Le nouveau numéro de la revue IMAGES documentaires vient de paraître, et il est exceptionnellement offert en téléchargement. La version papier sortira sans doute dans quelques semaines, et les lecteurs heureux de cette édition pensée autour du thème de l’enfance auront, nous l’espérons, la gentillesse de s’abonner. Ils seront alors certains de recevoir chaque nouveau numéro dès sa parution, et c’est aussi un formidable geste pour assurer la pérennité de la revue. Bonne lecture !
Introduction
Il y a des films qu’on peut revoir sans jamais s’en lasser. C’est le cas de 10 minutes de vie de Herz Frank [1] auquel est empruntée la photo de couverture de ce numéro. Pendant dix minutes, la durée d’un seul plan, se succède sur un visage d’enfant toute une gamme d’émotions éprouvées devant un spectacle de marionnettes : curiosité, amusement, appréhension, frayeur, soulagement, joie, enchantement… On est chaque fois surpris de voir avec quelle rapidité l’enfant passe avec la même intensité d’une émotion à une autre. Ce court film contient tout le sérieux de l’enfance.
« L’enfance n’est pas un bon objet documentaire », écrit justement Jean Breschand, […] ses blessures restent inaccessibles au documentaire. Seule la fiction sait les raconter. Sans doute parce qu’il faut tenir ensemble deux mises en scène, celle des adultes et celle des enfants, les scènes que font les premiers et les drames que vivent les seconds » [2]. Il y a pourtant des films qui font exception, qui construisent une expérience du monde véritablement partagée et réactivent chez le spectateur cette capacité qu’ont les enfants de voir le monde intensément.
Carole Desbarats fait de la manière de filmer l’enfance la pierre de touche de l’exigence artistique d’un cinéaste. Elle a choisi plusieurs exemples, fictions aussi bien que documentaires, pour montrer les différentes manières dont le cinéma s’est servi de personnages d’enfants. La conquête de l’espace, réel ou imaginaire, étant une part essentielle de l’activité enfantine, les réalisateurs se sont souvent intéressés aux territoires enfantins pour construire des récits d’initiation, parmi « les plus archaïques, les plus passionnants, les plus générateurs d’identification ».
Dans le cinéma documentaire, il ne s’agit pas seulement de filmer « à hauteur d’enfant » selon l’expression consacrée, mais de prendre le temps de l’observation, de réduire les cadres aux dimensions de ces petits personnages, d’en être assez proches avec la caméra sans les déranger dans leur activité intense, dans « une présence discrète mais affirmée » [3]. Il faut aussi faire percevoir cette lenteur dans l’écoulement du temps propre à la perception enfantine.
C’est un court-métrage polonais découvert en 2006 au festival Cinéma du réel qui est à l’origine et au cœur de ce numéro : Behind the Fence (Za Plotem) de Marcin Sauter, car il remplit toutes ces exigences. Il nous introduit sans effraction dans un monde enfantin, un « huis clos à ciel ouvert », une cour de ferme, où coexistent enfants et animaux. « Pour composer son documentaire, Marcin Sauter réduit l’espace mais il y étire le temps, jusqu’à le suspendre pour être au diapason de ceux qu’il filme », écrit Cédric Mal à propos de ce film qu’il relie à un autre film du même cinéaste, réalisé deux ans après, The First Day. Le « premier jour » d’école marque, avec la séparation d’avec les parents, l’expulsion du temps de l’enfance et du territoire de la liberté.
Pour Los Herederos (Les Héritiers) [4], Eugenio Polgovsky a filmé pendant de longs mois le travail des enfants dans six provinces mexicaines. « Il montre, sans commentaire ni pathos, écrit Mathieu Macheret, le cercle vicieux où tournent sans fin, génération après génération, les habitants des campagnes les plus pauvres, sortes d’héritiers déshérités ». Macheret remarque que, tout en opérant « une sélection nette, drastique, des gestes du travail », le cinéaste a su saisir quelques instants fugaces, de rêverie ou de jeu, prélevés sur le temps de travail. Quelque chose de l’enfance survit malgré tout là où on ne l’attend plus.
Dans un entretien inédit donné en 2004, Eugenio Polgovsky explique comment il a conçu son film, avec quels objectifs et quelle méthode. Il a voulu avant tout redonner par ce film une dignité aux « invisibles ». En étant filmés avec une telle attention et une telle patience, ceux-ci prennent conscience que leur travail, leur existence, ont une valeur puisqu’ils méritent d’être observés. Et ce sont les enfants qui, par leur activité incessante, impriment au film son rythme, sa pulsation.
Avec Homeland (Irak année zéro) [5], le réalisateur Abbas Fahdel filme des enfants dans la guerre et notamment son neveu Haidar. Arnaud Hée souligne que ce film joue sur la tension qui existe « entre l’énergie de cet âge et la mort qui rôde ». Haidar incarne l’énergie vitale de l’enfance comme une « force agissante ». La guerre peut aussi apparaître comme « un grand jeu excitant » où l’enfant acquiert vite une expertise. Haidar est devenu « un guide actif, un éclaireur, un enquêteur perspicace » pour cet oncle-cinéaste dans son pays. Arnaud Hée éclaire enfin le parallèle entre Homeland et Allemagne année zéro, « deux films unis par le scandale de la mort d’un enfant. »
Catherine Blangonnet-Auer
Notes
[1] URSS/Lettonie, 1978, 10 min.
[2] Regards sur le réel, 20 documentaires du XXe siècle, sous la dir. de Francis Dujardin. Yellow Now/Côté cinéma, Cinémathèque de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2013, p. 39.
[3] Nicolas Philibert, « Attention, ralentir… », in Enfance au cinéma, Actes Sud/La Cinémathèque française, 2017, p. 23.
[4] Mexique, 2008, 90 min.
[5] France/Irak, 2015, 334 min.
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Liste des films analysés dans ce numéro :
Aquarela, l’odyssée de l’eau, de Victor Kossakovski
Delphine et Carole, insoumuses, de Callisto Mc Nulty
Funérailles d’Etat, de Sergueï Loznitsa
Histoire d’un regard, de Mariana Otero
Journal de septembre, d’Eric Pauwels
Midnight Traveler, de Hassan Fazili
Monsieur Deligny, vagabond efficace, de Richard Copans
Still Recording, de Saeed Al Batal, Ghiath Ayoub
Suzanne et René, un pays sur terre, de Maria Reggiani
Vitalina Varela, de Pedro Costa
Yiddish, de Nurith Aviv
Un immense merci pour ce grand cadeau, je commanderai d’autres numéros dès que possible !