-joueur d’éprouver une situation proposée comme « réelle ». Les risques de se brûler les ailes (liaisons inappropriées, drogue à outrance, comportement anti-social) comme l’opportunité de rencontrer le succès (tomber sur le bon producteur, choisir la bonne première partie de ses concerts…) peuvent être modélisés : en y intégrant une dose de vraisemblance par le biais des data, on peut même « s’amuser » à aller jusqu’à « définir » le talent de l’artiste en le transformant arbitrairement en forme de points que l’internaute doit capitaliser pour réussir.

Toutes ces logiques, que les théoriciens du jeu vidéo qualifient de procédurales, permettent effectivement un « gameplay », c’est-à-dire de jouer avec l’illusion de la réalité pour s’imaginer « faire comme si ». Presque tout y est plausible, l’accès au réel paraît donc réaliste, documentaire – à l’instar d’un jeu (Spent) dans lequel on doit se mettre dans la peau d’un travailleur précaire pour voir combien de jours dans le mois on peut tenir avant d’être ruiné.22JPSUGARMAN2-articleLarge

Presque tout est possible mais pas tout : l’histoire de Sixto Rodriguez, celle qui nous émeut tant, nous fait tant réfléchir sur le destin et l’aventure humaine, n’aurait pas été racontable en game documentaire. Car quel concepteur de jeu irait jusqu’à imaginer, et donc modéliser, la probabilité que le chanteur des seventies que l’on interprète se retrouvera, certes, oublié de tous à son époque mais qu’un coup du destin verra sa carrière subsister à l’autre bout du monde par un fait tout à fait anodin ?

Dans le film « Searching for Sugarman », la découverte de Rodriguez en Afrique du Sud est racontée de cette façon : « selon la légende, une jeune fille aurait amené à son copain sud-africain ce disque, qui aurait connu le succès ». La légende est bien ce qui grippe la logique implacable des choses : la légende, le conte, c’est l’humain incontrôlable qui se manifeste comme un Deus Ex Machina pour révéler ce qui « aurait dû » rester dans l’oubli (alors qu’en fait, si l’on écoute sa musique, on pourrait tout aussi bien se dire qu’il « aurait dû » être connu à son époque). Cette dualité au coeur de l’histoire, ce qui aurait pu être ou ne pas être (ou même les deux à la fois) ne peut tout simplement pas advenir dans le cadre d’un jeu qui propose une version, certes documentée de la réalité, mais pas documentaire au sens où l’humain y est mis en équation et guidé par des actions logiques.

Ce petit exemple montre combien il faut se montrer prudent sur la capacité du jeu vidéo à réellement investir le champ de la narration documentaire : une fois dedans, une fois dans le processus d’action, on devient joueur maximisant ses performances, jouant rationnellement pour gagner ou, au contraire, échouer. Cette polarité des possibilités peut être masquée par une infinité de choix, créant l’illusion d’une liberté : mais qui serait assez fou, dans un jeu vidéo, pour prévoir que malgré tout ce qui fait le talent et la vie de Rodriguez, il aura fallu attendre 40 ans pour le découvrir ? Ce pied de nez de l’histoire, petite ou grande, est le fait de la qualité humaine à raconter les histoires, à tisser une narration : le jeu, lui, procure des sensations qui n’émeuvent pas jusqu’aux larmes.

Nicolas Bole

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Cinéma et Jeux vidéo : deux médias irréconciliables ?

9 Comments

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  2. Dufresne David

    Bonjour Nicolas,

    Curieux article que voilà. Tu prends un doc qui semble exceptionnel et tu le transposes dans un jeu médiocre (http://www.jeuxvideo.com/jeux/pc/00009061-rock-manager.htm), en demandant au second de recréer les émotions du premier.

    Comparaison n’est pas raison – comme disait si souvent le regretté Balladur, même si certains jeux de management peuvent procurer une addiction forte (demandons aux joueurs de http://www.footballmanager.com, par exemple).

    Un jeu documentaire doit il procurer les mêmes émotions qu’un doc? Et surtout de la même façon? Les ressorts de l’un doivent-ils se retrouver obligatoirement dans l’autre ?

    Personnellement, je pense que non. Sinon à quoi bon tenter de créer de nouvelles formes si c’était pour les juxtaposer aux précédentes?

    Bien à toi et à tout l’équipe.
    Un bien fidèle et matinal lecteur 🙂

  3. Merci Nicolas pour ce bel exercice argumenté !
    Tu as raison : par la rhétorique procédurale, les jeux vidéo ont quelque chose qui les différencie radicalement des autres formes médiatiques. Ils règlent des situations par des calculs, des probabilités, des algorithmes, des formules mathématiques. C’est cette médiation qui leur permet de gérer l’imput d’un utilisateur – c’est, pour eux, une sorte d’alphabet très simplifié mais universel, leur permettant de « discuter » avec chaque joueur. Mais ce que tu oublies dans ton raisonnement, c’est que ces formules ont été écrites par un être humain – elles expriment donc ce que leur auteur souhaite les voir exprimer – dans la limite de son talent à les manier, bien sûr.
    Un espace défini par des règles n’a pas nécessairement à être rigide. Il n’est pas forcément logique, ni prévisible. L’aléatoire existe dans le jeu vidéo, le surprenant, l’imprévisible, l’injuste aussi. Certains artistes le prouvent presque à chacune de leurs œuvres (je pense notamment à http://www.increpare.com).
    Ta conclusion, « le jeu, lui, procure des sensations qui n’émeuvent pas jusqu’aux larmes », risque de faire bondir plus d’un joueur. J’ai l’an dernier participé à u débat devant le public du Stunfest (un festoche de jeu de baston, on a pourtant fait plus fin !) à Rennes, et j’ai posé la question « combien d’entre vous ont déjà pleuré devant un jeu vidéo ». A ma surprise, l’extrême majorité des jeunes adultes en face de moi a levé la main, citant pêle-mêle des jeux comme la série des Final Fantasy, Shadow of the Colossus, Journey ou d’autres… Et même sans aller jusqu’aux « vrais » jeux, j’avoue que des expériences comme ImmorTall (http://pgstudios.org/games.php?g=2) ou Don’t Look Back (http://www.kongregate.com/games/TerryCavanagh/dont-look-back) m’ont récemment ému plus profondément que bien des films.
    Je crois que ce que tu oublies, c’est que si les jeux vidéo sont des objets procéduraux, ils le sont à des degrés divers, et surtout, ils ne sont pas que ça. La procéduralité n’est qu’un moyen d’expression, ni plus ni moins rigide et absolu que la grammaire. On ne s’en rend peut-être pas encore compte parce que le jeu vidéo est jeune, et que peu de vrais auteurs se sont pour le moment penchés sur cette forme pour produire grâce à elle autre chose que des objets de divertissement. Il n’y a pas encore de Godard, de Picasso, d’André Breton du jeu vidéo, personne qui balance un grand coup de pied dans la fourmilière. Mais il y a de nombreuses expérimentations. On tâtonne, on avance, et mon avis, c’est qu’on arrivera bientôt à des choses vraiment intéressantes.
    Finalement, ce qui est vraiment imprévisible et fou, c’est la vie. C’est l’histoire de Sugar Man qui est vraiment dingue, et magnifique, pas « L’histoire de Sugar Man racontée sous forme de documentaire vidéo ». La manière dont on raconte cette vie, que ce soit en étalant de la peinture sur une toile, en fixant des image sur de la pellicule, ou en alignant du code dans un programme, connaît forcément des limites formelles. Mais, et c’est la beauté de l’art, le cerveau qui va recevoir, interpréter et, finalement, vivre cette description, n’en connait pas, elle.

  4. Eh bien ! Me voilà honoré de voir deux réactions de deux « éminences » sur un même article ! D’autant qu’elles lancent une réflexion autour du genre, ce que nous souhaitions exactement susciter avec cet « exercice de style ».

    @David : merci pour ta toujours attentive lecture ! Je t’accorde que comparer n’a pas de sens en soi. L’exercice visait ici à pointer ce qui, dans certaines discussions, s’apparente comme un nouvel edoradao narratif : « le jeu vidéo au secours de la narration traditionnelle » (je schématise un peu mais pas tant que ça, surtout auprès d’un public moins averti que vous deux et qui ne retient que l’écume des évolutions). Le « Et si », comme il y a un bout de temps, « Et si Emmanuel Carrère était un wedocumentaire », est un « jeu » (qu’il faut croire que j’affectionne !) pour permettre à des positions argumentées d’émerger (ce que tu fais et bien sûr aussi Florent dans sa réponse).
    Non, ne tentons pas de demander au jeu et au cinéma (dont relève selon moi le documentaire) de produire les mêmes émotions. J’avoue probablement ne pas avoir suffisamment pratiqué de jeux vidéos pour ressentir de quoi le plaisir d’y jouer est le nom, mais cela m’intéresse sincèrement et véritablement de le savoir. Lorsque Florent évoque des gens touchés et émus par des jeux vidéos, j’aimerais vraiment connaître comment, par quel « processus cognitif » ! (voilà une nouvelle piste de recherche…)
    Cela m’amène à l’excellent commentaire de @Florent (presque un début d’article, ça ! ;-). Merci d’abord pour tous ces liens ! Tu dis par ailleurs que des humains sont derrière la création de jeux, et que la qualité de leur production dépend de leur talent. En vérité, je ne pense pas autre chose quand je dis « qui serait assez fou » pour prévoir un tel scénario documentaire, c’est à dire ancré dans le réel et qui, comme on dit, « dépasse la fiction » : j’appelle de mes voeux, comme tu dis, qu’un Godard ou un Lynch du jeu vidéo, existe, pour précisément dynamiter la mécanique huilée du procédural ! Donc, d’accord avec toi sur le fait qu’il faille continuer à tâtonner, essayer, défricher… seul l’enthousiasme parfois un peu béat autour du jeu vidéo dont tu dois entendre l’écho (comme il y a peu, la « délinéarisation » ou le « participatif » comme passages quasi obligés du webdoc ; mode fort heureusement en passe de refluer), me semble nocif au genre, en le transformant en mode du moment.
    Tu dis enfin « La manière dont on raconte cette vie, que ce soit en étalant de la peinture sur une toile, en fixant des images sur de la pellicule, ou en alignant du code dans un programme » : vaste débat, presque philosophique… Sans vouloir opposer les anciens et les modernes (comme, dans le cinéma, où les tenants de l’image pellicule la trouvent, je cite, « vivante » puisque changeant à chaque photogramme VS image numérique qui serait « plate » c’est-à-dire identique à elle-même), j’ai encore du mal à concevoir que l’on puisse mettre sur le même plan supports physiques, tangibles (toile, pellicule) et langage programmatique. Je sais que le code devient comme une forme de langue vivante mais ce qui se pose sur la toile est par essence « non-programmatique » pour moi.
    Mais cela ne veut absolument pas dire que le jeu vidéo et le cinéma n’ont pas à cohabiter voire à s’influencer l’un l’autre, au contraire ! Simplement, je ne sais pas si la pratique documentaire (sans en faire une chapelle) peut s’accommoder de la logique du jeu.

    En tout cas, merci pour vos points de vue !

  5. Interressant @ Florent

    N’avons nous pas tendance à (vouloir) confondre assez vite tous types d’emotions dans les hypermedias (impulsions dues a gagner ou perdre en jeu, emotions tres differentes devant un oeuvre d’art?, emotion forte par rapport a une histoire presentee, emotion profonde quant a la vie?)

    Le pleur n’est pas encore bien explique en soi – en pychologie, psychiatrie, phenomenologie histoire de l’art, cinema, etc.. Donc n’utilisons pas le pleur comme critere ici pour comparer certains medias et leur capacite a emouvoir. En plus, pleurer est tres subjectif et temporel. Il faudrait en vous lisant (je charge un peu;-) elaborer un game design du pleur, comme il existe deja depuis de decennies le ‘Addiction design’ dans la conception des jeux video.

    Interessante discussion que j’attendais depuis au moins dix ans entre autre avec l’avenement des serious games. Le cote cognifif et emotif du jeu (video ou nom) sont autant de porte d’entree; l’art n’est pas seulement un jeu?

  6. Merci pour cet article qui révèle de nombreux questionnements sur les potentialités des gamedocs et autres nouvelles formes d’écritures interactives émergentes.

    « Searching for Sugar Man » ferait probablement un mauvais gamedoc ou webdoc… peut être n’est-ce même qu’un documentaire très basique. De mon point de vue, sa force est d’effleurer le mystère de l’homme pour mieux faire ressentir cette personnalité magiquefique, qu’il aurait été embarrassant de triturer avec des interviews/interrogatoires plus longues.

    Dans ta projection -d’adaptation-, il me semble que tu te focalises sur la possibilité vidéoludique à créer de la simulation. Le « être dans la peau de » faciliterait la compréhension à la manière de la camera subjective de la « Dame du Lac » ; pourtant comme on le sait cette « immersion totale » n’est pas la plus apte pour faire naître des émotions au cinéma (bien qu’elle facilite le transfert psychologique ente le spectateur et le protagoniste).

    Or les jeux de simulation (Gran Turismo, Sim City, Flight Simulator,..), et les jeux en vue à la première personne (Skyrim, Forbidden Siren,…) ne sont qu’une partie du spectre des jeux vidéo.
    De même qu’une adaptation calquée sur la narration du documentaire « Searching for Sugar Man » n’aurait, en effet, probablement rien de passionnant à transmettre : enquêter sur les traces parsemées de la vie de Rodriguez en récoltant des indices dans des journaux serait ennuyeux, arpenter les quartiers de son vécu sur une carte interactive influencerait très peu l’empathie à son égard, et simuler ses morceaux à la manière d’un Guitar Hero serait ridicule.

    S’il fallait angler le sujet et s’amuser à faire ressentir la personnalité touchante de Sixto, il faudrait probablement aller s’inspirer du côté des créations audacieuses, celles de la vague des indiegames : comprendre ses choix de vie par un gameplay spécifique (Braid, Passage, Everyday The Same Dream http://goo.gl/uCLRZ ), s’émouvoir de sa façon de communiquer avec l’autre (L’Exode d’Abe, Journey, Joust,…), percevoir sa difficulté à créer ses chansons (Everyday Shooter, Soundshapes,…).

    Ces expériences vidéoludiques qui en disent plus par leur gameplay corréler au sens d’un propos d’auteur auront, lorsqu’elles seront l’expression de formidables histoires, sans aucun doute, tout le potentiel pour jouer les tire-larmes 😉

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