Attentif à l’actualité de tous les festivals, Le Blog documentaire s’intéresse ici aux Ecrans documentaires, qui se déroulent du 5 au 9 décembre 2012 à Arcueil. Dernière édition hivernale pour la manifestation qui amorce sa mue dès le printemps prochain. En attendant, c’est encore une belle programmation que proposent Didier Husson et son équipe. En guise d’introduction, l’édito du directeur artistique du festival.

ecrans documentairesL’édition 2012 des Ecrans documentaires se recentre cette année sur quatre jours et une soirée. Elle constitue le premier volet d’un projet de festival remanié en vue de son édition 2013 au printemps prochain. En proposant une programmation sans compétitions et axée amplement sur une thématique importante [Territoire et paysage, NDLR], elle se veut plus ouverte au dialogue entre les œuvres documentaires et à la façon de les présenter au public. De sorte que les questions qu’elles suscitent, esthétiques, éthiques, politiques, puissent aussi trouver écho dans un temps nécessaire à travers débats, échanges, réflexions, et rencontres… Elle reste aussi attachée aux repères de programmation qui ont jalonné nos précédentes éditions et au souhait de faire découvrir au plus large public le cinéma documentaire dans son actualité à travers « avant-premières » et films marquants de 2012. Enfin, elle poursuit le tissage fécond entre cinéma et musique avec la présentation d’un doc’concert inédit, dont la représentation est l’aboutissement d’une résidence durant le festival, alliant création en devenir et rendez-vous festif. Sans oublier les programmations dédiées aux jeunes publics en partenariat avec les dispositifs nationaux et les établissements scolaires.

Une expérience du « dépaysement »

A l’ère de l’hyper-visibilité et de l’accélération permanente, un certain nombre de cinéastes et d’artistes font le choix d’un changement de focale, d’un changement de perspective se combinant avec une temporalité permettant la réflexion, la méditation, l’analyse voire l’introspection.

En réaction sans doute à un cinéma de paroles et de témoignages finissant par saturer son propre espace de représentation. Qui du cinéma direct à la télé-réalité a fini par épuiser son intention, la vulgariser jusqu’à l’affligeant ou l’indécent. Le toujours plus près de l’intime, du corps, du geste, des relations interindividuelles, permis par l’extrême miniaturisation des outils, des petites caméras numériques au portable, permet des explorations singulières et des nouveaux modes et structures de narration. Cette possibilité technologique, dans le pire des cas, c’est-à-dire de manière assez courante, uniformise un rapport pressé au monde, toujours sous effet de loupe et de célérité, avec un hors champ annihilé par un effet de système ou une systématisation de l’effet.

Dans le même temps, ce rapport nouveau ou renouvelé au paysage, au territoire, où le plus souvent on demande à l’un ou à l’autre de fonctionner comme un dispositif de révélation, la projection d’un espace mental, une tentative d’interprétation du monde, ce rapport là que l’on peut observer dans un certain cinéma contemporain est aussi un symptôme.

Jaurès - © Vincent Dieutre
Jaurès – © Vincent Dieutre

Ainsi surgissent depuis quelques années pâtres et troupeaux, clairs de lune romantiques, grandes étendues emblématiques d’un ressourcement-renouvellement, hommes des bois et personnes ensauvagées, minorités en sursis, natures inviolées sous la menace de devenirs urbains ou de systèmes exploiteurs du libéralisme exacerbés. Constats amers, peurs retenues, craintes d’un basculement irrémédiable, sentiment de perte…. Le risque de l’interlude écologiste, ou de la leçon new age fumeuse sous nappage musical, est loin d’être toujours évité.

Le paysage est une appropriation artificielle de la nature, qu’on le fasse remonter à la peinture chinoise, à la miniature arabo-persane ou à l’invention de la perspective de la Renaissance italienne. Il n’y a pas de paysage sans regard, comme le souligne Anne Cauquelin dans un ouvrage au titre éponyme datant de la fin des années 80. Un paysage, on ne le regarde pas selon les mêmes principes, les mêmes sensibilités et intentions de spectateur si c’est une veduta de Canaletto ou Guardi ou une gravure d’Hiroshige, une photo de désert irakien lacéré par la guerre de Sophie Ristelhuber. Pas de la même manière, si c’est le désert chilien et les disparus de Nostalgie de la Lumière de Patricio Guzman, ou les jeunes « évanouis » du paysage de Los Jovenes muertos de Leandro Listorti. Les traces mémorielles de la guerre innommée telles que les filment en Algérie, Claire Angelini ou Malek Bensmail. Le paysage est vibrant, sensible, poétique avec Anne-Marie Faux pour interpréter le journal de Rosa Luxembourg (Hic Rosa) ; menaçant, inquiétant, étrangement banal comme le mal pour Autrement La Molussie quand filmé par Nicolas Rey. Pour ne citer que quelques exemples récents et marquants.

Production culturelle et symbolique qui fait le grand écart entre culturalisme et naturalisme, représentation collective à valeur idéologique et construction sociale, symptomatiquement le concept de paysage varie et se différencie selon les cultures et les langues. Landscape, Paesaggio ou Landshaft, Paisaje ne désignent pas les mêmes choses, n’induisent pas les mêmes représentations. Il faut deux mots à l’arabe du Maghreb (Mandhar et Machhad) pour envisager globalement un concept dans lequel intervient au-delà du  visuel, de l’esthétique et du sensoriel, ce qui ne relève pas de l’excès là où règne un paysage imaginaire si fort comme le désert et ses mirages.

Chott el Djerid (portrait in light and Heat) - © Bill Viola
Chott el Djerid (portrait in light and Heat) – © Bill Viola

On n’a évidemment pas attendu, quelque soit le regain d’attention remarqué, le troisième millénaire pour donner une vocation de Personnage essentiel au Paysage dans le cinéma. Du western en Scope à Pasolini, d’Angelopoulous à Tarkovski, chez Kurosawa ou Jancso comme chez Bela Tarr.

Personnage et acteur essentiel de l’espace temps comme dans l’hypnotique La région centrale de Michaël Snow, qui posa durant trois jours sa caméra articulée sur un axe permettant des rotations à 360° à toute heure du jour et de la nuit dans une zone montagneuse déserte du Québec en 1971 : une tentative d’épuisement visuel poétique d’un lieu durant près de trois heures après montage.

Comme le déclarait avec un humour percutant l’artiste plasticien Nicolas Moulin, fasciné par les ruines postmodernes de l’« ancien monde communiste » dans une conférence filmée sur son œuvre à Beaubourg, nous sommes passés du rêve de conquête spatiale des années 60 au désir de Retour à la terre d’un aujourd’hui désenchanté…

Le monde à l’heure d’Internet, du World Wide Web, de la dispersion et de la multiplication des communautés et des réseaux n’a pas grand chose à voir avec le « Village global » décrit par Mac Luhan qui fleurait encore l’utopie humaniste et progressiste. D’Hérodote à Mercator, d’Elisée Reclus à la plus moderne géographie, les cartes et figurations de la terre et du monde connu ont construit des représentations de territoires circonscrits et convoités, signes d’appartenance ou de possession, des frontières et des limites, des identités revendiquées provoquant des hiérarchisations, des exclusions, des stratégies, des guerres, des fuites et des exils. Et l’univers selon Google Earth ne préfigure pas seulement la vidéo-surveillance généralisée de nos sociétés, mais propose aussi une vision lisse et sans aspérité, ni relief, du monde.

Aujourd’hui, comme le souligne le plasticien Mounir Fatmi, « le monde a perdu le centre en créant les réseaux ».

¡Vivan las Antipodas ! - © Victor Kossakovsky
¡Vivan las Antipodas ! – © Victor Kossakovsky

Une nouvelle géographie du documentaire et ses territoires s’instaure, accompagnant un bouleversement des pratiques et des régimes de vérité, de véracité et de visibilité.

Et s’il ‘y a pas de territoire sans point de vue, politique, guerrier, géographique, pictural, penser le territoire induit toujours une notion de maîtrise et le plus souvent de coercition ou de contraintes violentes. De « nettoyages ethniques, religieux ou idéologiques » en logiques d’exclusion par la volonté de contrôle des flux migratoires qui se doublent d’intérêts financiers, comme le révèle si bien Claire Rodier dans « Xénophobie business » (La Découverte éditions).

« Un Jardin planétaire ou des forteresses mondialisées »?

Comme le déclarait Vincent Dieutre dans un entretien lors de Cinéma du Réel, Jaurès est une manière de montrer « le monde en coupe avec ses différentes strates ». Ce cadre, cette fenêtre sur un espace urbain de passages et de flux qui cristallise une myriade de micro-histoires et récits de vie, mais aussi singulièrement un retour sur la mémoire intime du cinéaste et simultanément sur ces corps entr’aperçus d’exilés afghans, renforce non seulement la notion de point de vue, de réflexivité singulière, et d’écho, mais aussi les sédimentations temporelles qui affectent le lieu comme la conscience, les émotions, les réminiscences du narrateur. Un espace d’ubiquité autant temporel que spatial.

Le film de Vincent Dieutre, en résonance avec celui de Bijan Anquetil, La Nuit remue, est une des propositions emblématiques de ce premier volet de programmation consacré à un va-et-vient que nous espérons stimulant, intellectuellement et sensiblement, dans l’approche de ces notions mouvantes de territoire et de paysage. Une proposition d’exploration esthétique et émotionnelle où s’échangent l’intime et l’extime, l’histoire et les récits de vie. Des paysages intérieurs, une esthétique du plan séquence, une expérience de la contemplation et de la méditation, une approche critique du monde.

Didier Husson

Plus loin

Lussas 2012 / séminaire : Construire un regard politique ?, avec Marie-José Mondzain (1/2)

– Lussas 2012 / séminaire : Construire un regard politique?, avec Marie-José Mondzain (2/2)

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