Gabrielle Stemmer est une jeune auteure qu’il va falloir suivre de près. (Elle a d’ailleurs reçu le prix Emergences de la SCAM en 2020).
Avec « Clean with me (after dark) », film de fin d’études réalisé dans le cadre de la Fémis, elle impressionne par sa maîtrise du montage et des codes des réseaux sociaux pour nous offrir un (assez rare) desktop documentary – entendez : un documentaire réalisé uniquement à partir d’un écran d’ordinateur. La prouesse divisera les adeptes du genre, toujours est-il que Le Blog documentaire lui a décerné son Prix des Parrains lors du dernier Festival International du Documentaire Emergent.

« Clean with me (after dark) » est disponible gratuitement en ligne jusqu’à jeudi sur MK2 Curiosity, avant d’être sélectionné au festival « Filmer le travail » du 19 au 28 février.

Le Blog documentaire : Vous avez fait la Fémis, une école prestigieuse et plutôt « classique » disons… Pourquoi avoir choisi d’y réaliser un film uniquement composé d’images d’internet ? Et est-ce que ça a surpris l’institution ?

Gabrielle Stemmer : Ce n’était pas une décision consciente prise à l’avance, c’est vraiment au fur et à mesure que je suis venue à cette forme. Dans la section montage de la Fémis, nous sommes obligés d’utiliser des archives pour notre film de fin d’études, on nous encourage à aller chercher des types d’images différentes, donc je dirais que l’école encourage plutôt à emprunter des chemins pas si classiques que ça.

Je me suis lancée le jour où j’ai compris que les images de YouTube pouvaient être considérées comme des archives du temps présent. Mais c’est vrai que c’était une intention plutôt radicale de choisir que tout se passe sur un écran d’ordinateur.

Il n’y a pas eu de résistance du côté de l’école, si ce n’est l’absence totale de voix-off dans le film, qui leur posait un peu problème. Mais j’ai fait le pari qu’on pourrait comprendre mon point de vue sans avoir recours à un commentaire. Pour le reste, ces images de femmes en train de faire du ménage les faisaient plutôt rire, et ils étaient plutôt curieux de l’univers que je leur faisais découvrir.

Pourquoi avoir choisi ces images en particulier de femmes qui font le ménage chez elles ?… Il y a plein d’autres choses qui circulent sur les réseaux sociaux…

Ce sont des images je connaissais déjà très bien parce que je regarde beaucoup YouTube pour mes loisirs. J’en avais vues beaucoup ces deux ou trois dernières années parce que ça me détendait ! Et je me suis dit que ces vidéos, apparemment anodines, renfermaient un sujet de société important. J’avais accumulé un certain savoir sur ces femmes, je connaissais leurs vies privées et leurs problèmes, pour moi il y avait un film à construire.

 

Qu’est-ce que vous avez ressenti les premières fois que vous avez vu ces vidéos ?

Comme tout le monde, j’ai d’abord été surprise que de telles vidéos et de telles mises en scènes puissent exister. Et puis elles me relaxaient, c’était mon ASMR à moi ! Et c’était très étonnant, car je n’ai pas un appétit démesuré pour le ménage. Je me demandais pourquoi ces vidéos me fascinaient, et je m’interrogeais sur mon statut très passif face à ces images..

Bien sûr, leur mode de vie me dérangeait. Mais au fur et à mesure, je me suis concentrée sur les moments où le vernis se fissurait, quand elles expriment d’autres envies ou confessent que quelque chose ne va pas. J’ai cherché des traces des maris, aussi… Et de fil en aiguille, c’est un mode de vie, une idéologie, et une certaine vision de la condition féminine moderne qui se dégageaient de ces vidéos.

C’est ce que l’on voit dans l’évolution de votre film, on passe de l’étonnement à l’inquiétude… Vous jouez d’abord un patchwork d’images assez lumineuses et baignées de musique puis vous zoomez, vous coupez le son, et il se dégage quelque chose d’étrange, il y a comme un malaise…

Dès le départ, je souhaitais proposer au spectateur un « parcours accéléré » de quelqu’un qui découvrirait ces vidéos pour la première fois, et qu’on emmènerait de l’autre côté du décor. Ces vidéos sont d’ailleurs souvent proposées en mode accéléré, avec des musiques pop’ très dynamiques. J’ai presque naturellement eu envie de remettre ces images en vitesse normale et d’enlever le son pour tenter de voir autre chose. Cela faisait écho pour moi à un film de Chantal Akerman qui m’a beaucoup marqué : Jeanne Dilman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles.

Vous l’avez dit : vous avez réalisé votre film uniquement à partir de votre écran d’ordinateur. Pourquoi avoir choisi cette forme si particulière et assez nouvelle du desktop documentary ?

C’est un genre que je ne connaissais pas et que j’ai découvert dans un cours sur les archives à la Fémis. L’intervenante nous a montré Transformers : The Premake de Kevin B. Lee, et ce film de montage sans voix-off mais avec un point de vue très clair sur ce qu’il montre, m’a fascinée. Tout passe par le montage, c’est fantastique, et quel meilleur exercice de montage ?! Ça a été le déclic, c’est exactement la forme qui convenait à mon sujet.

Avec votre film projeté en salles, vous transformez la toile du cinéma en écran d’ordinateur et vous placez le spectateur à la place d’un internaute… On ne vous a pas dit que c’était un blasphème à la Fémis ?…

Je n’avais pas anticipé le décalage énorme qu’il y allait avoir entre la vision de ce film sur un écran d’ordinateur et sa projection en salle. J’avais dû résoudre des questions techniques pour que le documentaire soit regardable sur grand écran sans trop de pixellisation, mais je n’avais pas pensé à la salle. Et davantage que le grand écran, c’est le fait de le voir en groupe qui change beaucoup de choses. C’est impressionnant de voir que les spectateurs rient au début, et la manière dont ces rires s’estompent ensuite. Et c’est tout l’intérêt des projections collectives. D’ailleurs, quand Clean with me (after dark) a été projeté au festival de Clermont-Ferrand, je ne pensais pas qu’il pouvait toucher un aussi large public.

Et puis, il y a cette forme particulière du desktop documentary. Certains spectateurs croient à un bug au départ quand on voit mon écran d’ordinateur sur la toile. Ensuite, est-ce que la prise de contrôle de l’ordinateur par le spectateur fonctionne mieux sur grand que sur petit écran ? Je ne sais pas trop…

C’est une expérience de cinéma ou une expérience de navigation sur internet que vous proposez selon vous ?

C’est une expérience de cinéma puisque la navigation est très scénarisée et plus qu’orientée, avec beaucoup de « triche » par rapport à une navigation normale.

Ce qui est intéressant avec ce dispositif, c’est qu’il vous permet de faire du montage à l’intérieur des images ?…

Oui, et cela fait partie de toutes les choses que j’ai découvertes en faisant le film. Au départ, je pensais qu’après avoir repéré le trajet que je voulais suivre dans les vidéos, je pouvais enregistrer un plan-séquence en ouvrant toutes les fenêtres au bon moment. Mais c’est impossible ! Ou alors cela relève d’une performance artistique de navigation en temps réel sur internet.

En fait, il faut tout reconstruire tout le temps, c’est un gros travail, assez ingrat et assez frustrant puisque ça ne se voit pas à l’écran. On passe beaucoup de temps à tricher, à modifier des titres ou des résultats de pages, à triturer les images dans tous les sens.

Mais sinon, à l’intérieur même des vidéos Youtube, on peut monter : zoomer à l’extrême, déclarer le regard, changer la vitesse. C’est quelque chose que j’ai beaucoup aimé faire.

Il n’y a pas de voix-off, on l’a dit, et c’est le montage qui prend en charge votre discours ?

L’une des questions les plus dures à régler a consisté à savoir qui était la personne qui clique. C’est un narrateur, même s’il est silencieux, et au départ il ne me semblait pas évident que ce soit moi. Or, il faut un nom et un prénom pour « activer », pour lancer le film. J’avais imaginé un personnage fictif qui découvre ces vidéos de femmes qui font du ménage en direct – ce que mime le film, mais ça ne fonctionnait pas. Inventer un vrai personnage, c’était aussi lui consacrer du temps, alors que le sujet du film, c’était les YouTubeuses. J’ai donc fait au plus simple, de la manière la plus directe et en même temps la plus discrète possible.

Comment avez-vous procédé techniquement ? Ça s’apprend tout ça à la Fémis ?

Ce n’est pas évident, effectivement, et j’avais beaucoup de questions, si bien que j’ai fini par contacter Kevin B. Lee, qui est devenu mon tuteur sur le film. S’il reste assez simple de bidouiller, il est beaucoup plus difficile de parvenir à un rendu fluide et rapide. J’ai dû rechercher sur internet un logiciel adapté pour enregistrer un écran avec le son, et dans une qualité suffisante pour le grand écran. Et j’ai tout monté sur Avid, qui n’est pas le logiciel le plus indiqué pour ce genre de réalisation. J’ai avancé en tâtonnant. Tout cela ne s’apprend pas dans les livres ou dans les cours, on apprend en faisant.

Pour vous, internet est-il naturellement un terrain d’exploration documentaire ?

Absolument ! C’est une source de matière audiovisuelle gigantesque. Les gens se filment dans leur quotidien en permanence, certains se livrent à tel point qu’on peut tout savoir de leurs vies. C’est un terrain d’enquête sociologique très puissant ! Et il n’y a pas que YouTube, ces femmes qui font le ménage chez elles se livrent sur Instagram en disant des choses qu’on n’entendait nulle part ailleurs avant. Il y a par exemple de très nombreuses femmes qui font des « stories » juste après leur accouchement, qui parlent de violences obstétricales ou gynécologiques, de déprime post-partum aussi. Ce sont des choses qui sont très longtemps restées taboues.

Avec ce film, vous portez aussi un discours sur les réseaux sociaux ? Et vous les prenez au sérieux en tout cas…

Oui, et je pense que n’importe quelle vidéo YouTube a une dimension documentaire. La manière dont les gens choisissent de se filmer et de se montrer nous dit beaucoup de choses, c’est loin d’être des images anodines !

Avec ces femmes qui se filment en train de faire le ménage, on est dans un cas extrême, qui relève presque de l’« auto surveillance ». Cela en dit beaucoup sur la quête de reconnaissance de ces femmes au foyer qui, par définition, vivent cachées. Là, elles se rendent visibles, elles demandent qu’on reconnaisse leur travail. Mais c’est une dérive des réseaux sociaux aussi, au sens où il faut se montrer la meilleure, la plus productive, etc. On vante et on se fabrique une vie rêvée.

On entre finalement dans l’intimité de ces femmes, et quand elles se confient, elles parlent d’anxiété, de dépression, de solitude, et de charge mentale. Vous partez de ces vidéos qui peuvent sembler anecdotiques pour finalement tenir un discours très politique ?

On en revient à la base de ces vidéos, et à leur caractère aberrant. C’est dingue de voir des femmes d’aujourd’hui avec une aussi haute estime d’un modele de vie stéréotypée et patriarcal. C’est la mode de la « nouvelle domesticité » de ces femmes qui choisissent d’essayer de s’épanouir « au foyer ». Je pense que cela reste une bonne porte d’entrée pour appréhender ces concepts, même si le film montre des choses sans enter dans le dur du sujet.

Etes-vous entrée en contact avec ces femmes ? Ce genre de film nous invite à vous poser une drôle de question : est-ce que vous avez parlé à vos personnages ?

C’est la question majeure, et je reste partagée entre deux attitudes. En tant qu’observatrice, je constate que ces vidéos sont rendues publiques, et dans le film je n’utilise que des images qui existent sur les réseaux sociaux. On peut en apprendre beaucoup sur la vie et les souffrances de ces femmes en naviguant simplement sur internet. Et j’aime me dire que ce matériel est à disposition de tout un chacun, une fois publié.

Ceci étant dit, je leur ai demandé à toutes l’autorisation d’utiliser leurs images par mail. J’ai nourri des contacts réguliers avec Jessica (alias « Keep calm and clean » dans le film). Je voulais savoir ce qu’elle pensait de mon projet – et j’étais certaine d’utiliser ses vidéos qui me permettaient d’opérer la bascule entre le ménage et la dépression dont elle parle ouvertement. Elle a été très bienveillante, et intéressée. Je lui ai ensuite envoyé le film terminé. Elle ne m’a pas répondu tout de suite, j’étais un peu inquiète. Et puis elle a fini par m’écrire un simple « bravo, bonne continuation ». J’étais un peu perturbée, mais soulagée de ne pas l’avoir blessée.

C’est propre comment chez vous sinon ?

C’est pas très propre, à vrai dire. J’ai une grande capacité à vivre dans le désordre. C’est plutôt mon copain qui sauve la situation !

Vous continuez à travailler sur cette problématique, je crois ?

Oui, j’ai un projet de « webdoc », Sweet Home, qui est le prolongement de Clean with me (after dark). C’est le même sujet, avec la même communauté de femmes, mais je veux maintenant qu’on puisse entrer dans une maison et que le spectateur puisse fouiller lui-même à l’intérieur des pièces pour découvrir la réalité de la vie de ces femmes.

En parallèle, je travaille sur une websérie documentaire qui se déroule sur un écran d’ordinateur. Chaque épisode décrypte un type de vidéos YouTube réalisées par des femmes pour des femmes, qui en disent long sur l’image de la femme autour de nous, sur nos écrans et en dehors.

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