Le Blog documentaire avait déjà poussé la porte de l’ONF pour rencontrer l’un de ses producteurs, Hugues Sweeney. Cette fois-ci, nous vous faisons entrer dans le bureau de Monique Simard, directrice du programme français de l’institution canadienne.

Comment travailler pour l’ONF ? Quelle philosophie imprègne les programmes interactifs produits au Canada ? Quels budgets, quelles audiences pour les webdocs « made in Québec » ? Et quelles perspectives ? Monique Simard nous raconte tout, avec son enthousiasme légendaire…

ONF logoLe Blog documentaire : L’ONF est aujourd’hui en pointe sur les « programmes interactifs »… Pourquoi et comment avez-vous décidé d’imposer en 2009 un volet interactif à tous les projets que vous produisez ?

photo-monique-simard1Monique Simard : Nous produisons effectivement depuis 2009 des programmes interactifs, qui incluent ce que l’on appelle « webdoc » ou « webdocumentaire ». Nous avons choisi le terme de « programme interactif » très humblement, en pensant qu’il allait durer plus longtemps que ce l’on a baptisé ailleurs « multimédia » ou « transmédia ».

L’ONF est une institution ancienne, dont la création remonte à 1939, mais qui a toujours été à la fine pointe de la technologie. Le son direct, l’Imax ont été inventés ici. La question qui se pose aujourd’hui, c’est : comment les nouvelles technologies peuvent-elles permettre aux artistes de nourrir leurs processus créatifs ?

Le « virage numérique » a bien sûr plusieurs dimensions. Il nous offre de nouveaux matériels, mais surtout il induit un changement fondamental dans les communications inter-personnelles et il a un effet de transformation sur les œuvres.

L’effort numérique de l’ONF s’est donc notamment développé par l’ouverture d’une salle de visionnage numérique non géolocalisée : onf.ca, sur laquelle vous pouvez retrouver de très nombreux films.

Nous menons également un vaste chantier de création et de production d’œuvres interactives. Entre 20 et 25% du budget de l’ONF est aujourd’hui consacré à ces objets numériques. Nous publions environ un projet par mois, avec la volonté de bâtir une masse critique d’œuvres, très différentes les unes des autres mais absolument complémentaires. Et toujours nous avons cette question en tête : comment réinventer cette grammaire non-linéaire ?

Nous mettons clairement l’accent sur le documentaire, l’animation, mais aussi sur la photographie qui expérimente une vie nouvelle sur Internet. Nous cherchons à faire vivre aux publics des expériences différentes avec des œuvres interactives multi-supports. L’enjeu pour nous consiste à multiplier les espaces de diffusion, et les niveaux de lecture. Les spectateurs peuvent être très « proactifs » ou absolument passifs, le but est à chaque fois de créer de nouvelles déclinaisons pour de nouvelles expériences. Code Barre, par exemple a fait l’objet d’une exposition dans uns station de métro de Montréal, et 30.000 personnes sont passées devant chaque jour.

D’où viennent les projets que vous soutenez ? D’auteurs, de producteurs, de diffuseurs ? Et comment s’opère la sélection ?

Les choses ont changé. Il y a 4 ans, c’était avant tout une volonté des producteurs exécutifs de l’ONF qui sont allés chercher des créateurs. Nous organisions des « remue-méninges », avec toujours la volonté de produire des œuvres à résonance sociale. Nous avons aussi accueilli des « désirs d’auteur », comme celui de Vincent Morisset pour Blabla.

Aujourd’hui, des producteurs indépendants viennent directement nous voir. Nous avons également des ententes de coproduction, avec ARTE et France Télévisions par exemple. Cela nous a conduit à Code Barre, et nous mène à Je suis vous, un projet sur l’identité virtuelle piloté par Antoine Viviani qui devrait être visible à l’automne 2013.

Nous avons également un accord avec France Télévisions pour un premier projet que nous développons avec le MIT.

Pour ce qui est de nos choix, nous travaillons avec un comité de programmation, dans lequel tous les projets sont discutés avant d’être approuvés. Les critères sont à chaque fois identiques : la pertinence du contenu, l’excellence de la création, l’innovation et la qualité de l’expérience offerte aux publics.

Blabla
Blabla – © Vincent Morisset

Comment sont structurées les équipes web de l’ONF ? Quels liens entretiennent-elles avec les équipes qui travaillent sur le documentaire dit « classique » ?

Les producteurs du studio numérique travaillent toujours en étroite relation avec ceux de l’ONF dit « classique ». Sur Ici chez soi par exemple, projet sur l’itinérance et la santé mentale, nous avons mis à contribution de nombreux documentaristes dits « traditionnels ».

J’ajoute que tous ces programmes interactifs ne sonnent pas la mort du documentaire, loin de là. Tout dépend finalement de l’histoire que l’on se propose de raconter. La grammaire non-linéaire est parfois plus adaptée ; parfois moins. La complémentarité web avec un film classique dépend toujours du projet. Prenez Gaza/Sderot par exemple : la métaphore de la frontière est assez fine sur le web, mais la version linéaire diffusée à la télévision, non pensée en amont, est moins riche que le webdocumentaire.

Quelle est la stratégie globale, la philosophie de l’ONF sur les programmes interactifs ?

Nous sommes des producteurs historiques de documentaires, et nous essayons de financer des projets que nous soutenons à 100%. L’ONF a la chance de disposer d’un budget global de 65 millions de dollars canadiens, dont 6 à 7 millions consacrés aux programmes interactifs. Nous sommes de fait dans une situation privilégiée, mais nous sommes condamnés à produire le meilleur.

La réforme du Fonds Médias du Canada du 1er avril 2011 a changé la donne pour les producteurs indépendants. Désormais, pour bénéficier d’une aide pour les productions, documentaire ou encore jeunesse, il faut que le producteur réalise un film pour la télévision, mais aussi un autre programme à valeur ajoutée pour une autre plate-forme.

Cette réforme a ébranlé et reconfiguré le milieu. Les importantes maisons de production ont toutes ouvert une division interactive et les petites sociétés spécialisées ont le vent en poupe. Cependant, nous ne disposons pas encore d’assez de fonds pour produire tout ce que nous voudrions, parce que les revenus de la publicité ne sont pas encore assez quantitatifs.

Ma responsabilité en tant que directrice du programme français de l’ONF, c’est de condenser une masse d’œuvres complémentaires, toutes singulières, et socialement pertinentes.

Quand la force d’un projet dépend de la montée dramatique linéaire, ou du montage, nous préférons un format linéaire. Cela dit, tout est examiné, tout est vu, tout est pesé. Nous sommes aussi très attentifs à l’audience visée par un programme interactif. La première question que nous nous posons, c’est : « pour quel public cible penser ce webdoc ? ».

Or, la cible de l’ONF, ce sont clairement les 18-35 ans. Ce sont les (web)spectateurs les plus intéressants, des spectateurs d’avenir, auxquels nous ajoutons bien sûr un public dit « périphérique » – il est évident que certaines œuvres traversent les âges sans aucun problème.

L’enjeu consiste finalement à modifier notre façon de concevoir nos rapports aux publics. Il n’y a plus de distance, plus de séparation entre les créateurs et les publics. Cette démocratisation des accès aux œuvres est un défi immense que nous devons relever pour agglomérer les publics.

Code Barre
Code Barre

N’importe quel auteur peut-il vous soumettre un projet, même sans producteur qui le soutient ?

Oui, tous les créateurs peuvent s’adresser directement à l’ONF. Mais ils doivent être canadiens ou, si ce n’est pas le cas, avoir un coproducteur canadien. Il faut être canadien ou prouver une résidence de 3 ans au Canada pour pouvoir prétendre à notre soutien. Une exception, cela dit : les accords de parité que nous avons conclus avec Arte aux termes desquels Code Barre a été une coproduction paritaire à 50/50 avec une équipe de concepteurs basée à Montréal, et Je suis vous est diligenté depuis Paris avec Antoine Viviani.

Bien sûr, le « modèle d’affaires » n’est pas encore consolidé aujourd’hui… Nous ne sommes qu’au début de nouvelles expériences, et les modèles de diffusion, sur lesquels sont basés la plupart des programmes de soutien ainsi que les revenus publicitaires, ne sont pas encore établis. Comment évaluer la valeur des différents écrans de diffusion ? Les modèles de mesure de rentabilité restent à définir.

Quelles audiences connaissent vos programmes interactifs ? En termes de « visiteurs uniques » et de temps passé sur le site ?

Blabla a coûté 375.000 dollars canadiens [280.000 euros environ, NDLR], mais il était d’une grande complexité technologique. Rouge au carré, par exemple, n’a coûté que 40.000 dollars. Ici Chez Soi, c’est 18 mois de tournage aux quatre coins du pays, donc c’est plus cher que nos essais photographiques interactifs, comme 24 poses féministes par exemple. Les projets les plus lourds peuvent monter jusqu’à 500.000 dollars canadiens mais, d’une manière générale, une œuvre d’envergure coûte en moyenne 200.000 euros et rejoindra plus ou moins 200.000 personnes – un tiers d’étrangers, deux tiers de Canadiens.

Et si vous m’interrogez sur mon panthéon personnel, j’y inclus Waterlife, Pine Pont et évidemment Bear 71 !

Welcome to Pine Point
Welcome to Pine Point

Quelles sont les perspectives, les tendances que vous ressentez ?

La réforme dont je parlais tout à l’heure a obligé les opérateurs de télévision de s’adapter au web. Radio Canada par exemple, sous la remarquable expertise de Jérôme Hellio, produit des contenus interactifs de valeur, mais assujettis à la logique commerciale de la télévision, et donc pris dans les limites de leurs impératifs commerciaux.

Par ailleurs, la jeunesse est un terrain d’avenir, à n’en point douter !… Les Britanniques sont en avance en la matière : ils ont pris la mesure de l’implication des plus jeunes sur les nouvelles plates-formes pour produire des programmes de qualité, et innovants, à destination des plus jeunes.

Ce sont là de nouvelles façons de stimuler l’imagination, de nouvelles manières de convoquer l’intelligence qui ne sont pas réductibles aux simples contenus de ces programmes.

Les sujets très « informatifs » se prêtent bien d’ailleurs à cette économie là. L’histoire et les genres interactfis ont tout à voir entre eux. L’ONF développe par exemple en ce moment un épisode sur l’histoire des femmes, et il y a effectivement trop de volets, de choses à dire et de nuances pour en faire un simple programme linéaire.

Propos recueillis par Cédric Mal

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