Trois ans après « J’avancerai vers toi avec les yeux d’un sourd », Laetitia Carton revient dans les salles françaises avec « Le Grand Bal ». La cinéaste propose aux spectateurs d’entrer dans la danse et d’écouter ceux qui, chaque année, se réunissent quelque part dans l’Allier pour former un collectif éphémère. Analyse signée Fanny Belvisi.
Le Grand Bal de Laetitia Carton, c’est d’abord un Grand Voyage. En posant son objectif au fin fond de l’Allier, la réalisatrice nous emmène dans une contrée tellement lointaine que ce lieu paraît, dès le début du film, irréel. Introuvable pour nos GPS d’Hommes modernes occidentalisés. Cette caméra qui serpente le long d’une petite route de campagne française, nappée de brume matinale, laisse le spectateur hypnotisé. A mesure que le regard s’enfonce dans un épais manteau de verdure, les frontières entre rêve et réalité s’estompent. Sommes-nous conviés à un songe ?
C’est plutôt dans une utopie collective que le film nous fait pénétrer, mais une utopie réalisée. Ici, chaque été, coupés du reste du monde, des centaines de danseurs – néophytes, amateurs et professionnels – se retrouvent pendant une semaine pour vivre au rythme des instruments de musique, au rythme de leurs corps. Car cette bulle dans laquelle s’enferment ces hommes et ces femmes le temps de danser n’a rien de chimérique. Elle est au contraire incarnée, faite de chair et de sang. Et si les mots de la voix-off de la réalisatrice sont là pour exprimer l’essence du Bal, ce sont encore les corps qui parlent le mieux. La réalisatrice capte le ballet des bras qui s’embrassent ou se repoussent, les mains qui s’agrippent, les joues qui s’effleurent, les souffles qui s’accordent. Les instants d’abandons collectifs.
D’ailleurs, Laetitia Carton ne « pose » pas sa caméra au sens propre du terme, elle l’embarque, elle et le spectateur, dans le tourbillon des jours et des nuits, dans l’ivresse de ces minutes qui ne semblent passer, que scandées à grands coups de talons sur les planchers. Le spectateur est lui aussi happé par cette énergie, transi par la vie qui palpite sous ses yeux. Laetitia Carton nous fait littéralement tourner la tête. Aussi, ces moments où la réalisatrice s’extrait du mouvement pour s’asseoir avec les danseurs, les écouter parler sur un canapé ou même juste les regarder immobiles, sont-ils les bienvenus.
Les discutions qui émanent de ces temps de pause sont d’ailleurs, pour le spectateur, une porte d’accès à une autre lecture du Bal. Nous sommes alors autorisés à observer l’envers du décor. A constater que l’harmonie et la fusion des corps qui le composent ne sont parfois qu’une façade. Que ces instants de grâce ne sont pas aussi lisses que la caméra le laissait entendre, mais traversés de doutes, de frustrations, de colère et de larmes parfois. Comme n’importe quel microcosme, le Grand Bal porte lui aussi, à sa mesure, les interrogations et les tensions de son macrocosme. Le rapport homme-femme est ainsi largement développé, preuve de la contemporanéité du débat. Est-ce forcément à l’homme de conduire ? D’inviter ? Comment réagir lorsqu’un cavalier profite d’une danse pour être un peu trop entreprenant avec la danseuse ?
Ces lignes de fractures qu’esquisse la réalisatrice, viennent égratigner le propos parfois un peu idyllique du film. Car si Laetitia Carton filme la force de la collectivité, la puissance du groupe réuni autour d’une passion et de valeurs communes, Le Grand Bal flirte de temps en temps avec une forme de naïveté. Le spectateur a parfois la sensation un peu trop criante qu’on est en train de lui raconter une « belle histoire ». Un mythe. Une vision post-Babel, où les Hommes ont finalement appris à dompter leurs altérités par l’invention de cette langue commune qu’est la danse. Dans cette grande fresque que nous peint la réalisatrice pointe comme une note de mélancolie. Derrière l’élan vital des corps, leur sensualité, derrière les explosions de joie, on perçoit le regret que cette parenthèse enchantée soit éphémère. Que ce « vivre-ensemble » ne soit justement possible que dans cet îlot, petite capsule de temps et d’espace coupée de la réalité triviale de notre société.
Au final, la caméra toujours mobile de Laetitia Carton réussit à nous faire traverser une expérience. Elle parvient à nous transmettre la fièvre collective du Grand Bal, sans pour autant nous déstabiliser. Le spectateur vacille, mais ne tombe pas. Il ressort surtout avec la formidable envie d’entrer dans la danse.