Nouvelle série événement signée Gérard Mordillat et Jérôme Prieur. Après « Corpus Christi » (1997), « L’Origine du Christianisme » (2003) et « L’Apocalypse » (2008), les deux auteurs reviennent avec « Jésus et l’Islam », une série documentaire érudite sur une lecture inédite de l’Islam, avec Jésus comme figure essentielle… Diffusion des 7 épisodes à partir de ce mardi 7 décembre sur ARTE. Entretien.
Comment en êtes-vous venus à ce projet sur Jésus et l’islam ?
Gérard Modillat : Lorsqu’on se lance dans la lecture du Coran, la surprise c’est de découvrir que Jésus non seulement est présent, ce que tout le monde sait plus ou moins, mais qu’il y tient une place extrêmement importante. Cela a été une découverte quand nous avons commencé la préparation de cette série il y a bientôt quatre ans.
Jérôme Prieur : Combien de fois nous a-t-on demandé ces dernières années : « alors, quand est-ce que vous vous intéressez au Coran ? ». Jésus, à nouveau, nous offrait un carrefour. le personnage nous permettait de ne pas être illégitimes pour enquêter, non pas sur l’islam – le projet de cette série n’est pas de faire le tour de l’islam, ce serait une ambition démesurée – mais autour de la période de gestation de l’islam, tout en travaillant au plus près du texte du coran.
Comment s’est effectuée la sélection des intervenants ?
G.M. : D’abord nous lisons beaucoup. Ensuite nous rencontrons les chercheurs, nous discutons avec eux et puis nous essayons de mesurer les capacités de chacun à se livrer à cet exercice extrêmement délicat qui est de réfléchir à voix haute. Car il ne s’agit pas ici de produire un cours magistral, mais bien de réfléchir à voix haute à partir d’un petit objet que nous soumettons à tous les chercheurs. Pour cette série, il s’agissait de partir de deux versets de la sourate IV. C’est un exercice qui demande des aptitudes bien particulières, donc il faut qu’il y ait des affinités. Cela ne veut pas dire nécessairement d’être en accord, mais de pouvoir discuter ensemble à l’occasion du tournage.
J.P. : Il y a aujourd’hui un clivage important dans la recherche coranique entre les traditionnalistes, et puis ceux qu’on appelle d’un mot d’ailleurs tout à fait étrange, les « révisionnistes ». Ces derniers, autour de l’école américaine, pensent qu’il faut échapper à un regard purement autochtone sur l’histoire du Coran. Parmi ces chercheurs, il y a ceux qui sont productifs intellectuellement, ceux qui font autre chose que de la vulgarisation, ceux qui agitent le débat intellectuel.
G.M. : C’est essentiel que les chercheurs viennent de partout dans le monde. D’abord pour que l’on comprenne que la recherche islamologique n’est pas une recherche confinée dans un seul continent. Il y a une ampleur qui doit s’exprimer à travers la polyphonie. C’est une chose à laquelle nous tenons beaucoup parce que c’est dans la confrontation des langues que passe également beaucoup du sens. Et c’est un moment très important, de trouver au montage la juste mesure entre les différentes langues.
J.P. : Contrairement à ce que nous pouvions penser a priori, étant forcément par définition assez ignorants au tout début, il y a quatre ans, on s’est retrouvé devant une sorte d’âge d’or de la réflexion sur le Coran et sur les débuts de l’islam. En ce moment, il y a à la fois des seniors de grand talent qui occupent le terrain depuis de nombreuses années, mais aussi des jeunes chercheurs qui travaillent à travers le monde avec une audace intellectuelle qui est tout à fait passionnante. Et puis parmi eux il y a des femmes, ce qui est une grande singularité par rapport aux spécialistes du christianisme…
G.M. : Il y a toute une jeune génération de chercheurs, d’historiens qui se sont mis au travail, y compris des chercheurs et des historiens issus de la culture musulmane, peut-être croyants pour certains, je ne sais pas, mais venant de cette culture. L’islam souffre beaucoup finalement d’avoir vécu en dehors d’une tradition critique qui aurait élargi ses perspectives. Le travail de critique textuelle et de critique historique – qui d’ailleurs ne concerne en rien les questions de foi – demande de lire leCcoran comme un texte et d’essayer de comprendre les circonstances historiques qui ont permis sa formation.
Quel est votre dispositif documentaire ?
J.P. : Depuis le début de notre travail en commun sur l’histoire des religions il y a vingt ans déjà, depuis Corpus Christi (12×52 mn), nous avons décidé de bannir tout ce qui était de l’ordre de l’illustration et de l’imagerie pour nous concentrer sur la pensée, la parole et l’art du portrait. Ce qui nous intéresse l’un comme l’autre c’est de filmer des chercheurs venus du monde entier : nous créons une espèce de communauté imaginaire qui n’existe que dans nos films. Le principe de travail est de soumettre aux chercheurs un canevas convenu d’avance, élaboré ensemble, pour permettre de recouper le plus possible sous des formes différentes les mêmes questions sur lesquelles nous pouvons obtenir des points de vue différents.
G.M. : A partir du moment où nous avions défini comme objet d’étude les deux versets de la sourate IV, les choses s’éclairaient. En s’arrêtant sur chacun des mots, on pouvait tirer tous les fils. Ainsi le nom de Jésus, pourquoi est-il écrit comme ça dans cette sourate-là alors qu’on pourrait penser qu’il serait écrit autrement ? Chacun des mots était important et permettait de construire quelque chose. C’est ce que nous avons fait avec les chercheurs. Nous avons essayé de les pousser à réfléchir à voix haute le plus loin possible, à partir du texte lui-même et seulement à partir du texte. Quand je dis seulement à partir du texte, ce n’est pas seulement à partir du Coran, puisque évidemment il faut rayonner d’après les autres textes musulmans plus tardifs, aller chercher dans la littérature chrétienne et les textes apocryphes, des éléments de comparaison pour essayer de comprendre comment tout cela est né.
J.P. : C’est toujours fascinant de voir que même à partir d’un canevas prévu d’avance, le tournage de chaque entretien est un moment de tension qui bouleverse nécessairement le cadre préétabli. Et puis le tournage anticipe le montage. Le récit de chaque film se construit virtuellement au fur et à mesure de chaque entretien. En fonction des réponses des uns et des autres, on peut aller plus loin pendant le tournage qu’on ne le supposait. « Qui est l’auteur du Coran ? » est une question, par exemple, qui divise beaucoup les chercheurs.
Ce dispositif permet d’échapper au côté un peu sensationnel de l’entretien. C’est un travail et non un jeu de questions-réponses, mais cela pousse chaque chercheur à aller plus loin que ce qu’il avait prévu. Depuis le début, nous résistons complètement à la forme du débat télévisé réunissant plusieurs personnes sur un même plateau comme si la somme des points de vue pouvait produire la vérité. C’est impossible parce que c’est le plus souvent le plus fort qui parle. Et pourtant, nos films sont des débats, des disputes, des discussions mais chaque chercheur est filmé avec le temps qu’il faut et isolément des autres chercheurs, une journée en général par personne.
Le sujet des origines de l’islam est-il particulier ?
G.M. : Je pense qu’en faisant cette série, bien sûr, nous abordons un sujet brûlant. Pourquoi ? Parce que dogmatiquement le Coran est « inimitable », il ne peut être commenté. Il ne peut être que récité. Donc sur un plan, je dirais, théologique, ou de théologie politique, le fait même de lire le Coran comme un texte, d’essayer de faire un travail de critique textuelle pour savoir d’où vient ou d’où pourrait venir telle ou telle partie, comment c’est construit, comment ça s’articule, est forcément blasphématoire au regard du dogme musulman. Et donc, c’est un sujet brûlant. Mais en même temps je crois qu’en faisant cela, nous affrontons justement ce mur de l’ignorance que veulent toujours construire de plus en plus épais tous les fondamentalistes du monde. Qu’ils soient musulmans, catholiques, juifs, etc… On veut toujours que l’intelligence soit, par nature, ennemie de la foi.
J.P. : C’est vrai que, autour du Coran, il y a aujourd’hui une espèce de chape de plomb qui empêcherait d’en parler historiquement. Notre propos n’est pas d’être islamophiles ou islamophobes. Notre propos n’est évidemment pas apologétique. Il s’agit simplement de réfléchir à l’histoire d’un texte, de savoir à quels besoins il répond, quel usage il avait, de quelles influences il porte la trace. Il faut toujours essayer de lire sans être anachronique. Et donc loin de nous l’idée d’avoir des certitudes. Dans cette série, comme dans les séries précédentes, il y a beaucoup plus de questions et d’hypothèses que de certitudes. Des hypothèses à soumettre, des hypothèses de travail, des hypothèses croisées puisque les chercheurs sont non seulement d’origines ou de confessions différentes, mais aussi de disciplines intellectuelles différentes, de cultures différentes. Dans cette série il y a des historiens des débuts de l’islam, des philologues, des historiens du judaïsme rabbinique, des historiens du christianisme oriental, des épigraphistes, des spécialistes de l’histoire du Coran… Avec eux, grâce à eux, nous montrons de quoi tout le texte du Coran est riche, ce qu’il nous fait parvenir de l’Arabie du VIIème siècle. Si nous sommes cinéastes, c’est parce que nous sommes aussi des lecteurs.
Propos recueillis par Roy Arida
initialement publiés dans le dossier de presse de la série
Plus loin…
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