C’était en juin dernier, rue de Lubeck à Paris. Le CNC organisait avec la SACD une rencontre sur le traitement du réel dans les jeux vidéo. Une conférence qui, à partir de trois exemples notoires, abordait une problématique épineuse, et complexe. Des échanges riches et passionnés sur lesquels nous avons décidé de revenir ici. Compte-rendu signé Rym Bouhedda.

cncsacd_02« On peut tout à fait produire du documentaire
avec autre chose que de la vidéo 
»

Avec Eric Viennot, game designer et pionnier des ARG [Alternate Reality Games, ou Jeux en réalité alternée] en modérateur de la conférence, ce sont trois jeux aux registres très différents qui ont été présentés par leurs équipes respectives : Assasin’s Creed d’Ubisoft (Julien Mayeux, Guillaume Brunier, Florent Sacré), Life is strange de DONTNOD (Jean-Luc Cano, Raoul Barbet) et Jeu d’influences de Julien Goetz avec le game designer Florent Maurin (production Premières Lignes et France Télévisions Nouvelles Écritures).

En guise d’introduction, on retrace sommairement l’évolution du jeu vidéo dans son habilité à retranscrire le réel. Du très désincarné et abstrait Pong aux jeux mobilisant des effets de réalité surprenants, il est difficile de déterminer les ingrédients qui font la recette du succès. Eric Viennot évoque deux approches : celle qui tient pour acquis que le succès d’un jeu ne dépend pas de son réalisme (voir à ce titre, dans le Top 5 des titres les plus populaires : Super Mario Kart, Tétris ou Minecraft) ; et celle qui maintient que davantage de réalisme ne peut aboutir qu’à davantage d’émotions et donc à des jeux plus prenants et inévitablement plus populaires. Ce serait là le parti pris de certaines franges de l’industrie qui cherchent à recréer dans les jeux vidéo l’impression que laissent de vrais personnages de cinéma.

Le réalisme s’entendrait donc ici dans ce sens : la retranscription « picturale » la plus fidèle au monde physique que l’on connaît. Pourtant, les mondes virtuels convoquent souvent des imaginaires fantastiques, parfois post-apocalyptiques et le plus souvent loin de nos réalités concrètes (il n’y a qu’à penser aux combats de guerre)…

Réalisme vs. réalité ?

Pour nombre de gamers, « reality is the worst game ever ». En dépit de ce credo fataliste, on peut constater que certains jeux, comme GTA ou les Sim’s, retranscrivent la réalité dans sa dimension pratique et quotidienne, même s’ils offrent tout de même des potentialités d’actions hors-normes. Avec Pacman, Journey ou Brothers, on comprend qu’il s’agit de faire allusion à des valeurs et des comportements humains : la survie, la solitude, l’amour fraternel, etc. Le jeu vidéo peut donc s’abstraire du réel pour mieux en parler, convoquer des métaphores et des univers irréels pour mieux le transposer (procédé qui n’est bien sûr pas neuf et qui vaut tout aussi bien pour le cinéma documentaire…). Mais d’autres jeux permettent de réinvestir le réel d’une manière nouvelle, et différente. In Memoriam, par exemple, permet de jouer son propre rôle et de chercher, sur Google Earth notamment, les traces d’un tueur. La notion de « fiction totale » d’Eric Viennot permet également d’appréhender ce type de programmes qui cherche à se fondre dans notre propre réel. C’est d’ailleurs typiquement le cas d’Alt Minds, qui entendait raconter une histoire en temps réel, en mobilisant plusieurs médias et en faisant participer le joueur à l’enquête.

La conférence entre dans le vif du sujet avec Assassin’s Creed, DLC [Download Content, ou Jeu aux contenus téléchargeables] conçu par Ubisoft, dont le studio français est installé à Montpellier et a notamment conçu les Lapins crétins. La particularité de cette société, c’est de participer à des projets de grande envergure – dont celui-ci fait partie – tout en travaillant sur d’autres propositions qui vont à rebours des logiques de l’industrie du jeu vidéo. Pour Assassin’s Creed, une équipe de 40 personnes aux sensibilités variées a travaillé à la conception du projet dans plusieurs studios disséminés dans le monde entier. Ubisoft tente ainsi de trouver un compromis entre son affection pour des jeux non-conventionnels et la nécessité de travailler sur des projets rentables.

Ces efforts ont été au cœur du travail pour Assassin’s Creed puisque l’objectif, selon le creative director Florent Sacré, consistait à améliorer sans cesse le jeu et à supprimer les poncifs qu’il pouvait comporter dans sa version originelle. L’architecture des bâtiments historiques est par exemple fidèle à la réalité historique – même si on s’accommode parfois de quelques détails trop difficiles à reproduire techniquement. Les capacités de navigation ont été optimisées (et on peut par exemple grimper sur la basilique de Saint-Denis). Ces décors sont esthétiques et « expérientiels » avant d’être des témoignages historiques, et ils ne sont donc pas exempts de défauts anachroniques. Malgré tout, l’équipe a travaillé avec des historiens qui ont aidé à concevoir des personnages cette fois plus fidèles à la réalité de l’époque, notamment pour les costumes plus proches des guenilles médiévales que des armures futuristes.

Néanmoins, le jeu ne fait pas consensus sur cette question du « réalisme historique ». Une polémique avait même été lancée après la réaction de Jean-Luc Mélenchon qui critiquait le récit qui était fait, dans le jeu, de l’action des révolutionnaires français. L’équipe s’est défendue en invoquant la nature fictionnelle de l’oeuvre, ainsi que la liberté scénaristique. Mais cette critique pointait en définitive davantage le travail des historiens que celui des créateurs de jeux. Elle a aussi mis en exergue des interprétations et des usages différents de l’Histoire. Une position assez pragmatique consiste d’ailleurs à constater que ce jeu a le mérite d’intéresser les joueurs à l’Histoire, sans être une encyclopédie austère. Le slogan marketing du programme aux Etats-Unis le suggère assez clairement : « You made history look cool ». Et Florent Maurin d’ajouter que ce qui a vraiment déplu à Mélenchon, qui a fait une lecture nationaliste de la narration, ce sont les représentations de son héros politique, Robespierre, totalement décrédibilisé. « Comme si on faisait oublier à Superman de mettre son slip », a t-il ajouté…

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Le défi dans l’écriture d’un jeu vidéo ne consiste pas seulement à raconter une histoire. Il s’agit aussi d’inventer le feature et le gameplay, c’est-à-dire de composer une narration expérimentée, qui ne se déroule pas de façon linéaire mais à partir des choix du joueur. La finalisation de l’écriture du scénario est donc assez tardive puisqu’elle se fait parallèlement à la conception du jeu. La vraie difficulté, à écouter les game designers, c’est de parvenir à impliquer à la fois le joueur et le héros du jeu dans les choix proposés et le déroulement de l’histoire.

Selon l’équipe d’Ubisoft, ce qui peut entraver le réalisme du jeu vidéo réside dans la technique, certes toujours en évolution, et dans la console, qui ne peut permettre qu’un panel d’actions limité. L’interactivité reste le but : les choix du joueur doivent être « impliquants ». Le réalisme historique n’est pas une fin ; ce qui prime relève des choix du créateur pour qui le plus important restera toujours le gameplay. S’agissant de la matière historique propre, on se revendique davantage du « tourisme historique » que de la leçon d’histoire. Réalisme oui, mais toujours au service de l’expérience de jeu, donc…

Pour Life is strange, DONTNOD offre une autre perspective de la retranscription du réel. Ce jeu a bénéficié d’un budget moyen, bien moins confortable que celui d’Assassin’s Creed. En cinq épisodes, il propose de s’immerger dans la vie d’une adolescente, lycéenne dans une petite ville côtière des Etats-Unis. L’univers se veut le plus réaliste possible pour signifier des éléments de vie du personnage (de l’évocation de la pression sociale à l’omniprésence des réseaux sociaux, et jusqu’aux les accents dans les discours…). Tout y a été le fruit de recherches approfondies et a été notamment travaillé à partir de reportages photo. Paradoxalement, lorsque le game director Raoul Barbet parle des diverses influences du jeu, c’est de la fiction qu’il cite : Twin Peaks, Elephant, et certaines séries TV américaines.

Le découpage en épisodes, qui échelonne la progression de l’histoire, est d’abord dû à une contrainte budgétaire, mais il permet de générer, au delà du cliffhanger qu’il permet d’installer à la fin de chaque étape, des choix déterminants qui se répercutent dans la suite du programme. Le scénariste Jean-Luc Cano explique que la spécificité du jeu, mais aussi sa qualité, se situe dans la mécanique du gameplay qui laisse au joueur la possibilité de remonter dans le temps pour rencontrer d’autres personnages. La discussion avec ces figures annexes est une action qui n’est pas indispensable à l’avancée de l’intrigue, mais qui permet d’enrichir l’univers global du jeu. Le réalisme des dialogues (en anglais) a par ailleurs été rendu possible grâce à une collaboration avec un scénariste américain.

life-jeuDONTNOD revendique pour ce jeu le « slow pacing » ; c’est-à-dire un usage du temps plus dilaté, qui laisserait une marge d’exploration des éléments annexes. Définissant le jeu comme « mélancolique » et « lié à l’adolescence », ses concepteurs expliquent que son public n’est pas uniquement constitué d’adolescents (majoritairement masculins), mais aussi de trentenaires et de quarantenaires. La cible était large : Raoul Barbet confie que « sa copine devait pouvoir y jouer ! ». L’héroïne féminine choisie pour ce jeu n’était d’ailleurs pas sans poser problème à certains éditeurs : les héros masculins aux attributs virils resteraient l’argument le plus vendeur… L’équipe de DONTNOD a toutefois choisi de développer un personnage féminin, non par volonté féministe mais parce que cela correspondait à l’univers de l’histoire qu’elle a eu envie de raconter.

La conversation lancée sur ce thème, l’équipe d’Ubisoft reconnaît que qu’il est difficile, pour elle, de concevoir autre chose qu’un personnage masculin. « Le cliché du héros badass avec plein de guns » reste une norme clivante et difficile à contrarier dans l’industrie du jeu vidéo. Et d’ajouter que des logiques similaires régentent l’industrie du cinéma, lorsque les producteurs sont réticents à prendre des risques pour sortir des figures conventionnelles. S’en suit la question des scénaristes féminines que pose une personne de l’assemblée. Faudrait-il laisser à des femmes l’occasion de renouveler et de féminiser les héros et les narrations du jeu vidéo ? Jean-Luc Cano y répond par la négative : un scénariste, homme ou femme, se doit d’écrire sur tout. Réponse contre-balancée par une jeune femme dans le public qui, en tant que scénariste femme et métisse, se voit toujours cantonnée à une étiquette réductrice, malgré sa bonne volonté. Un déterminisme social qu’il est difficile de changer immédiatement. Modifier durablement les représentations nécessite probablement un peu de temps…

Jeu d'influences3_1Jeu d’influences pourrait se situer sur ce créneau : sensibiliser les joueurs à une autre réalité. En l’occurrence, une réalité peu connue de l’intérieur puisqu’il s’agit du travail très sensible des communicants, conseillers et autres spin doctors œuvrant dans des sphères de pouvoir, économique et/ou politique. Ce jeu en ligne tente de nous faire éprouver une situation fictive très proche de la réalité, en nous mettant dans la peau d’un chef d’entreprise soumis à une crise médiatique qu’il doit gérer avec l’aide d’un spin doctor. [Une proposition web adossée à une série TV documentaire de Luc Hermann et Gilles Bovon.]

Florent Maurin, game designer du jeu et producteur pour The Pixel Hunt, a voulu ici appliquer des mécaniques de jeu vidéo sur des histoires réelles. Il était dans ce cas impossible de baser ce type de jeu sur un gameplay audacieux ou sur une innovation technologique poussée. Il s’agissait plutôt de faire ressentir des émotions au joueur et l’impliquer dans une histoire en renforçant son sens de l’empathie, dans le but premier de « comprendre la réalité ». Parce que, contrairement à ce qui a été dit plus tôt, Florent Maurin martèle que « la réalité n’est pas chiante ». La série House of cards, par exemple, est bien l’illustration que notre vie politique est faite de péripéties et de dilemmes moraux dignes d’un film d’aventure hollywoodien.

Jeu vs. documentaire ?

En une heure d’expérience, Jeu d’influences nous fait explorer cinq chapitres. Au fur et à mesure de ses choix, le joueur se définit un profil éthique en décidant de mentir ou de dire la vérité, ce qui l’amène à expérimenter l’acte même de la décision politique, soumise à des priorités et des stratégies particulières.

Bénéficiant d’un budget de 90.000 euros doté par France Télévisions, le jeu se situe dans une économie moyenne, qui est parfois difficile à gérer – comme pour Life is strange. Pourtant, tous les jeux sont évalués selon des critères similaires, sans considération pour l’ampleur des moyens budgétaires qui leur ont été alloués. Avec peu, il faudrait faire aussi bien que ceux qui ont beaucoup. Florent Maurin concède tout de même qu’avec plus d’argent, le graphisme aurait été amélioré, ainsi que l’enregistrement des voix. Mais lorsqu’on l’interroge sur le réalisme « pictural », il avoue ne pas vouloir aller dans ce sens pour plusieurs raisons. Selon lui, trop de réalisme fige et enlève une part de l’imaginaire au spectateur-internaute. Et puis Jeu d’influences n’est pas un jeu photo-réaliste, mais une proposition entièrement construites avec des « illustrations », ce qui ne lui enlève en rien sa nature de jeu documentaire. Florent Maurin soutient en cela qu’on peut tout à fait faire du documentaire avec autre chose que de la vidéo…

Quant à l’opposition éventuelle entre le « jeu » et le « documentaire », le game designer n’y voit aucune antinomie. Selon lui d’ailleurs, la question de savoir comment définir un bon jeu est soumise à des critères trop étroits, même si l’interaction et l’implication émotionnelle devraient être les facteurs les plus lourds dans l’appréciation. En l’occurrence, pour ce jeu, la dimension ludique fonctionne parce que l’ambiance créée maintient l’utilisateur en alerte.

jeu-d-influences-27063En tout état de cause, cette forme de jeu intrigue. Un homme présent parmi le public demande pourquoi n’existe-t-il pas davantage de ce type de formats. Il se trouve que Florent Maurin se dit « le cul entre deux chaises », pour reprendre son expression : entre des gamers fuyant coûte que coûte ce qui touche à la réalité ou à la société, et des journalistes considérant encore le jeu vidéo comme un support illégitime, loin du sérieux qu’il conviendrait pour considérer certaines questions. Ce qui lui importe absolument en définitive, c’est d’encourager l’esprit critique de chacun, que l’on soit aficionado de jeux d’action ou spectateur régulier de documentaires d’investigation.

Pour clore cette rencontre qui aura duré un peu plus de deux heures, Eric Viennot pose la question des éventuels points communs entre les trois équipes invitées, et plus précisément celle d’un éventuel « trait » européen ou français dans la façon de concevoir le jeu vidéo. Pour Raoul Barbet, la désignation d’une école et surtout l’appellation « French touch » lui font horreur. Il avoue que la scène indépendante française mériterait vraiment d’être plus développée. Et Florent Maurin de lui emboîter le pas en expliquant qu’il existe un manque d’initiative en France parce qu’on ne se risque pas facilement à créer sa propre société ou son propre studio de création. Chez Ubisoft, on se pose moins la question : l’entreprise côtée en bourse exige des investissements sur des projets rentables, avec des recherches très orientées autour du gameplay. Cela dit, Ubisoft est également en quête de nouvelles formes moins consensuelles, comme ce fut le cas avec le jeu des Lapins crétins. Financièrement, la société serait considérée comme « malade » si on la comparait à d’autres entreprises beaucoup moins orientées vers la création. Ce qui en dit long sur des logiques industrielles malgré tout loin de représenter l’envers du décor de la conception de jeux vidéo…

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