On avait déjà attiré votre attention sur ce film de Diego Governatori lors de sa présentation aux Etats généraux du film documentaire en 2018… « Quelle folie » est sorti en salles ce 9 octobre 2019, après de nombreuses sélections et plusieurs prix en festivals. Analyse signée Théophile Lefebvre.
De 2013 à 2017, entre l’Espagne et Paris, le réalisateur Diego Governatori filme son ami comédien Aurélien Deschamps, diagnostiqué autiste il y a de ça quelques années. Ce qui devait être à la base un objet de fiction filmé pendant les fêtes de Pampelune devient un documentaire tourné caméra à l’épaule dans un flux tendu, celui de la parole à la fois libérée et confuse de l’acteur. Une ode à l’altérité et à la compréhension de l’autre.
Moulin à paroles
L’œuvre s’ouvre avec un champ d’éoliennes. Comme pour nous faire comprendre le fonctionnement de la psyché d’Aurélien. Le cerveau ne cesse jamais de mouliner en nécessitant une quantité d’énergie folle. On passe d’un raisonnement à un autre sans transition. On perd parfois son filtre et le fil de sa pensée. Devant l’objectif de son ami et dans un décor naturel splendide, le comédien s’abandonne à des réflexions sur l’existence tel un personnage de Michel Houellebecq, ou l’auteur lui-même dans une sorte de mix de ses prestations dans Thalasso et Near Death Experience. Aurélien Deschamps s’énerve contre lui-même quand il n’arrive pas à exprimer un raisonnement construit, mais on décèle que c’est plus contre la société qui lui impose des carcans qu’il en a après. Cette société, il va justement la retrouver quand le réalisateur Diego Governatori lui fait quitter l’habitat naturel pour se déplacer vers les fêtes taurines de Pampelune. A la féria de San Firmin, où règne la violence physique, le contraste va s’établir avec la violence psychologique de la condition du protagoniste.
La quête de la normalité dans la folie de notre société
Une fois de retour dans l’environnement urbain, on comprend le mal-être que procure à Aurélien son « handicap », comme il le désigne lui-même. Un simple bruit de moteur de voiture peut le faire enrager et lui faire avoir des mots de tête. Alors on perçoit le calvaire que va être la traversée de la foule hors de contrôle que va lui proposer son ami réalisateur. Dans ce cadre, il va se mettre en danger. Mais comme il le dit également : quand on est autiste, chaque interaction sociale est une mise en danger.
Formé au montage à la Fémis, Diego Governatori gère parfaitement l’outil pour passer habilement de la confusion dans l’esprit d’Aurélien à celui de la fête hispanique. Il a ensuite cette idée géniale de faire apparaître un discours passablement énervé de celui-ci sur les écrans de l’arène, tandis que le public attend l’arrivée du taureau. Comme pour montrer toutes les attentes qui peuvent reposer sur lui, tout le formatage qu’on espère de sa personne.
Un formatage impossible car inhérent à sa condition. Le comédien a l’art de la métaphore, et il explique très bien son ressenti avec celle du guidage d’avion. Quand, pour les autres, pareille manœuvre va être quelque chose de simple, alors elle ne sera absolument pas automatique pour un autiste. A chaque fois l’épreuve se renouvellera malgré l’éventuel succès. Rien n’est acquis. Tandis que les autres pourront se permettre d’aller jusqu’à draguer l’hôtesse pendant l’atterrissage, énonce Aurélien dans un sourire, lui cherchera avant tout à faire poser l’engin sans encombre. Et cela sera déjà son propre exploit personnel.
Ce film, au final, est le portrait d’un homme à la recherche du filtre pour être inclus dans le monde des autres. Un homme qui reproche à la société de l’aliéner. Et de cette quête de normalité va naître la frustration et l’énervement qu’on peut voir émaner d’Aurélien. Appuyé sur un mur comme empreint d’un poids sur les épaules, il explique se restreindre du « trop dire ». C’est-à-dire : quand les gens dans une situation d’autisme donnent trop de détails ou de précisions sur un sujet quelconque. Et là est justement toute la force du film, quand il n’a jamais peur d’aller dans ce sens. Quand il fait comprendre qu’on a jamais trop à dire car cela en vaut la peine.
Et puis il se termine comme il a commencé, sur les éoliennes, qui ne cesseront jamais de tourner en boucle tout comme les préoccupations dans l’esprit d’Aurélien. Qui espère trouver des gens comme lui qui l’acceptent et comprennent sa condition.
Et quand l’écran s’obscurcit, nous reste en tête ce dialogue, anodin au premier abord, avec un touriste sud-africain à l’aspect pertinemment taurin, pendant la féria. « Tu sais, pendant les fêtes, les plus dangereux, ce ne sont pas les animaux. Ce sont les gens et leur peur eux-mêmes ».
Bonjour,
Merci pour cet excellent article, je trouve la comparaison à M. Houellebecq très judicieuse dans ce sens de l’aliénation autistique aux premiers abords, qui finalement s’avère prendre une plus profonde signification.