Le Blog documentaire adopte un rythme de publication un peu moins soutenu pendant ce mois d’août, mais sachez que nous ne fermerons pas nos portes pendant les vacances !…

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Voici par exemple notre deuxième « revue de web » mensuelle, qui nous entraîne ce mois-ci à la découverte de quatre webdocumentaires, encore une fois très dissemblables dans leur forme. Au-delà du propos exposé sur un sujet donné, le genre a en effet ceci de spécifique qu’il permet de s’appuyer sur des mises en espace variées des différents médias utilisés sur la « feuille blanche » d’un site Web. Ce que nous appelons « réalisation » ne constitue donc pas seulement la réalisation formelle des modules distincts, mais celle de leur agencement global sur l’interface. C’est dans cet esprit que nous avons sélectionné les œuvres suivantes, qui explorent chacune des formes très différentes.

La machine à expulser, un webdocumentaire sur le processus d’expulsion des étrangers en situation irrégulière (Bellota Films) ;

60 ans du Tour en Auvergne, un webdocumentaire en bande dessinée sur le passage du Tour de France en Auvergne (Lamontagne.fr) ;

In Situ, un film interactif sur les nouvelles formes artistiques urbaines en Europe (Arte);

Coal, a Love Story, un webdocumentaire sur l’industrie du charbon et son importance dans la vie quotidienne des américains (Université Chapell Hill de Caroline du Nord).

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1 – La machine à expulser : militantisme pas à pas

Les prisons constitueraient-elles le sujet idéal du webdocumentaire ? C’est la question à moitié sérieuse que l’on se pose lorsque l’on s’aperçoit qu’en l’espace de trois ans (soit une éternité dans la temporalité et la jeunesse du genre), trois œuvres s’y intéressant sont parues, toutes avec une large audience. Après Le corps incarcéré (primé au Festival Visa pour l’Image en 2009), après Prison Valley (récompensé, entre autres, par le World Press Photo et… Visa pour l’Image), voici La machine à expulser, produit par Bellota Films avec l’aide du CNC, de Canal + et du monde.fr.

Filmer l’institution constitue, de Wiseman à Depardon, un pan important du documentaire. Les auteurs qui développent des projets pour le web ont perçu l’intérêt du mariage entre les différents médias disponibles sur le caractère protéiforme de l’institution : le nombre important de données chiffrées encourage l’utilisation du texte et du graphique. Les témoignages personnels, aisément broyés sous le caractère mécanique et la lourdeur de l’institution, sont mis en valeur par le son voire la vidéo. Enfin, l’interface graphique (split-screen, schéma didactique ou carte géographique) et la vidéo se complètent parfaitement pour donner une vision panoptique des multiples ramifications de l’institution. Il ne serait pas étonnant de voir apparaître sous peu d’autres webdocumentaires autour de l’école, de la police ou de la justice.

La machine à expulser prend le parti d’une analyse didactique du sujet : un graphique illustre en quatre étapes le cheminement, de l’arrestation à la reconduite à la frontière (ou à la remise en liberté) d’un étranger sans papiers. Ces morceaux de graphique cliquables proposent des vidéos qui, dans la veine du documentaire d’enquête classique, part principalement à la rencontre des travailleurs de la CIMADE, l’association présente dans les Centres de Rétention Administrative (CRA), et qui aident les étrangers dans la compréhension de leurs droits.

Les étrangers qui ont été confrontés à une rétention administrative témoignent mais leurs visages n’apparaissent pas ; leurs propos sont illustrés par l’image, ce qui renforce l’attention que nous portons à leur discours. Durant la vidéo, un « fil rouge » parcourt l’image, indiquant la progression de la lecture dans le module.

Militant de par l’absence de contrepoint (pas d’interviews de membres de l’administration dont relèvent les CRA), le webdocumentaire propose aussi un ensemble de ressources sur la localisation des centres de rétention, les chiffres et les dates-clés de cette « machine à expulser », ainsi que le schéma précis auquel sont confrontés les étrangers arrêtés en situation irrégulière. Le propos est documenté et l’œuvre met en exergue le fait que la politique du chiffre, mise en place depuis presque dix ans par le pouvoir en place, ne résout pas les situations qu’elle est censée traiter, voire les aggrave.

Un regret cependant : La machine à expulser reste au stade – fort justement mis en espace – du constat. Etait-il possible d’aller plus loin dans la conception même du webdocumentaire pour intégrer les internautes-spectateurs à la réflexion, et qu’ils s’en fassent l’écho ? Sans reproduire bien sûr ce qu’a imaginé Prison Valley, avec la possibilité de discuter avec les protagonistes du film, aurait-il été envisageable d’utiliser davantage le caractère interactif du web pour servir la cause que les auteurs défendent ? C’est en tout cas la question – sans réponse – qu’il me reste à la fin du visionnage du film et des ressources documentaires.

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2 – 60 ans du Tour en Auvergne : balade en bulles et en images


Etonnante initiative que ce webdocumentaire réalisé par le journal La Montagne, qui suit les quatre étapes du Tour de France qui sont, cette année, passées par la région Auvergne. L’interface est d’une simplicité désarmante mais l’originalité réside (et c’est peut-être ici que certains, plus audacieux, iront piocher…) dans l’utilisation de la bande dessinée pour raconter une histoire.

Nous suivons deux cyclistes amateurs sur les pentes de quelques-uns des cols du Massif auvergnat ; leurs propos sont insérés dans des bulles cliquables, lesquelles renvoient vers des extraits vidéos relatifs à des épisodes du Tour de France, durant les 60 ans pendant lesquels il est passé par la région. L’ensemble des vignettes est affiché au bas de l’animation, si bien qu’il est possible de naviguer rapidement du début à la fin de l’histoire.

Principal intérêt donc : cette intrusion d’un nouveau type de média, qui pourrait bien enrichir considérablement une narration plus complexe. La bande dessinée ou l’art graphique au service d’un sujet et d’un traitement « cinématographique » (car il est certainement possible de faire œuvre de cinéma en passant par le Web), voilà qui promet de nouvelles créations hybrides que nous vous décrirons ici même…

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3 – In Situ : foisonnement culturel et interactif

D’un bout à l’autre du spectre de la création, InSitu propose une interface enthousiasmante qui a pensé les apports possibles de l’interaction avec l’internaute. Produite par Providences et Arte, avec l’aide du CNC, réalisée par Antoine Viviani, l’œuvre entend promouvoir des expériences d’intervention artistique en milieu urbain, soit par le biais du texte, soit par celui de la vidéo ou de la photo.

InSitu se présente, sur sa page d’accueil, de manière assez simple : trois cadres cliquables renvoient vers un film, une carte et le blog du projet.

Le film est découpé en plusieurs séquences, à partir desquelles nous pouvons commencer notre lecture, selon le principe désormais adopté d’une timeline qui fait apparaître les points de jonction entre chaque séquence. Innovation assez semblable à celle qu’offrait Prison Valley : le player, ayant repéré votre présence, vous propose de reprendre le film là où vous l’avez laissé lors de votre précédente visite. De ces détails naît l’idée que le site Web qui héberge le film interactif (puisqu’il se dénomme comme tel et non comme « webdocumentaire ») n’est pas une simple plateforme d’accueil mais un univers, un espace dans lequel chaque membre est reconnu en fonction de son parcours. Certains trouveront la démarche intrusive, je pense pour ma part qu’il y a là une sorte de « dialogue » qui s’instaure par ce biais avec les auteurs.

La carte référence les ressources visibles selon leur lieu de création (principalement en Europe, mais dont on se doute qu’elles ne tarderont pas à venir du monde entier). En cliquant sur les ronds indiquant le nombre de ressources disponibles, on obtient une mini-vignette photographique, laquelle, une fois cliquée, nous emmène dans l’univers d’un auteur. La grande force de l’œuvre réside dans son interactivité : les internautes sont appelés à enrichir la carte et faire ainsi grandir le projet en même temps qu’ils s’inscrivent dans la communauté créée. Sur la carte, il est d’ailleurs possible d’afficher sélectivement les modules : uniquement des photos, uniquement des vidéos, uniquement les contributions d’InSitu ou uniquement celles des internautes.

Le blog recense des articles illustrés par des photos sur la thématique de l’expérience artistique dans la ville.

La carte et le blog donnent, dans un même élan, la première impression d’un foisonnement presque incontrôlable : par où commencer, vers où aller ? Le regard est happé dans plusieurs directions, et la linéarité de la narration battue en brèche. Si les premières utilisations sont timides, destinées avant tout à saisir le projet dans sa globalité, le visionnage au long cours (la « longue-traîne », qui constitue l’essence même du webdocumentaire) matérialise la multiplicité des accroches et des points de vue que peut susciter un grand documentaire classique. En d’autres termes, la mise en espace des ressources semble être le pendant des lignes narratives enchevêtrées d’un documentaire audiovisuel : plus il est possible d’apprécier un grand documentaire par une façon sans cesse renouvelée de le percevoir à chaque projection (pêle-mêle, et parfaitement arbitrairement, S21, la machine de mort khmère rouge, Retour à Kotelnitch ou Nous, princesses de Clèves), plus il est grisant de s’enfoncer dans la narration touffue d’un webdocumentaire qui ouvre de nombreux horizons (par différents médias et différents contributeurs).

Aussi, InSitu ne se laisse pas dévoiler dans la globalité du premier coup d’œil ; on apprend à y revenir, à regarder, qui un contenu du site lui-même, qui une photo déposée par un internaute, qui un article sur le blog. Cette complémentarité de l’usage insuffle un aspect communautaire à l’œuvre qu’un documentaire classique ne pourrait parvenir à atteindre. Le projet ne s’arrête pas à la mise en ligne, mais se continue bien au-delà avec la contribution des internautes. Cette matière en mouvement, dans laquelle on peut venir piocher, est une des véritables intentions que le média web permet.

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4 – Coal, a love story : tout-en-un vertical

Dernière initiative intéressante, celle menée par les étudiants de l’Université Chappell Hill (Caroline du Nord, Etats-Unis). Le film interactif en anglais s’intitule Coal, a love story (littéralement « Le charbon, une histoire d’amour ») et présente la particularité d’intégrer l’ensemble des médias proposés de manière verticale. La page d’accueil, qui sert habituellement à contextualiser le reste des pages créées pour le projet, est ici la seule et l’unique page, dans laquelle on descend, au fur et à mesure des visionnages de vidéos recueillies et de graphiques établis sur l’industrie du charbon aux Etats-Unis.

L’interface, visuellement très réussie, m’a davantage fait penser à l’héritage du photo-reportage qu’à celui de l’univers audiovisuel : une grande photo et juste un titre, avec un appel à regarder la vidéo associée. Chaque module est accessible en « scrollant » sa souris vers le bas, ce qui facilite le visionnage « au hasard » : il suffit de pousser la molette pour se retrouver au milieu d’un module et de le regarder, indépendamment des autres. La liberté de circulation dans l’œuvre est ainsi bien présente, alors que la verticalité de la mise en page laissait suggérer dans un premier temps une linéarité possiblement contraignante.

Le propos du film interactif mêle à la fois les faits (notre dépendance, en tant que société occidentale hyper-connectée, même si en France, nous sommes davantage dépendants du nucléaire que du charbon…), les histoires personnelles (les familles de mineurs) et des problématiques globales liées à l’utilisation du charbon (pollution, dépendance énergétique, coexistence entre mineurs et agriculteurs…).

Outre les images – magnifiques – et l’intégration judicieuse des données chiffrées (notamment sur la consommation moyenne de charbon par une famille américaine), les auteurs donnent l’impression d’avoir brassé, comme dans un grand tout-en-un, une multitude de points de vue, ni particulièrement pro-industrie, ni farouchement anti-charbon. Le militantisme n’a ici pas sa place, et l’internaute français peut, de prime abord, être décontenancé par la coexistence d’une certaine glorification de l’industrie minière en même temps qu’une mise en garde sincère et sans détours sur ses risques. Mais il y a là certainement matière à réfléchir sur la façon dont un webdocumentaire, intégrant les tenants et aboutissants de son sujet d’étude, peut faire œuvre à la fois visuelle et informative.

N. B.

Les précisions du Blog documentaire

1. La machine à expulser peut se parcourir en regard du film de Manon Loizeau également produit par Canal +, L’immigration aux frontières du droit.

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