Voilà un film que l’on pourrait définir comme un « huis-clos aéré ». Un espace restreint, oui, mais qui n’enferme pas. Une œuvre réalisée en petit comité, certes, mais qui paraît bien peuplée. « Le Kiosque » a le parfum d’un tour de force cinématographique. Le traitement choisi par la cinéaste aurait pu cloisonner son documentaire dans l’étroitesse, et lui faire « sentir le renfermé », il n’en est rien. Alexandra Pianelli parvient au contraire à y laisser entrer la vie, la ville, le monde. Autant en convenir d’emblée : la critique qui suit ressemble à une déclaration d’amour à un documentaire. C’est donc sans ambages, et sans précaution d’aucune sorte, qu’on vous invite à aller le voir en salles dès le mercredi 6 octobre. 

Alexandra Pianelli est « un peu » l’héritière d’une lignée familiale de kiosquiers. Chez elle, on tient le kiosque de la place Victor Hugo, à Paris, de génération en génération. S’il convient de préciser « un peu », c’est qu’elle n’a pas hérité stricto sensu de cette petite boutique de journaux ; sa mère en est encore la propriétaire, la fille réalisatrice est davantage là pour prêter main-forte à la « patronne ». Oui, elle y travaille « en attendant ». En attendant quoi ? La réponse nous est donnée par petits bouts, distillée tout au long du film. 

Alexandra Pianelli a des yeux « coquins ». Dès les premières minutes, par l’intermédiaire d’une discussion qui se déroule devant sa caméra, le film nous offre cet adjectif pour qualifier la réalisatrice. Elle possède donc un regard espiègle, malicieux, mais pas seulement. Le ton de sa voix l’est aussi, son sens de la répartie également, et l’humeur avec laquelle elle réalise son Kiosque tout autant. Drôle, pétillante, cette humeur est pleine d’humour. Elle a décidé de ne filmer que dans son magasin, uniquement derrière le comptoir de vente, ne jamais s’éclipser à l’extérieur – ce qui fonde le traitement choisi dont nous parlions en début d’article, pourtant ce regard qu’elle possède, coquin donc, traduit tout un état d’esprit au contraire. Cet état d’esprit nous permet de rire souvent de bon cœur et de conclure que non, vraiment, ce « confinement cinématographique » n’est pas un enclos reclus et fermé, mais s’avère une œuvre réjouissante, vive, vivifiante même. 

Allons d’ailleurs plus loin : c’est justement parce que la réalisatrice a décidé de ne jamais quitter son parti pris de réalisation, à savoir son point de vue unique, sa caméra subjective, incarnant ainsi à elle seule l’axe narratif du film, que son tour de force fonctionne si bien. Pourrait-on imaginer, après avoir vu ce film, des plans extérieurs sur le kiosque ? Des plans de coupe filmés depuis la rue ? Des plans d’ensemble tournés de l’autre côté de la place ? Sincèrement ? Heureusement qu’elle n’a jamais eu la faiblesse de céder à ces codes standardisés que trop de cinéastes croient nécessaires. On reste avec elle, elle rend captif son spectateur à ses côtés, et franchement c’est un réel plaisir de demeurer en sa compagnie.

Ce courant d’air communicatif n’est pas le seul fait de sa personne, il provient aussi des gens qu’elle filme régulièrement. Des habitués surtout. Des clients tellement fidèles depuis le temps qu’ils viennent ici qu’ils ne sont plus vraiment des clients mais des visiteurs amicaux, conviviaux, presque des amis. Des voisins de quartier à qui l’on fait la bise et que l’on appelle parfois affectueusement par leur surnom, qui offrent toujours des petits gâteaux, ont de gentilles attentions, parlent de leur vie, émettent des réflexions personnelles ou cherchent leur chat. Damien le SDF, Marcel et ses costumes, Mariouch l’amateur de pâtisseries, Aliénor la petite danseuse, Christiane et ses fourrures, Islam le Bengalis, Madame Pioupiou et son secret pour garder sa coiffure impeccable. Ces personnages, « secondaires » si l’on peut dire, sont ici très attachants, et si l’on s’attache justement à eux, sans pour autant les connaître davantage (on ne les verra jamais en dehors du kiosque), c’est parce qu’ils font des apparitions récurrentes. Parce que le montage du film nous offre le plaisir de les revoir périodiquement. Comme un rendez-vous attendu avec délice et qui finit forcément par arriver. Ils ont une relation sympathique, chaleureuse avec la malicieuse réalisatrice, alors ça badine, ça se taquine, et ces saynètes ponctuelles cocasses finissent par relever d’une grande tendresse.

Autres qualités qui rendent ce documentaire aussi charmant : les nombreuses explications sur la vie typique d’un kiosque, sur les habitudes propres à ces petites boutiques ; les mots écrits à la main sur des morceaux de papier que l’on scotche sur le comptoir et qui servent à communiquer entre vendeurs ; les innombrables fois où des passants viennent s’enquérir de la direction de telle ou telle rue plutôt que d’acquérir un magazine ; les stratégies pour éviter que les parapluies trempent les piles de journaux les jours d’averse ; les rapports entre les vêtements que portent les clients et les titres de presse qu’ils ont l’habitude d’acheter ici ; l’escabeau pour attraper les raretés les moins vendues que l’on place tout en haut dans les recoins, etc. C’est la réalisatrice elle-même qui prend en charge ces remarques à travers son commentaire. Son goût de l’originalité, de l’espièglerie, l’entraîne bien sûr à le faire avec fantaisie. Souvent, elle donne dans le commentaire « en direct », procédé assez rare dans le cinéma documentaire, qu’Alain Cavalier a mis au centre du dispositif narratif de plusieurs de ses films. Il se passe quelque chose devant elle, ou bien au contraire elle a un moment de répit faute de clientèle, elle se lance alors dans une explication sur tel ou tel aspect de la vie de son kiosque, comme ça, parlant pendant qu’elle est en train de filmer (ou filmant pendant qu’elle est en train de parler, l’inverse marche aussi). 

Parfois elle en vient à s’amuser de la proximité de tous ces titres de presse qui l’entourent, allant chercher des petits articles sur des sujets improbables ou créant des parallèles comiques entre l’actualité sérieuse du monde et les petits riens qui se déroulent dans son travail. Elle a, à un autre moment, l’audace amusée de se servir d’une pierre de jade retenue par un petit bracelet, qu’une voisine vient de lui donner afin de soigner un rhume, pour s’élancer dans une tirade poétique, agrémentée d’une sur-impression que l’on peut définir aussi comme poétique. Autre instant drolatique : quand elle teste un pisse-debout en silicone pour femme. Oui, Le Kiosque a la belle allure d’une comédie documentaire.  

La mise en image de ces explications, généralement à propos de sujets plus sérieux, est raccord avec l’humeur du film dans sa totalité. Car la réalisatrice, qui sait ne pas se cantonner au seul théâtre léger qu’offre le petit univers où elle travaille, donne quelquefois aussi dans le grave, dans le profond : la situation géographique du kiosque ; le système économique de ce type de points de vente ; les évolutions de la presse papier concurrencée par Internet ; la place envahissante de la publicité ; ou la possibilité de renvoyer les invendus. Le film engendre cette impression que nous sommes parvenus à la fin d’une époque plus désinvolte, plus insouciante. Pour illustrer ce genre d’indications, elle utilise des maquettes faites-maison, qu’elle filme de près, là aussi théâtre des illusions, ainsi que des miniatures de son kiosque, des petits drapeaux, un plan de Paris et des mini-constructions en carton ou en papier. Différentes techniques pour enrichir le visuel du film sont utilisées avec un plaisir évident de l’artisanat et du bricolage. Par ailleurs, les clients réguliers du kiosque sont souvent montrés à l’écran par des dessins qui paraissent exécutés sur le vif, dans la spontanéité du crayonné. C’est avec cette manière très créative (et très cohérente) de jouer avec des bouts de ficelle que la cinéaste parvient également à ouvrir l’espace, portes grandes ouvertes, de ce qui reste malgré tout, du début à la fin, un étroit point de vente. 

Oui, chapeau bas, le tour de force cinématographique est remporté haut la main. Travaillant dans le kiosque familial « en attendant », Alexandra Pianelli, artiste au regard coquin et à l’humour ravageur, n’a justement pas attendu pour devenir réalisatrice d’une œuvre incroyablement stimulante. Elle a beau nous avoir coincés près d’1 heure et 18 minutes dans un lieu aussi réduit, nous en venons tout bonnement à nous demander en sortant de la salle : « mais depuis quand avais-je aussi bien respiré devant un film ? »

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