Nouveau rendez-vous à Paris, les « Rencontres d’IMAGES documentaires » proposent chaque mois une rencontre autour d’un film au Centre Pompidou. Chaque séance est conçue comme une étape dans un parcours critique qui célèbre, des « grands classiques » à des œuvres plus « discrètes », 25 ans d’analyses et de réflexions autour du cinéma documentaire. Premier épisode ce mercredi 11 avril avec « Chris Marker, Never Explain, Never Complain », en présence de Jean-Marie Barbe et Arnaud Lambert. L’occasion également de présenter le nouveau numéro de la revue dédié aux « Voyages ». Introduction signée Catherine Blangonnet-Auer.

L’archétype du « film de voyage » pourrait être Guest de José Luis Guerín [1], qui sert ici de point de départ à Jean Breschand pour une méditation sur le regard que nous portons sur le monde. De la cinquantaine de festivals où il a été invité pour présenter son film précédent, Guerín a rapporté une sorte de carnet de notes ou de croquis. A la manière d’un opérateur des films Lumière, il est parti filmer avec, comme il le dit : « une prédisposition à la rencontre et même, ajoute-t-il, une grande excitation à l’idée de trouver une grande révélation » [2]. Jean Breschand décrit cette ouverture aux possibles, commune à tous les cinéastes voyageurs, cette disponibilité qui permet au « miracle ordinaire » de la rencontre d’advenir : « Je découvre à quoi ressemble la vie de cet anonyme, là-bas, de l’autre côté des mers, oui, mais pas seulement, je découvre aussi son désir, la forme de son désir, son aspiration, sa façon à lui de se projeter dans le monde, ce monde où je suis aussi, quelque part, à l’écouter. Il n’y a pas d’autre miracle que celui de cette rencontre, et il fait plus qu’appartenir au cinéma, il est sa définition même.» Et Eric Pauwels exprime plus loin cette même idée : « le vrai voyage pour le cinéaste que je suis, c’est le voyage vers l’autre, vers la figure de l’autre, vers cette figure que l’on ne pourra qu’aimer ».

Il arrive qu’un road movie s’avère être tout autant un voyage dans le temps. Route One/USA de Robert Kramer [3] a été tourné en 1988 par le cinéaste américain alors qu’il vivait en France depuis déjà dix ans. Dans son analyse, Gérald Collas montre que ce film est tout à la fois un retour aux origines et un fil conducteur pour revisiter l’Histoire. Celle-ci « surgit des traces qu’elle a laissées, des monuments érigés pour commémorer, de bribes de souvenirs qui réapparaissent. » Robert Kramer entame ce retour sans idée préconçue, il parcourt du Nord au Sud la route n°1 sans véritable scénario et les rencontres qu’il filme avec son alter ego Paul McIsaac y sont aussi le plus souvent le fruit du hasard. Son idéalisme viendra « une fois encore buter sur la réalité de cette Amérique à laquelle il veut, avec ce film, donner encore une chance ».

Chez Chris Marker, l’image au commencement est intrinsèquement liée au voyage. Arnaud Hée évoque ici la filmographie des années cinquante, période dite des « films de voyage » (Pékin, Sibérie, Cuba, Israël). Marker ne cesse d’y questionner la condition de voyageur et, au-delà, de s’interroger sur la représentation. Sans renoncer à la subjectivité – « la condition du voyage et le privilège du voyageur » –, Marker voulait « éprouver le mouvement du monde » en se rendant sur les nouvelles terres socialistes où naissaient alors, à travers l’élan révolutionnaire, de nouvelles utopies. Par la suite, il désavouera ces films et refusera qu’on les projette. Les revoir aujourd’hui fait surgir avec une certaine nostalgie le « souvenir d’un avenir ».

Après Marker, Johan van der Keuken est peut-être le cinéaste qui a parcouru, caméra au poing, le plus grand nombre de kilomètres. Dans des propos inédits [4], il évoque ses premiers souvenirs de voyages et les intuitions qui lui ont fait choisir les pays où il est parti filmer. Thierry Nouel montre que le voyage, d’un continent à l’autre, est une pièce essentielle de chacun de ses films, depuis la trilogie Nord/Sud jusqu’à Vacances prolongées : « C’est, avec la thématique de l’eau, une des constantes de cette œuvre qui se caractérise par sa permanente fluidité et son appétit de parcourir et de mettre en regard les flux du monde. » De ce cinéma en perpétuel mouvement, JVDK souligne que les aspects matériels – transports, pistes défoncées, routes dangereuses, lourdeur du matériel, pannes… – sont souvent passés sous silence. Et que le hasard joue toujours un très grand rôle [5]. C’est au montage que chaque fragment du film peut circuler et entrer dans une arborescence.

Lettres d’amour en Somalie [6] de Frédéric Mitterrand, analysé ici par Gérald Collas, est un journal de voyage singulier, où l’auteur « entremêle les impressions du voyageur qui découvre la Somalie et les mots qu’il adresse à l’être aimé au lendemain d’une rupture douloureuse ». Le malheur dans lequel est plongé ce pays ravagé par la guerre présente au narrateur « le reflet démesuré de ses propres épreuves ». C’est la voix off de l’auteur qui nous saisit et donne au film toute sa profondeur.

Le voyage, avec Out of the Present [7] d’Andrei Ujica, est à la fois un voyage dans l’espace et un voyage invraisemblable dans le temps. En 1994, Andrei Ujica fait embarquer une caméra 35 mm dans la station Mir en orbite autour de la Terre et récupère les images filmées depuis 1991 par les équipages du satellite. Pendant ce temps, les événements politiques ont différé la relève : parti d’URSS, le cosmonaute Krikalev revient sur Terre dans la Russie de Gorbachev. Annick Peigné-Giuly montre que ce voyage se déroule aussi et surtout dans l’imaginaire : « Les images très concrètes de la Terre surgissent comme venant d’un autre monde ».

Arnaud Hée a provoqué une conversation par messagerie électronique entre trois cinéastes belges : Boris Lehman, Eric Pauwels et Olivier Smolders. Boris Lehman y fait preuve d’abord d’un peu d’humeur : « Je ne suis pas un voyageur, écrit-il, (même si je fais des voyages). Je ne me considère même pas comme un cinéaste… ». Et plus tard : « qu’attend-t-on d’un cinéaste qui voyage ? Qu’il filme l’étonnant, l’incroyable, l’inconnu, l’inouï, l’inattendu. Je ne filme que l’insignifiant, l’ordinaire, le détail, le presque rien. » Pauwels ne se considère pas non plus comme un cinéaste voyageur : « Le vrai voyageur du film, écrit-il, c’est en fait le spectateur dont on imagine (et espère) que ce voyage le changera, même de façon imperceptible». Le dernier mot revient à Olivier Smolders, l’auteur du Voyage autour de ma chambre [8]: « plutôt que le voyage, ce sont les rêves de voyages que peut le mieux cristalliser le film. »

Catherine Blangonnet-Auer

Notes

[1] Guest, réal. : José Luis Guerín. Prod. et distr. : Versus Entertainment (Espagne), 2010, noir et blanc, 127 min
[2] José Luis Guerín, dans un entretien publié dans les Cahiers du cinéma Espagne, n° 37, sept. 2010, cité par Arnaud Hée (« Guest, l’art des rencontres », in Images documentaires n° 73/74, juin 2012)
[3] Route One/USA, réal. : Robert Kramer. Prod. : Channel 4, RAI 3, Les Films d’Ici, la Sept, 1989. Distr. : Les Films du paradoxe. 255 min
[4] Ces propos proviennent des rushes d’un film que Thierry Nouel a tourné en 1998 à Amsterdam.
[5] Jean-Michel Frodon remarque que « le premier titre prévu pour Amsterdam Global Village était Le Hasard provoqué – presque une définition de sa manière de filmer. » (Le Monde, 8 octobre 1997)
[6] Lettres d’amour en Somalie, réal. : Frédéric Mitterrand. Prod.: Les Films du Losange, France 3, 1982. Distr. : K-Films. Ed. : Editions Montparnasse. 110 min
[7] Out of the Present, real. Andrei Ujica. Prod.: Studio des films documentaires de Saint-Petersbourg, Harun Farocki Filmproduktion, Bremer Institute Film Fernsehen, La Sept/Arte, RTBF, WDRWestdeutscher Rundfunk, 1999. Distr. : Studio des films documentaires de Saint-Petersbourg. 92 min
[8] Voyage autour de ma chambre, réal. : Olivier Smolders. Prod. : Le Scarabée, Intersciences, WIP, 2008. Distr. : Le Scarabée et Agence du court-métrage. Ed. : Doc Net Films. 26 minutes

A voir également

> « Autoportrait en voyageur », cycle de films à l’Auditorium du Louvre (13-29 avril)

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