Les ouvriers de l’usine Continental de Clairoix manifestent dans les rues de Compiègne contre la fermeture programmée de leur lieu de travail. Nous sommes en mars 2009. Dans le cortège, Sophie Verney-Caillat, identifiée par un carton comme « riveraine » de Rue89 (382 articles, 1 097 commentaires), est venue « couvrir » l’événement pour le site d’informations. La jeune journaliste se heurte à des manifestants d’abord surpris de sa présence, puis plus conciliants avec ses demandes. Elle parviendra à prendre langue avec certains d’entre eux, parfois de manière privilégiée, pour ensuite écrire et monter son reportage au bar du coin. La mise en ligne ne peut attendre : l’information sur Internet se vit, se fait et se conte en direct.

Cette première séquence de La rue est à eux capte les fondements de Rue89. Ce nouveau média lancé en 2007 sur Internet entend restaurer la confiance et reconstruire le lien distendu entre la presse et ses lecteurs. Le credo est ambitieux : bâtir une « info à 3 voix » (journalistes, experts, internautes) qu’Isabelle Renier tente de délier pour mieux les mettre en perspective dans son film. Elle-même journaliste cinéma au Monde, elle nous emmène dans les coulisses de cette entreprise naissante et innovante qui se veut avant tout participative et collaborative.

Rue89, ce sont 20 salariés, dont 12 journalistes, et 1 500 signatures bénévoles. Le mode d’emploi, livré en surimpression tout au long du documentaire, est simple. Pour les internautes : 1. Lire, 2. Réagir, 3. Ecrire,  4. Attendre, 5. Jouer, 6. Autocritique. Pour les journalistes : 1. Débattre, 2. Agréger, 3. Brainstormer, 4. Débriefer… etc. Ces deux grands chapitres scandent la narration sans pour autant s’ériger en piliers incontournables de la représentation. Ils découpent simplement le film en deux temps ; l’un propice à la description, l’autre plus porté sur l’analyse.

Le film tire sa force du pouvoir discursif de son montage alterné. Les allers et retours d’une scène à l’autre de la fabrique de l’information sont constants. Nous naviguons des rues de Compiègne aux discussions plus feutrées entre deux acteurs de Rue89 en passant par les studios de télévision dans lesquels s’exprime l’un des fondateurs du site (Pierre Haski). Sur BFM TV, celui-ci explique que personne au G20 n’a l’ambition d’une « refonte réelle du capitalisme »; le plan suivant – subtile réponse – nous replonge parmi les manifestants de Compiègne. Isabelle Regnier parvient ainsi à remettre en cause chacune de ses séquences par la suivante tout en augmentant petit à petit son documentaire des nuances et des précisions qui en enrichissent la complexité. Au détour d’un plan joliment trouvé dans le même studio de télévision, nous voyons le fond vert de l’émission, le prompteur de la journaliste et ses invités, en même temps que le direct isolé quelque part sur un autre écran. Comme dans le film, l’envers et l’endroit du décor apparaissent sur la même image. Belle déconstruction du monde tel que les médias voudraient nous le vendre et, ce faisant, nous le faire passer pour « naturel ».


Les personnages les plus captivants du film sont peut-être ceux qui lisent quotidiennement Rue89 et qui y publient leurs commentaires. Parmi ces « profils », Charles Mouloud, en perpétuelle discussion avec Thierry Reboud (71 articles et 12 155 commentaires à eux deux). Ces deux protagonistes, désignés ici par leurs identités numériques virtuelles, émaillent la représentation de leur présence contradictoire. Le premier ne cache pas sa « malhonnêteté intellectuelle assumée » au terme de laquelle il créé de faux profils pour pimenter les débats. Débats qui peuvent parfois aussi prendre la forme d’affrontements partisans picrocholins.

C’est la beauté et la petitesse de l’exercice. Son aspect noble et dérisoire à la fois. Les « riverains » multiplient les pseudos pour laisser libre cours à leurs réflexions, prendre parti pour telle ou telle cause, telle ou telle idéologie. mais les écueils du systématisme et de la discussion de comptoir guettent. Ces personnages numériques feignent parfois le désaccord pour tenter de faire progresser leurs joutes oratoires, mais les écueils du systématisme et de la discussion de comptoir guettent. C’est l’une des limites du « journalisme participatif », quand le nombre de commentaires est érigé en unité de valeur des articles.

Mais en se créant de tels profils (fictionnels) pour intervenir sur une réalité plutôt « brute » (celle des actualités), ces personnages nous indiquent aussi quelque part que celle-ci ne leur suffit pas : il leur faut l’augmenter d’une part de subjectivité pour se la réapproprier – voire la dédramatiser. Les plus optimistes diront qu’ils lui enlèvent ce qui les empêche de la penser. Les autres y verront le risque de la déréaliser en l’intellectualisant. Le film d’Isabelle Regnier, lui, réfléchit ce grand écart.

Arnaud Aubron, Pierre Haski, Laurent Mauriac et Pascal Riché, fondateurs et journalistes à Rue89.

Autre paradoxe que tente de démêler La Rue est à eux : la gageure de la rentabilité économique du site. Comment, en effet, concilier le quantitatif (une fréquentation toujours plus forte) et le qualitatif (des articles pointus, fouillés et argumentés) quand l’un n’induit pas l’autre ? Comment pérenniser une entreprise devant composer avec des équipes qui travaillent déjà à 120 % de leurs capacités alors que l’embauche n’est pas d’actualité ? L’équation économique est difficile à résoudre, comme celle de la diversité éditoriale.

Ce sont les sujets des réunions des actionnaires auxquelles qu’il nous est donné d’assister. Les cartons du film changent de couleur, virant du rouge au bleu (ce en quoi ils restent cohérents avec la charte graphique du site), pour nous introduire dans les arcanes de Rue89. On y loue la rigueur et l’indépendance du site, mais on y regrette une ligne éditoriale trop « monochrome » et trop encline à défendre les nobles causes qui « font un peu bailler ». Difficile de s’affranchir du code génétique de Libération (les principaux dirigeants du site sont issus du quotidien) sans faire l’économie de certaines concessions ; celles de la publicité, de la formation ou du merchandising.

La viabilité économique du site passe par là, d’autant que l’indépendance doit aussi parfois se défendre au tribunal. Rue89 est assigné en justice par France 3 qui cherche à découvrir quelles sont les sources qui ont permis au site Internet de dévoiler une vidéo « off » montrant Nicolas Sarkozy de passage sur le plateau de la chaîne publique. Là encore, la représentation colle avec la philosophie de Rue89 : un événement, des journalistes sur le terrain, et des discussions entre les « riverains » du site. Le film se clôt sur cet épilogue. « Société tu m’auras pas », chante Renaud sur le générique de fin.

Cédric Mal

Les précision du Blog documentaire

1. Cet article est initialement paru sous une version plus courte dans le dernier numéro de la revue Images documentaires consacré à « La question du travail » (n°71/72, juin 2011).

2. Isabelle Regnier est journaliste, critique de cinéma au Monde et réalisatrice. Elle travaille actuellement sur un nouveau projet de film sur le mariage, dont le titre provisoire est Un Mariage pour quoi faire. Isabelle Regnier tient aussi deux blogs : Film Bazar et The Bubble (pendant le Festival de Cannes).

3. Le DVD de La Rue est à eux, édité par K Films, sera très prochainement disponible dans les meilleurs échoppes.

4. Voyez cet entretien avec Isabelle Regnier dans l’émission de Téléssonne On a des choses à vous dire :

5. Fiche technique « La Rue est à eux » :

Réalisation : Isabelle Régnier.
Image : Nicolas Peltier, Éléonore Huisse, Éric Devin.
Son : Antoine Brunet, Julien Fezans.
Montage : Sébastien Descoins.
Production, Distribution : Aurora Films, Téléssonne, 2010.
France, 93 min, couleurs.

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