Suite de notre série estivale sur des publications récentes qui méritent le détour… On s’arrête aujourd’hui sur l’essai de Juliette Goursat « Mises en je, autobiographie et film documentaire ». Un livre issu de sa thèse et publié aux presses universitaires de Provence, où l’on explique notamment que le « genre » a bien plus à voir avec l’histoire collective qu’avec des considérations d’ordre narcissique ou égotique. Extrait.

 

Les débuts du documentaire autobiographique

Au tout début des années 1960, l’apparition de caméras légères et d’équipements sonores portables permettant l’enregistrement d’un son synchrone (caméras Éclair de Coutant, Aaton de Beauviala, magnétophone portable Nagra) révolutionne la forme des ­films. Aux États-Unis, en France, au Canada et en Grande-Bretagne, les documentaristes s’emparent de ces techniques et peuvent en­fin courir les rues. Un courant baptisé « cinéma direct » naît aux États-Unis. Richard Leacock, Frederick Wiseman, Don Pennebaker, Robert Drew et les frères Maysles en fondent les principes : ­filmer la réalité sur le vif, en caméra portée et son synchrone, capter ce qui survient indépendamment de la présence de la caméra. Pour eux, le réel résiste à l’épreuve de l’écran si la réalité ­filmée n’est pas manipulée. L’équipe doit donc se garder d’influer sur le déroulement des événements, d’interagir avec les sujets ­filmés et de leur demander de répéter une action. Ces directives de tournage se traduisent par des conventions formelles particulières : les commentaires sont rares ; l’entretien n’est toléré que si l’on voit la personne qui le mène ; les personnes filmées doivent ignorer la caméra. Sont également bannis – en théorie – la reconstitution d’événements et le montage manipulateur. Les films doivent assurer aux spectateurs qu’ils sont en prise directe avec le spectacle du monde, et qu’ils le leur montrent tel qu’il est.

Les années 1970 marquent un tournant. Tandis que les cinéastes « underground » continuent sur la voie de l’autobiographie ­filmée, des documentaires disons personnels font leur apparition aux États-Unis, et par la suite dans d’autres pays du monde. Dès 1969, Robert Frank tourne Conversations in Vermont, son premier film ouvertement autobiographique, dans lequel il s’interroge sur l’éducation bohème qu’il a donnée à ses enfants, Pablo et Andrea, et mêle à ces séquences documentaires d’interactions tournées en son synchrone un autoportrait à partir de photos de famille. D’autres cinéastes comme Ed Pincus puisent leur inspiration dans les ­films d’auteur de la Nouvelle Vague et dans le cinéma-vérité français qui ne saurait s’identi­fier au cinéma direct, malgré des pratiques ­filmiques communes (coup de zoom, tournage en lumière naturelle et caméra portée), parce qu’il ne repose pas sur des principes stricts d’observation. D’après Jim Lane, Chronique d’un été (1961) ­fit forte impression aux États-Unis et entraîna les cinéastes à réagir aux principes du cinéma direct (1). Les réalisateurs Jean Rouch et Edgar Morin prennent part au ­film afin d’interroger réflexivement son dispositif, et le perçoivent comme une expérimentation, une recherche sur ce qu’un film de « cinéma-vérité » donne à voir du réel, et sur l’effet de la caméra sur les protagonistes. L’usage de constructions réflexives dans les ­films de fiction européens – 8 ½ (1963) de Federico Fellini, Le Mépris (1963) et Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967) de Jean-Luc Godard – et la dimension personnelle de certains films de la Nouvelle Vague – La Nuit américaine (1973) de François Truffaut – marquent également les esprits.

Conversation in Vermont – © Robert Frank

Grâce à la simplification et à la réduction des coûts du matériel, le documentaire se déprofessionnalise. Le Super-8 offre une alternative encore moins chère que le 16 mm. À Cambridge, au Massachusetts Institute of Technology (MIT), Richard Leacock et Ed Pincus œuvrent de concert pour permettre aux étudiants de toutes disciplines d’acquérir rapidement les techniques de réalisation : « De très bons ­films sont faits avec quelques centaines de dollars, et 1 000 dollars suffisent à ­financer la plupart des films documentaires (2) », écrit Pincus. L’essentiel, continue-t-il, est d’avoir un point de vue, une attitude face au monde : « Il y a un réalisateur en chacun de nous. » Tout comme ces nouvelles techniques, le contexte politique des années 1970 joue un rôle important dans l’émergence du ­film personnel. Pour Jim Lane, « le documentaire devint autobiographique lorsque les Américains qui furent impliqués dans les mouvements de contre-culture se sont tournés vers les discours autobiographiques comme une forme de politique. » (3). À la fin des années 1960, les mouvements de gauche et d’extrême gauche ne parviennent plus à fédérer les activistes qui revendiquent avec toujours plus de véhémence la légitimité politique de leurs actions individuelles. Selon l’historienne Sara Evans, l’essoufflement de ces politiques radicales, en particulier de la Nouvelle Gauche (New Left) et du mouvement pour les droits civiques, favorise l’apparition de nouveaux mouvements féministes. Formés en réaction aux expériences négatives des années 1960, ils réaffirment la nature politique des expériences individuelles. Les années 1970 voient le triomphe du Women’s Lib’ (Women’s Liberation Movement (4)), dont l’expansion est assurée par les petits groupes d’éveil des consciences. Le nouveau féminisme – de la deuxième vague – refuse la dichotomie entre la vie publique et la vie privée, et place la prise de parole au centre de ses actions. Les expériences introspectives et personnelles sont analysées dans des forums lors desquels les femmes découvrent que ce qu’elles vivent…

… n’[est] pas unique mais [s’insère] dans un schéma politique plus large […]. [L’]expression ‘éveil des consciences’ définissait les problèmes personnels de la vie quotidienne – travail ménager, soin aux enfants, sexualité, convenances sociales et même langage – en termes de questions politiques susceptibles d’être traitées et résolues collectivement. Rien n’échappait au domaine de la discussion (5).

Le mouvement féministe contribue à l’apparition du documentaire autobiographique aux États-Unis. Comme le signale Ed Pincus, certains cinéastes entreprirent, sous son impulsion, « d’éviter les personnalités importantes, les scoops, les sujets prétendument nobles et se mirent à ­filmer leur intimité (6) ».

Diaries – © Ed Pincus

Un autre phénomène affecte les cinéastes à partir du milieu des années 1960 : les mouvements de décolonisation, dont les enjeux se focalisent sur la guerre du Vietnam. La prise de conscience des rapports Nord-Sud et de l’illégitimité de la domination que les Occidentaux exercent sur les pays pauvres, amène les cinéastes à vouloir s’étudier eux-mêmes et à renoncer au modèle du documentaire longtemps prédominant qui reflète ces inégalités. L’anthropologue Jay Ruby l’explique en ces termes :

Le film documentaire provient du besoin occidental d’explorer, de documenter, d’expliquer et donc de symboliquement contrôler le monde. Il a été : ce que « nous » leur faisons à « eux ». « Eux » dans ce cas, ce sont généralement les pauvres, les moins puissants, les désavantagés, et les opprimés politiques, et presque toujours, l’« exotique ». Le ­ lm documentaire n’a pas été le lieu où les individus s’exploraient eux-mêmes et exploraient leur propre culture (7).

Dès lors, les cinéastes qui s’engagent dans des ­films personnels contestent le rapport dominant/dominé instauré par les documentaires traditionnels, le regard objectivant porté à l’autre. Filmer des gens ordinaires dans des situations ordinaires, se prendre soi-même comme objet de réflexion, faire choix d’une interaction entre sujet ­filmant et sujet ­filmé, rompre avec l’exotique et l’extra-ordinaire, est une réponse au besoin impérieux de fonder notre propre anthropologie et auto-ethnographie, comme l’a noté Georges Perec :

Ce qui nous parle, me semble-t-il, c’est toujours l’événement, l’insolite, l’extraordinaire […] Il faut qu’il y ait derrière l’événement un scandale, une ­fissure, un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu’à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était toujours anormal […] Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? Interroger l’habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l’interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s’il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s’il n’était porteur d’aucune information. Ce n’est même plus du conditionnement, c’est de l’anesthésie. Nous dormons notre vie d’un sommeil sans rêves. Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ? […] Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l’exotique, mais l’endotique (8).

Diary – © David Perlov

Lorsque Perec publie ce texte en février 1973, Ed Pincus a commencé son journal depuis plus d’un an (en décembre 1971) et en mai 1973, c’est au tour de David Perlov de débuter son Yoman/Diary à Tel-Aviv. Ne disposant pas d’un équipement aussi perfectionné que celui de Pincus, il filme avec une Canon Scoopic 16 mm muette, et fait appel à un ingénieur du son sur certaines prises, avant d’utiliser un petit magnétophone cassette. Il est étonnant que Pincus et Perlov entament un travail à bien des égards similaire à quelques mois d’intervalle en ignorant tout de leurs entreprises respectives. Leurs parcours comportent de surcroît des similitudes. Ils ont déjà réalisé avec succès plusieurs documentaires lorsqu’ils se lancent dans un projet autobiographique. Licencié en philosophie, Pincus développe sa pratique au MIT et initie de nombreux étudiants à cette forme ­filmique. Passionné de littérature, Perlov est l’un des fondateurs du département Film et Télévision de l’université de Tel-Aviv en 1973. Son activité d’enseignant est une partie cruciale de son développement artistique. À la différence de Pincus, c’est par désespoir qu’il en vient au journal, comme Jonas Mekas, car ses projets sont systématiquement rejetés par les institutions cinématographiques israéliennes qui cherchent à leur imposer une idéologie.

Je suis l’un des premiers à avoir réalisé un documentaire dans le style d’un journal, écrit Perlov. […] La sélection que j’opère se fait subjectivement, à travers mes yeux, à travers la manière dont je perçois un état psychologique, un personnage, un lieu, une relation. C’est pourquoi ma personnalité de cinéaste est prédominante dans le ­film. Je suis l’intermédiaire entre la réalité et le spectateur. […] J’apprécie beaucoup les documentaires de Jean Rouch et de Frederick Wiseman qui sont les deux opposés, mais mon approche est différente. Je vise à un choix maximal, à un choix tendancieux. Je me bats à l’intérieur de moi-même. Je ne dirige pas le fi lm à un niveau factuel, mais à un niveau psychologique, parce que les faits existent sans moi. Les objets que je filme existent, mais mon attention est sélective, parce que je souhaite déterminer les relations humaines entre les objets, entre les personnages que je filme (9).

Quand Perlov démarre le tournage, il s’interroge beaucoup sur la nature de ce qu’il est en train de réaliser. Ses sources d’inspiration sont théoriques : il est influencé par les écrits de Jonas Mekas et connaît l’existence de ses journaux ­filmés, sans les avoir vus (10). Il mentionna plus d’une fois la difficulté de ne pouvoir se référer à un exemple, quand bien même ç’aurait été pour s’en distinguer, et choisit la forme du journal a posteriori.

Au moment où aux États-Unis et en Israël, Pincus et Perlov commencent leurs entreprises autobiographiques, le Néerlandais Johan van der Keuken réalise Journal (1972), un documentaire qui s’ouvre sur un événement personnel (la naissance de son enfant) et s’en détourne pour explorer les relations Nord/Sud entre pays riches et pays pauvres. Il faut attendre Les Vacances du cinéaste (1974) pour voir naître son premier film véritablement autobiographique. En Belgique, Boris Lehman produit son Album 1 (1974) en Super-8, dans lequel il filme et est filmé par cent-cinquante personnes. Chantal Akerman compose News from Home (1977) avec les lettres de Belgique qu’elle a reçues de sa mère lorsqu’elle habitait à New York. Au Canada, l’autobiographie se manifeste dans Mother Tongue (1979) de Derek May, Journal inachevé (1982) de Marilú Mallet et dans le très précurseur À tout prendre (1963) de Claude Jutra, une auto­fiction dans laquelle il joue son propre rôle (un personnage dénommé Claude), et met en scène ses amis pour reconstituer son histoire d’amour avec une jeune femme noire. En 1982, au Portugal, Manoel de Oliveira achève Visite ou Mémoires et confessions, un film qui ne serait visible qu’après sa mort (en 2015), tourné dans la demeure familiale qu’il s’apprête à quitter, et dans lequel il s’adresse à la caméra pour parler de sa famille, de ses idées sur la vie et le cinéma.

En France, dès l’après-guerre, les courts-métrages donnent une nouvelle vigueur au documentaire. Certains comportent une voix off à la première personne qui réinvente son rapport aux images, par exemple Lettre de Sibérie (1957) et Si j’avais 4 dromadaires (1966) de Chris Marker. Agnès Varda tourne L’Opéra-Mouffe (1958), qu’elle décrit dans un carton comme « un carnet de notes filmées [en 16 mm] rue Mouffetard à Paris par une femme enceinte ». Joseph Morder débute son journal ­filmé en 1967 après avoir reçu pour son dix-huitième anniversaire une caméra Super-8 muette. Comme l’écrit Dominique Bluher, il tourne avec une caméra Super-8 sonore à partir de 1978 et, tous les six mois, ajoute sa voix aux images. Joseph Morder dit avoir été influencé par David Holzman’s Diary et se définit, à l’instar de Stan Brakhage, comme un « amateur qui vit de son amateurisme (11) » (au sens premier de celui qui aime). Il projette son journal pour la première fois le 5 avril 1979 puis « décide de ne plus le montrer », « si ce n’est sept épisodes de la période de juin 1978 à décembre 1981 [L’Été madrilène (juin-décembre 1978), Le Chien amoureux (décembre 1978-juin 1979)] et un “faux” de juillet à décembre 1982 [Les Nuages américains] (12) ». En 1975, Luc Moullet se met en scène aux côtés de Christine Hebert dans Anatomie d’un rapport. Les deux personnages s’adonnent à de longues discussions sur leur couple et leur sexualité. La dernière scène dans laquelle Luc Moullet et Antonietta Pizzorno, sa coréalisatrice et femme, s’interrogent réflexivement sur les liens entre le cinéma et la vie, introduit une ambiguïté et invite le spectateur à reconsidérer le film en y ajoutant les potentialités d’une lecture documentarisante. Autre film précurseur, Les Lieux d’une fugue (1978) de Georges Perec, présenté dans le cadre de l’émission « Caméra Je » comme un film autobiographique, associe des plans de lieux de Paris désertiques à une « voix-je (13) » dite par un homme mature qui retrace à la troisième personne l’histoire de sa propre fugue à l’âge de douze ans. Mis à part ces quelques films, l’autobiographie émerge en France relativement tard par rapport aux États-Unis. Selon Patrice Rollet, ce phénomène peut s’expliquer par l’emprise des films de la Nouvelle Vague sur le cinéma français, qui aurait ralenti l’apparition d’autres formes, ainsi que par la séparation dans les mentalités entre ­fiction et documentaire (14). La découverte pendant les années 1980 des œuvres de Jonas Mekas et d’Andrew Noren a sans doute été bénéfique au développement du « genre ». Quoi qu’il en soit, plusieurs ­films des années 1980 confirment le tournant autobiographique : Mourir à trente ans (1982) de Romain Goupil, Lettres d’amour en Somalie (1982) de Frédéric Mitterrand, et La Maison de Pologne (1983) de Joseph Morder.

Juliette Goursat

Notes

(1) J. Lane, op. cit., p. 16-17.

(2) Ed Pincus, « New Possibilities in Film and the University », Quarterly Review of Film Studies, 2.2, 1977, p. 171, p. 174.

(3) J. Lane, op. cit., p. 21.

(4) Mouvement de Libération des Femmes.

(5) Sara M. Evans, Les Américaines. Histoire des femmes aux États-Unis, traduit de l’américain par Brigitte Delorme, Paris, Belin, 1991, p. 495.

(6) E. Pincus, art. cit., p. 172-173.

(7) Jay Ruby, « The Celluloid Self », dans Autobiography: Film/Video/Photography, op. cit., p. 8-9. Cité par J. Lane, op. cit., p. 15.

(8) Georges Perec, « Approches de quoi ? », dans L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989 (publication posthume). Publié pour la première fois dans Cause commune, n°5, février 1973.

(9) David Perlov, « A Conversation in Two Parts with David Perlov », dans Rachel Bilesky-Cohen et Baruch Blich (dir.), The Medium in 20th Century Arts, Tel Aviv/Jerusalem, Or-Am/ e Van Leer Jerusalem Institute, 1996 (http://www.davidperlov.com/texts.html, consulté le 23 juillet 2013).

(10) Voir l’entretien que Yaël Perlov a donné au web-magazine du Jeu de Paume en 2011 (http://lemagazine. jeudepaume.org/, consulté le 23 juillet 2013).

(11) Voir les propos de Joseph Morder dans le film Elles et lui, inclus dans le coffret DVD Joseph Morder, Paris, La Vie est belle films associés, 2008.

(12) Dominique Bluher, « Perlov, Mekas, Morder, Lehman, et les autres : à la recherche d’imprédictibles frémissements du quotidien », dans Mira Perlov et Pip Chodorov (dir.), David Perlov’s Diary, livret accompagnant le coffret DVD, Paris, Re:voir vidéo, 2006, p. 55.

(13) Rappelons que l’expression de « voix-je » est de Michel Chion (La voix au cinéma, Paris, Éditions de l’Étoile, 1982). 62 Voir A. Bergala (dir.), op. cit., p. 14.

(14) Voir A. Bergala (dir.), op. cit., p. 14.

Leave a Comment

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *