Un film sensible et politique dans les salles françaises ce mercredi 20 janvier… « J’avancerai vers toi avec les yeux d’un sourd », deuxième long-métrage pour le cinéma de Laetitia Carton, nous emmène au Pays des Sourds ; là où les gestes s’allient au silence pour nourrir les conversations, tisser des liens et donner du sens aux choses. Un film très personnel, à vocation universelle, déjà remarqué dans de nombreux festivals. Analyse signée par l’incontournable Fanny Belvisi.

javt_aff_400x533,3_ok.indd« Qu’importe la surdité de l’oreille quand l’esprit entend ?
La seule surdité, la vraie surdité, la surdité incurable, c’est celle de l’intelligence. »
Victor Hugo

J’avancerai vers toi avec les yeux d’un sourd n’est pas un film. C’est une lettre, une carte postale, un carnet de voyage ou bien même un journal intime, qui nous parle d’un pays mal connu, voire étranger : celui des Sourds. C’est un envoi, un appel vers la présence absente de Vincent, ami de Laetitia Carton, disparu il y a dix ans. Et puis c’est aussi un pacte, un engagement, une promesse faite par la réalisatrice entendante à son ami sourd, celle de témoigner de ce monde de la surdité pour l’arracher à son invisibilité, à sa méconnaissance, et l’offrir au regard du plus grand nombre, c’est-à-dire au nôtre. A nous spectateurs qui évoluons librement dans cet univers, bombardés de sons que le pavillon de nos oreilles se presse d’accueillir et de transmettre à notre cerveau, sans jamais soupçonner ou même imaginer ce que vivre dans le silence peut signifier.

« Il faut que les entendants acceptent le silence », dit l’un des personnages. La force du film de Laetitia Carton réside précisément dans sa capacité à nous faire goûter à ce silence, à nous le faire toucher du doigt, à nous le rendre familier et rassurant. Lorsque le silence rime avec solitude et incommunicabilité, il effraie. Or, les silences que filme la réalisatrice sont signifiants ; ils parlent puisqu’ils constituent les moments où la langue des signes s’y déploie. Le flux des mots cède la place à une chorégraphie de gestes.

La parole existe sous différentes modalités dans ce documentaire. Il y a d’abord celle de la réalisatrice qui, en écrivant à son ami Vincent, guide et emmène le spectateur dans l’exploration de ce territoire de la surdité. Il y a également la parole chantée, qui vient ponctuer le récit à deux instants dans le film et qui lui offre alors de grands instants de respiration, de poésie et d’envol. Enfin, et surtout, il y a la parole des personnages sourds du film qui s’expriment principalement par la langue des signes – à l’exception de Sandrine, une amie d’enfance de la réalisatrice. Appareillée dès son plus jeune âge, elle parvient à lire sur les lèvres de ses interlocuteurs et à former des sons pour leur répondre.

Toujours est-il qu’en choisissant de donner enfin la parole aux sourds, Laetitia Carton laisse du même coup une place importante aux silences dans son film. Mais des silences pleins, chargés du souffle des personnes sourdes interrogées et du sens que leurs mains dessinent, qui emportent le spectateur.

Pourtant, Laetitia Carton avance sur une frontière ténue, fragile, car ce dont viennent nous parler les personnages sourds de son film, c’est précisément de leur solitude, de leurs souffrances, de leur sentiment d’incommunicabilité avec le monde des entendants. Entre ces deux univers, on ne sait d’ailleurs pas qui est le plus sourd des deux, tant le second semble ne pas vouloir pas prendre en compte les spécificités et les demandes du premier.

Dans cette carte postale adressée à Vincent, le spectateur suit donc le parcours de ses proches à lui, amis, professeur de langue des signes, acteur de théâtre pour sourds. Stéphane, Sandrine, Michel, Josiane et Emmanuelle viennent tous éclairer le spectateur sur les combats qu’ils mènent tous les jours pour qu’enfin on les entende, qu’on les respecte et qu’on les considère comme des adultes « normaux »

Le film soulève ainsi tour à tour différentes problématiques : Comment gérer l’arrivée d’un enfant sourd dans une famille entendante ? Faut-il appareiller un enfant sourd ou bien lui apprendre la langue des signes ? Pourquoi l’Etat français ne met-il pas en place plus d’écoles bilingues pour que les enfants sourds puissent suivre la même scolarité que celle des enfants entendants ?

Grâce à la structure en mosaïque du film, à l’intérieur duquel la réalisatrice tisse différents fragments de vie échelonnés dans le temps et présentant les personnages dans leur quotidien, la réalisatrice donne l’occasion au spectateur d’approcher l’ensemble de ces interrogations dans leurs aspects les plus pratiques. Le film se déploie ainsi comme une passerelle entre ces deux mondes, un pont qui relie enfin les personnages sourds du film avec le spectateur.

Difficile en effet de ne pas ressentir de la colère lorsque la réalisatrice nous explique qu’il a été décidé, en 1880 à Milan par des entendants, que la langue des signes devait être proscrite au profit de l’oralité. Difficile de ne pas être révolté lorsqu’on comprend que cet eugénisme déguisé sous de bon sentiment visant à corriger, à réparer l’oreille défectueuse plutôt qu’à accepter et à valoriser une langue différente, a toujours cours en 2016 !

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J’avancerais vers toi avec les yeux d’un sourd

Le témoignage de Sandrine, à qui l’apprentissage de la langue des signes a été refusé et qui, de ce fait, ne parvient à communiquer que difficilement et avec fatigue ; la force et la détermination de Stéphane qui réussit à s’imposer pour prouver qu’il peut tout faire comme n’importe quel individu ; la communication douloureuse de Josiane avec son fils et sa fille entendants ou encore la joie des enfants de Michel parce qu’ils vont intégrer une école bilingue respectant leur spécificité sans en faire un handicap… Autant de situations qui viennent directement sensibiliser le spectateur aux difficultés que rencontre la communauté sourde dans le monde dominant qu’est celui des entendants.

Laetitia Carton réussit donc le pari de son film : elle rend enfin visible la singularité de cette culture avec ses combats (marches, grève de la faim et autres actions militantes), sa langue et ses rituels (élections de Miss, banquets, etc.). Elle avance littéralement, et le spectateur aussi, « avec les yeux d’un sourd », nous offrant ainsi un regard sur le monde par le prisme de ceux qui peuvent le voir mais pas l’entendre.

La disparition de son ami sourd Vincent parcourt l’ensemble du film en filigrane, d’une part parce qu’il est lui aussi à l’origine du projet (celui-ci ayant été décidé avec Laetitia Carton alors qu’il était encore vivant) ; et d’autre part parce qu’étant décédé avant que le film ne soit réalisé, on comprend que la réalisatrice soit allée au bout de leur projet en son honneur, en sa mémoire. De ce fait, Laetitia Carton ne cesse de s’adresser à lui tout au long du film. Ce n’est pourtant qu’à la fin de ce long voyage en terre sourde, les oreilles chargées des témoignages des personnages non-entendants, que le spectateur apprend les circonstances de la mort de Vincent.

On aimerait alors que le théâtre pratiqué par Vincent, dont il est tant question dans le film, lieu d’expression absolu pour les entendants comme pour les sourds, ait pu jouer complètement son rôle salvateur. On aimerait que le spectacle hypnotisant de ces mains s’envolant sur un rideau noir, baignées dans un faisceau lumineux, puissent expulser totalement la détresse et la solitude du corps à qui elles appartiennent. On aimerait enfin que cette langue soit écoutée, qu’elle soit entendue sur scène ou dans la rue, par des spectateurs comme par des politiciens.

3 Comments

  1. Bonjour,
    j’aurais voulu savoir quand est-ce que le film sort en DVD s’il vous plait ?

  2. Vu que ce film n’a eu qu’une petite édition, il est probable qu’il sortira en DVD que courant fin septembre en réponse au mail d’Adèle

  3. Pingback: "Le Grand Bal" : Laetitia Carton dessine une utopie collective dans un tourbillon de danses - Le Blog documentaire

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