Ces filles, si belles sans maquillage, ne sourient ni ne lèvent le regard à notre égard. Fardées, elles deviennent ce qu’elles n’ont pas envie d’être : un objet, la chose la plus délicate pour sauver leur famille de la grande pauvreté. Nous ne les voyons pas arpenter les trottoirs, ou très peu. L’activité nocturne reste off : Rithy Panh se concentre sur leur intimité, le feu qui les ronge. Dans leur refuge, le cinéaste profite du désœuvrement diurne pour prendre le temps de recueillir la parole de ces corps en souffrance.
Ce lieu, c’est l’endroit de leur vie, et l’envers de leur désespoir. Elles tentent d’en habiter les pièces vierges de tout confort en tapissant les murs de posters. Dans leur régression, entre deux injections de drogue, elles vaquent à des occupations toutes enfantines : dessin, découpage, sommeil. Le cinéaste organise leurs confessions comme de simples conversations entre amies, en famille. Nécessaire mise en scène à la formulation de profondes douleurs : la vie au village, les mensonges faits à la famille, les bagarres avec la maquerelle, l’injustice, les enfants… Rithy Panh construit le cocon cinématographique idéal pour envelopper l’expérience de ces femmes meurtries. Le découpage de chaque (gros) plan est une nécessité : la lumière caresse les visages avec une extrême douceur qui redonne un peu de dignité à ces corps en déserrance.

De son côté, le rabatteur entretient sa comptabilité à haute voix, maniant des poupées pour matérialiser les filles qui se vendent et celles qui ne se vendent pas. Le métier est lucratif pour qui tient ses finances avec méticulosité. Par des calculs similaires, une prostituée prendra conscience de sa valeur, et de son exploitation. Les conflits (arithmétiques), fréquents, restent insolubles. Irréductible scission spatiale : le corps de la maquerelle reste hors champ ; le rabatteur invective « ses » filles depuis une pièce contiguë à la leur.

(bande annonce)

Ce film, son projet et son titre (envelopper la douleur, physique et psychologique, par les moyens du cinéma) engagent une réflexion sur la représentation du corps. Drapé ou drogué, maquillé ou souillé, il cumule les agressions : relations sexuelles non désirées, coups des clients violents, avortements, larmes, intoxications. Le Sida, surtout. Filmées en plongée, longuement, les jambes malades d’une fille à l’agonie apparaissent comme les symptômes d’une société malade. De son passé, avant tout.

Le cinéaste a prié une jeune femme de recomposer sa jeunesse en camp khmer à partir d’un dessein au sol. Nouvelle mise en récit enfantine pour décrire une douleur originelle – en plongée, encore, avec ce regard bienveillant de l’adulte protecteur. Saisissant contraste entre la lourdeur de ce passé et la candeur de sa mise en scène. Ces filles ne comprennent pas cette vie qui les oblige à se vendre depuis le plus jeune âge. Un enfant crie lorsqu’il est approché de sa mère : il ne la reconnaît pas. De retour au bidonville, la communication semble également rompue. Plus personne ne se comprend. Les filles se réfugient logiquement dans leur nouvelle communauté, celle des prostituées partageant drogue, menus repas et (dés)espoirs.

Le corps cambodgien ainsi éclaté ne parvient pas à panser les plaies des périodes traumatiques de son histoire, et le docteur Panh n’a de cesse de se servir du cinéma comme thérapie collective. Ici, en rendant une humanité – dignité cinématographique – aux jeunes prostituées, il aide leurs corps à se relever et, avec eux, le pays dans son ensemble. En racontant au présent les séquelles du passé avec retenue et attention, il refuse le froid constat des ONG pour nous faire ressentir frontalement l’expérience de ces destins brisés. Le film est beau : la rage et la colère n’en sont que plus vives.

Cédric Mal

Cet article a été initialement publié dans la revue Images Documentaires (n°61/62, automne 2007).

Les précisions du Blog documentaire

1. Le papier ne peut pas envelopper la braise a remporté le Fipa d’or 2007 et, la même année, le Prix du cinéma européen, catégorie documentaire.

2. Le papier ne peut pas envelopper la braise fait également l’objet d’un livre, coécrit par Rithy Panh et Louise Lorentz. L’ouvrage a paru en avril 2007 chez Grasset.

3. Un extrait du film: c’est par ici.

4. « CyberPeople » a mis l’intégralité du film en ligne, découpé en plusieurs parties: c’est sur Dailymotion et ça commence ici.

5. Fiche technique.

Réalisation: Rithy Panh
Image: Prum Mesar
Son: Sear Vissal
Montage: Marie-Christine Rougerie
Musique: Marc Marder
Production: Catherine Dussart, 2006.
Distribution: INA
Vidéo, couleurs, 86 min.

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