Le Blog documentaire entame aujourd’hui une « revue de web » mensuelle qui brossera, par quelques traits saillants et nouveaux, une tentative de portrait du webdocumentaire.
Le genre est protéiforme, et sujet, par son éclosion rapide tant au sein des rédactions que des agences de presse ou des nouveaux acteurs apparus sur Internet, à de multiples variantes. Il ne s’agit pas ici d’être exhaustif sur les formes que peuvent prendre le webdocumentaire (que certains appelleront « POM », pour Petite Oeuvre Multimédia, ou encore « récit multimédia ») mais d’y dénicher des tendances.
Confronter des webdocumentaires qui n’ont parfois rien à voir entre eux permettront une vision globale du genre qui, parce qu’il n’est pas encore précisément formaté avec des préceptes bien délimités, laisse un espace important de création, tant au niveau narratif que du point de vue de la production.

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Ce mois-ci, coup de projecteur sur quatre types de webdocumentaires, aux propos, à la démarche et à l’esthétique radicalement différents :
le webdocumentaire dit « de création« , avec « Happy World« , chroniques de la dictature de l’absurde en Birmanie ;
le webdocumentaire publicitaire et institutionnel avec le rapport annuel du groupe Quick ;
le webdocumentaire social avec « A l’abri de rien« , sur le mal-logement, réalisé en partenariat avec la fondation Abbé Pierre ;
le webdocumentaire reportage-photo avec Magnum in Motion, partenariat entre le site www.webdocu.fr et Magnum Photo.

NB : Le terme « webdocumentaire de création » est une extension de la notion de documentaire de création, ou d’auteur, utilisée pour différencier le reportage journalistique de celui qui, dans sa forme et sa construction narrative, laisse davantage la place à la subjectivité du regard. Ce « néologisme », qui n’implique que l’auteur de cet article, ne signifie pas pour autant que le webdocumentaire « A l’abri de rien » ou ceux du labo Magnum in Motion soient dénués de création, bien au contraire. Le terme semble seulement à même de recouvrir le défi du genre, qui consiste à « créer », autant au moyen d’images que d’une interface graphique innovante ou d’un système de production inédit, les bases d’un genre nouveau et encore mouvant.

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1 – Le pari de la création avec « Happy World »

Happy World

Happy World, co-produit par Cinquième Etage Production et Upian, c’est une plongée assez similaire à celle que proposait Guy Delisle en Corée du Nord : tenter l’humour pour mieux mettre en avant les absurdités d’un régime autoritaire et liberticide. Les pastilles audiovisuelles remplacent ici les bulles et les personnages dessinés. Si l’on est déjà convaincu, avant même l’exploration du webdocumentaire, du propos qu’il soutient, il parvient tout de même à provoquer ce secouement de tête horizontal qui souligne l’hébétude devant des situations ubuesques.

Upian est un peu devenu l’incubateur des projets innovants depuis que la société dirigée par Alexandre Brachet a produit « Prison Valley » et mis le webdocumentaire au centre de certaines discussions professionnelles. Autant dire que, sur le fond et la forme, le projet de Tristan Mendès-France et Gaël Bordier sur la Birmanie (pardon, le Myanmar, dénomination officielle du pays dont l’oubli sciemment récurrent au sein des assemblées onusiennes, comme les deux auteurs nous le rappellent, énerve au plus haut point la junte militaire au pouvoir) constitue une nouvelle étape dans l’exploration de la réalisation d’œuvres multimédia nouvelles.

Le projet s’inspire, pour sa diffusion, du modèle de Wikileaks et des licences Creative Commons qui laissent les œuvres mises à disposition des internautes libres de droits (voir à ce sujet l’article très complet d’OWNI sur Happy World). C’est là l’un des signaux les plus patents de la création de webdocumentaires sur Internet : le mode de production et de diffusion, en marge des circuits traditionnels, influence l’œuvre et en dessine l’architecture. Au départ, le producteur Pierre Cattan et le réalisateur Tristan Mendès-France pensaient tous deux produire un documentaire « classique » de 52 minutes pour la télévision. Le fait que son financement ait échoué montre combien le webdocumentaire se développe au-delà (on n’oserait dire « grâce »…) des limites du circuit traditionnel de production.

Le film de 31 minutes, visible sur la page d’accueil du webdocumentaire a donc été auto-financé, ce qui paraît paradoxalement possible compte-tenu du sujet : les deux auteurs ne disposaient que d’une caméra amateur pour filmer un pays qui n’exècre rien tant que les journalistes et leur matériel professionnel.

En marge de la vidéo se déploient différents médias qui enrichissent cette plongée documentaire dans la Birmanie dictatoriale : une carte interactive, sur laquelle du texte « contextualise » les acteurs de l’opposition à la junte, et un ensemble de liens vers des articles ayant trait aux thèmes abordés dans le film. A l’internaute le loisir de piocher dans cette indexation (dans laquelle Le Monde et Courrier International sont bien représentés) qui présente l’avantage de pouvoir être réactualisée et augmentée, y compris par les internautes eux-mêmes.

Mais l’apport le plus novateur au projet est sans doute l’ensemble des moyens mis à disposition de l’internaute pour « piloter » lui-même l’œuvre, et en devenir ainsi un peu l’acteur. C’est comme si une voiture avait été construite et que chacun ensuite pouvait en être un temps le conducteur selon sa volonté. Happy World fait bien sûr appel aux contributions qui permettraient, selon le producteur, « de produire un webdoc par an de cette manière », mais permet aussi à tout un chacun de partager le film en organisant une projection, en intégrant des bannières ou un player sur son site. L’aspect très collaboratif de la production et de la diffusion insuffle cette bouffée créative jusque dans la façon d’imaginer la distribution de l’œuvre, ainsi que son développement.

Les questions autour de la viabilité économique du genre ne cesseront de se poser dans les mois à venir, mais il est clair que des projets comme celui-ci concourent à s’interroger sur la façon même de produire et de réaliser ces nouveaux objets.

2 – Le rapport d’activités corporate en images : nouvel avatar du webdocumentaire ?

Rapport annuel Quick

A l’autre bout du spectre, pourrait-on dire, on trouve ces jours-ci une initiative qui en dit long sur l’attractivité du webdocumentaire, tout du moins dans l’imaginaire qu’il commence à occuper dans les têtes créatives. Le groupe de restauration Quick a en effet demandé à la société Publicorp de réaliser un webdocumentaire présentant… son rapport annuel.

Plutôt déroutant au premier abord que d’entrer dans un webdocumentaire aux couleurs du Giant et du Quick’n Toast : la subjectivité, si elle semble d’emblée présente dans le contenu, n’a rien à voir avec celle du documentariste. On a là affaire à une façon habile de présenter un rapport annuel sous une forme innovante plutôt qu’avec Powerpoint, tout en usant des techniques du publi-reportage qui font florès dans la presse. Bref, ça a le goût du webdocumentaire, ça en a l’odeur, mais ça n’en est pas.

La forme, quant à elle, est sobre. La page d’accueil, passée l’introduction, ressemble à un tableau visuel à double entrée qui donne accès à des vidéos cliquables. L’interface rappelle vaguement les « templates » proposés gratuitement dans Wix qui permettent de construire des sites simples en flash.

Toute notion de scénario est absente, les transitions entre les différents modules purement fonctionnelles. Visionner le projet est un excellent moyen de prendre la mesure de l’extrême plasticité du terme « webdocumentaire », qui peut désormais se nicher partout et n’importe où, et sous toutes les formes.

3 – Création et interaction contre le mal-logement

A l'abri de rien

Troisième proposition consultable actuellement en ligne, celle réalisée par Samuel Bollendorff, qui a contribué à l’avènement du genre (d’ailleurs, en tapant « webdocumentaire » sur Google, vous trouverez en bonne place, dans l’onglet images, des captures d’écran de ses principales créations, preuve qu’il est bien associé au « genre »…).

A l’abri de rien, produit par BDDP Unlimited, décrit des situations liées au mal-logement en France par le biais de portraits photographiques. Les diaporamas sont habillés par une bande sonore et des interviews. Le caractère soigné de l’interface et la texture de l’image confèrent à l’œuvre une intimité qui sied au propos. L’internaute se retrouve rapidement plongé dans ces histoires personnelles. Techniquement, la page centrale façon « tableau de bord », réunissant l’ensemble des témoignages accessibles par des photos cliquables, n’apporte pas de nouvelles formes de narration mais donne une sensation d’épure qui convient à la gravité du sujet.

L’innovation réside dans ce lien, encore marginal vu son emplacement sur l’architecture du site, vers le site de la fondation Abbé Pierre : les internautes peuvent ainsi poster leurs idées contre le mal-logement sur un forum qui réunit 20 thématiques différentes. Les contributions sont, à ce jour, au nombre de 59. Il sera intéressant de suivre dans quelle mesure l’initiative, qui pose les bases d’un internaute particip’actif, pourra faire avancer « dans la réalité » une situation d’urgence que le webdocumentaire décrit au moyen d’éléments visuels. Il y a, dans cette volonté de sortir l’internaute de son statut de spectateur passif pour le rendre co-responsable d’un projet, une voie certainement très spécifique au webdocumentaire ou aux projets multimédia qui intègreront l’interactivité rendue possible par les plateformes de réseaux sociaux.

4 – Beauté visuelle du photo-reportage sur www.webdocu.frMIMDernier exemple de ce que le terme « webdocumentaire » peut receler : les projets visuels de l’agence Magnum (développés par le studio Magnum in Motion) destinés principalement à des musées ou des expositions, dont certains seront visibles en français sur le site www.webdocu.fr.

Deux webdocumentaires sont actuellement publiés sur le site, deux œuvres dont les approches s’avèrent très différentes quant au sujet :

– « Entre ciel et terre » décrit au moyen de superbes photos noir et blanc les dualités de l’homme, son rapport au sacré, à la vie et à la mort ;
– « Un pays disparu » regarde dans le rétroviseur de l’Allemagne, pendant ces décennies où le pays fut coupé en deux. Le photographe Thomas Hoepker a retrouvé dans ses archives un ensemble de photographies qui racontent une histoire de la RDA.

La forme, elle, est similaire : elle s’apparente à un diaporama, déployant des photos en même temps qu’une bande-son. Le classicisme donne à l’œuvre un caractère atemporel même si, du point de vue de la création et de l’imbrication de différents médias auxquelles se confrontent d’autres webdocumentaires, prime encore ici de manière évidente la photographie sur l’interactivité permise grâce aux outils du web. Mais ce n’est là encore qu’un exemple de plus de l’extraordinaire polysémie du genre qui nous intéresse…

Ce projet est aussi l’occasion de présenter le travail remarquable de www.webdocu.fr qui dresse un état des lieux complet du secteur et constitue une plateforme essentielle pour tous ceux qui veulent suivre l’actualité de ces nouveaux médias.

Nicolas Bole


Les précisions du Blog documentaire

1. Nicolas Bole est réalisateur de documentaires et de fictions. Attaché audiovisuel à l’ambassade de France au Vietnam entre 2006 et 2008, il a ensuite été chargé de projets dans un centre de formation audiovisuelle (2008/09). Il se consacre désormais à ses projets personnels, parmi lesquels un documentaire sur l’héritage de la guerre 14-18 dans les œuvres littéraires à travers un projet pédagogique d’apprentissage d’une œuvre (La Main Coupée, de Blaise Cendrars) par une classe de lycée.

2. Voyez aussi « le blog hyper subjectif et hyper media de Tristan Mendès France« .

No Comments

  1. j’ai regardé le programme sur la birmanie et je ne vois vraiment pas ce que cela à voir avec du documentaire. Ni de près ni de loin.
    Il y a une sorte de présentateur sans intérêt qui ne fait que raconter des lieux communs. C’est de la pur programme émission TV de base produit par planète. Qu’elle soit sur le web avec un habillage jeune et sympathique n’en fait pas pour autant un film. C’est très pauvre et peu créatif.

    Si c’est cela le futur du documentaire alors autant dire qu’il est mort. car c’est bien navrant , sur le fond comme sur la forme.

    Merci pour votre site que je trouve,par ailleurs, très intéréssant.

  2. Bonjour Brice,
    Merci pour votre réaction.
    Le but de l’article était de montrer combien le mot webdocumentaire recouvre à l’heure actuelle, presque autant de genres différents que d’initiatives.
    J’ai choisi de parler d’Happy World d’abord pour les réflexions qu’il engendre autour du mode de production et de diffusion du genre. L’aspect interactif et participatif (défriché d’une manière totalement différente et davantage journalistique dans Prison Valley par exemple) est une des orientations que prend le webdocumentaire et me semble, à ce titre, représenter une partie de ce qui s’expérimente actuellement (aux côtés des webdocumentaires « corporate » ou de ceux qui conservent la part belle à la photographie).
    J’ai donc tenté d’écrire un papier plutôt « objectif », sur ces différentes créations.

    Je ne partage pas votre avis sur la forme, pour moi innovante, du projet. Cela étant, mon avis personnel sur Happy World rejoint à peu près le vôtre sur le fond : on survole le sujet.

    • Bonjour, je ne remets pas du tout en cause votre article.
      simplement , je ne comprends pas bien ce qu’un programme comme Happy world, apporte de plus qu’un 13′ sur NT1. Si l’on enlève tout l’habillage sympa et friendly, il ne reste plus qu’un piètre reportage TV qui ne démontre que des lieux communs. Et dans ce style, où le présentateur est en réalité au centre du reportage et ne s’intéresse qu’à lui, Il n’y a rien de neuf, les anglais font cela depuis très longtemps et beaucoup mieux car ils font de véritables enquêtes journalistique, ce qui n’est même pas le cas dans ce reportage.

      L’habillage sert uniquement à cacher le vide de ce type de programme. Pour ce qui est de la créativité, je ne vois vraiment pas….Ce sont simplement les recettes de cuisines à la mode en ce moment. Lorsque je regarde Sans soleil de Chris Marker. Là je me dis que vraiment il y a quelque chose de totalement d’innovant, je me dis que je suis devant un film et Sans Soleil à presque 30 ans.

      Ce qui me fatigue c’est l’étiquette documentaire que l’on donne à ces programmes où je ne vois sincèrement pas, en dehors du type de diffusion et de production web, ce qu’ils amènent de nouveau.

      J’avais reçu en 2010, un lien du reportage initial qui était totalement passé inaperçu. 1 an plus tard, ils reviennent avec le même reportage, ils rajoutent quelques animations MTV , ils appellent cela aujourd’hui « un web documentaire interactif » et je vois le même reportage sur le site du monde et avec des articles un peu partout. Donc je pense qu’il y vraiment de quoi s’interroger sur le « Web documentaire. » et ce qu’il amène réellement.

      Et comme vous l’expliquez dans votre commentaire, Le but de l’article est de montrer combien le mot webdocumentaire recouvre à l’heure actuelle, presque autant de genres différents que d’initiatives. C’est peut être cela qui m’exaspère. Pas votre article qui est bien fait, mais la confusion perpétuelle des genres et la place que l’on donne à ces non-films.

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