À la suite d’un incendie mortel au « Colectiv Club », une discothèque de Bucarest, le 30 octobre 2015, de plus en plus de victimes de cette tragédie commencent à mourir dans les hôpitaux, non des brûlures causées par l’incendie, mais des suites de blessures qui ne devaient normalement pas mettre leur vie en danger. Une équipe de journalistes d’investigation passe à l’action afin de mieux comprendre ce qui s’est passé. « L’Affaire Collective » suit ces journalistes, des lanceurs d’alerte et les responsables gouvernementaux impliqués dans cette affaire judiciaire. Le documentaire est sorti dans les salles françaises le 15 septembre, et sera diffusé ce 21 septembre en simultané dans 27 cinémas européens.

Comment montrer ce qui, par définition, doit rester caché ? Ce qui ne se commet jamais au grand jour, à la vue de tous ? La corruption est un mot qui sonne abstrait, qui peine à se représenter, qui échappe à des images visuelles, concrètes, clairement définies. Un échange d’enveloppes remplies de billets que l’on se passe discrètement ? Un voyage dans un paradis fiscal où entreposer le butin d’un détournement de fonds publics ? Les incorruptibles sont certainement plus aisés à filmer, il leur suffit de rester eux-mêmes en toutes circonstances, de ne pas faiblir, de savoir camper, arc-boutés, sur leurs beaux et nobles principes que sont l’intégrité, l’honnêteté, et ce terme si peu employé dans la vie courante malheureusement : la probité. Les tricheurs, les menteurs, les escrocs, eux, sont légion dans le cinéma de fiction. Mais comment dévoiler, dans la réalité, par le documentaire, comme pris sur le fait, leurs méfaits (justement) ? C’était assurément tout l’enjeu du cinéaste roumain Alexander Nanau avec ce film, L’affaire Collective. Et c’est sa grande réussite.

D’abord, montrer les premières victimes, directes ou indirectes, de la corruption : en l’occurrence, ici, les survivants de l’incendie du club Colectiv et les familles de ceux qui n’ont pas survécu. C’est sur eux et sur elles que démarre ce documentaire, lors d’une assemblée puis d’une conférence de presse : sur leur désarroi, leur colère, leur incompréhension. Leurs larmes impossibles à contenir. Comment est-il possible que leurs enfants, leurs frères, leurs sœurs, ne soient finalement pas décédés des suites de leurs brûlures, même graves, mais des conséquences d’infections nosocomiales contractées pendant leur hospitalisation, infections souvent fatales pour des grands brûlés ?! Ici, dans les hôpitaux de Bucarest ?! Ici, en Europe au 21ème siècle ?! Ils ne comprennent pas, ne veulent pas se satisfaire des déclarations officielles du gouvernement ; ils exigent des réponses, des enquêtes, des commissions, en rester là ne leur suffira pas.

Puis, très vite, deuxième étape sur laquelle enchaîne le documentaire : suivre des journalistes d’investigation enquêtant sur le sujet. Comme un relais qui se tend vers d’autres protagonistes. Mais pas n’importe quels journalistes, puisque étonnamment ces derniers écrivent dans un journal sportif ! Oui, petite bizarrerie locale, ce sont ici des reporters chargés d’ordinaire de commenter le football, le basket ou le tennis qui se lancent dans une investigation sur un thème pourtant fort éloigné des terrains de sport. Comme si L’Équipe marchait sur les plates-bandes de Médiapart. Filatures discrètes, photographies prises de loin, réunions de rédaction, entretiens avec des sources, et des questionnements, beaucoup de questionnements… Les journalistes, réduits ici à une équipe de choc, au nombre de trois, ont une volonté de fer, une haute opinion de leur métier et un réel charisme pour mener à bien leur enquête. Pourquoi donc autant de patients en Roumanie meurent-ils de ces maladies attrapées pendant un séjour à l’hôpital, bordel ?! C’est à partir de ce mystère statistique que nous est dévoilée une partie du mécanisme de la corruption et qu’il nous est enfin permis de nous en faire une image plus concrète, plus précise. C’est à la fois logique, vulgaire, machiavélique : les directeurs des centres hospitaliers (publics !) de santé, ainsi que les grands médecins qui y exercent, détournent à leur profit une part des revenus de leur établissement. Et pour y parvenir, des économies sont faites sur des dépenses ordinaires, sur des achats de matériel par exemple, ce genre de frais facilement dissimulables sous de fausses factures. Et voilà les incidences de cet engrenage : afin d’acheter moins de bouteilles du produit antibactérien (très concentré au départ) utilisé pour justement faire disparaître les bactéries nosocomiales, il se trouve dilué une première fois par l’entreprise qui le fabrique puis une seconde fois à l’arrivée par les employés des hôpitaux. Il se retrouve donc tellement dilué que lorsqu’il est passé sur les ustensiles de soin comme sur les surfaces dans les chambres ou les couloirs (le genre de ménage qui doit être effectué avec une méticulosité extrême), il perd la quasi-totalité de son efficacité, mettant ainsi en péril la vie d’individus qui atterrissent normalement dans ces lieux pour être soignés, et même sauvés – et non réinfectés puis tués par autre chose que ce pour quoi ils avaient atterri là.

Pourquoi cette corruption, au fait ? Eh bien, les réponses sont toujours les mêmes, n’est-ce pas ? Et le documentaire met son doigt filmique et engagé en plein cœur du grand nœud du problème de toujours : pour l’argent, par cupidité, pour de belles maisons et de grosses voitures dispendieuses et « m’as-tu vu ». Par égoïsme. Parce que c’est trop tentant, que tant d’autres la pratiquent, alors pourquoi pas ? Quel qu’en soit le prix, absolument.

Troisième étape, et c’est une sacrée belle audace narrative de la part du réalisateur : suivre le tout jeune ministre de la Santé récemment nommé suite à la démission du précédent. Les trois journalistes, que l’on croyait les principaux héros de ce film, sont finalement évacués du récit ! Un nouveau personnage débarque, d’une grande importance et, dans son souhait de démocratiser les pratiques du pouvoir, accepte que la caméra du documentariste le suive partout dans son sacerdoce, son Odyssée à la Don Quichotte. Sa tâche ? Ardue, voire impossible : celle de réformer le système public de santé afin d’en résoudre les failles. D’en expurger les éléments corrompus. De l’assainir. Et l’apprentissage de ce qu’est précisément, concrètement, la corruption, se poursuit avec lui. En même temps que lui. Pourquoi tant de cupidité parmi les responsables des centres hospitaliers ? Parce que c’est tout un système qui triche, détourne, escroque, ment, partout, tout le temps, des fondations à la toiture. Voilà ce qui ressort des six mois de tentatives du ministre novice pour rendre enfin sain tout un secteur sensé œuvrer, désintéressé, pour le seul intérêt général. Voilà à quoi débouche cette intrusion documentaire dans les arcanes du pouvoir ministériel : au constat quelque peu désabusé qu’une telle lutte interne est peut-être perdue d’avance.

Quatrième étape, qui court en vérité durant toute la longueur de la narration : ne jamais perdre de vue les victimes, celles qui pâtissent de ce système « pourri » par la malhonnêteté. Alexander Nanau, en alternance, de façon régulière, montre la vie post-incendie d’une survivante du club Colectiv, une jeune femme au corps meurtri et handicapé, qui cherche à s’en sortir sur le long chemin douloureux de la convalescence, de la réparation corporelle comme intime. C’est pour ne jamais les oublier qu’il termine d’ailleurs son film avec eux, avec elles, comme il l’avait débuté. Comme pour dire à son spectateur : voilà mon camp, naturellement ; voilà les individus qui pâtissent de ce mot si difficile à représenter, la corruption, voilà les citoyens qui sauront peut-être, un jour, y mettre fin.

Pour conclure, le tout forme un documentaire d’une belle élégance visuelle, écrit sans commentaire, sans intervention directe, sans interview, dans un pur style de cinéma-direct. On parlera de « thriller politique », on convoquera Les hommes du président ou Spotlight, et on aura tout à fait raison, sauf qu’il est évident que la meilleure des fictions, même la plus documentée, ne peut avoir la même puissance qu’une œuvre du réel aussi sincère que L’affaire Collective puisque tout (la moindre parole, la moindre révélation, les plus petites larmes versées) y est vrai, saisi sur le vif, se déroulant là, sous les yeux de la caméra  – donc sous les nôtres aussi, nous spectateurs, quelque ce soit le moment où nous découvrirons ce film. La force du réel dans toute sa splendeur ou comment saisir enfin dans toute sa complexité la chair crue de cette lucide expression : « la corruption gangrène toujours la société ».

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