La nouvelle saillie de la bande d’Acrimed, attendue presque comme un rituel, débusque cumulards du PAF et déterre des apparats de l’égalité l’antique lutte des classes, cachée tous les derniers mercredis du mois dans un diner de happy few. Et nous réinterroge sur notre condition de spectateur. Toujours aussi salutaire, même si telle critique du système médiatique reste critiquable…
La condition du spectateur moderne
Comme une piqûre de rappel. Le propos n’est pas nouveau, mais hélas, ce qu’il dénonce est toujours aussi puissamment influent sur notre façon de penser et regarder les débats et analyses que proposent à tour de bras télévisions et radios : la gémellité des parcours des puissances de l’argent et de la politique avec ceux des journalistes et éditorialistes provoque toujours autant de ravages sur la prétendue diversité des opinions.
Gilles Balbastre et Yannick Kergoat participent à Acrimed et sont les compagnons de route de tous ceux qui, à la suite de Pierre Bourdieu, ont tenté de démonter la mécanique toxique du débat tel qu’il est envisagé dans les médias. C’est précisément, avec le sens de la dérision qu’on connaît à cette bande de veilleurs, de Pierre Carles à Serge Halimi, par l’image d’archive du ministre de l’information Alain Peyrefitte que commence le film. Mais ce n’est pas tant l’ubuesque mise en scène d’un ministre venant lui-même annoncer à l’antenne le changement de formule du journal pour, dit-il, davantage de diversité d’opinion, qui choque. La patte des auteurs est de cultiver la mise en abîme : cette séquence tendance Pravda est en fait visionnée par un cénacle présent, en 1995, lors d’une émission de Bernard Pivot. L’ironie veut que Christine Okrent et Anne Sinclair, deux des journalistes les plus influentes du PAF, se gaussent de cette période « antique », avec la plus parfaite certitude que leurs positions de femmes de ministres sont, elles, des garanties d’indépendance. Et Balbastre et Kergoat, jamais en mal des bons mots qui font rire (jaune) la salle, de noter que le système a évolué : aujourd’hui, les ministres n’ont plus besoin de venir à l’antenne, leurs femmes se chargent pour eux d’y diffuser leur message.
Cet humour est souvent la composante de la critique la plus décriée par ceux qui sont attaqués : drapés dans la vertu, ils dénoncent des attaques ad hominem, fustigent, à grand renfort de formules choc, qui le terrorisme intellectuel, qui le sectarisme. Il est vrai que la critique est féroce et qu’elle jette parfois l’anathème : mais le rire se déploie autant grâce au sérieux des intéressés et à leur incapacité à l’auto-dérision qu’aux bons mots des auteurs. Car, sous les apparences d’un film à têtes de turcs, Les nouveaux chiens de garde remettent sur le devant de la scène un système beaucoup plus général que l’on s’interdit de fait de contester dans les médias : la formation intellectuelle identique des élites journalistiques, financières et politiques et la façon dont ils se retrouvent dans les mêmes cercles informels. Cet aspect factuel de l’analyse est une démonstration toujours aussi éclatante de la collusion de ces « stars » : plus leur présence médiatique, tout média confondu, est importante, plus leur velléité d’indépendance est affirmée, à corps et à cri, avec des airs effarouchés ou condescendants envers ceux qui la remettent en cause. Et pour les rares qui s’aventurent à avouer que, oui, travailler pour une chaîne détenue par Lagardère, c’est quand même tout faire, malgré l’indépendance dont doivent faire montre les journalistes, pour être favorable à son employeur (Franz-Olivier Giesbert, avec sa faconde habituelle), c’est avec le ton de l’évidence et d’un revers de la main qui balaie.
Les nouveaux chiens de garde font partie de ces films qui, malheureusement, ont toutes les chances de prêcher des convertis. Le propos reste certes toujours didactique pour les nouveaux arrivants, ceux qui n’ont pas encore eu l’idée d’établir la critique des médias ailleurs que dans les médias. Mais il laisse surtout à la part belle à l’humour et aux trouvailles de réalisation qui, à mi-chemin entre le potache et l’informatif, reste une façon sans cesse renouvelée de mettre en images le proverbe « L’humour est la politesse du désespoir ». Car il faut bien dire que tant que se développeront les débats et autres talk-shows sur des chaînes pseudo-concurrentes, mais en réalité toutes tournées vers le pouvoir de l’audience et donc des annonceurs, les « bons clients » auront de beaux jours devant eux.
Ces experts, capables, tel un robinet, de l’ouvrir pour déployer une analyse sur à peu près tout et n’importe quoi, sont les rouages d’un système de production d’idées qui permettent le ronronnement du PAF. Jouissive est la critique des deux réalisateurs sur ces « face-à-face », « match », « duel » dont nous affuble l’ensemble des chaînes : ils sélectionnent les extraits d’un débat censé opposer Jacques Julliard et Luc Ferry, en pointant par l’humour le caractère bonnet blanc et blanc bonnet des deux « contradicteurs ». Cette séquence appartient à celles, anecdotiques, qui sont destinées à faire rire. Devant l’omniprésence d’une même famille de pensée, que faire d’autre que d’essayer d’en rire un peu ? Ce re-montage des réalisateurs est bien évidemment tronqué, éludé, et n’a pas pour but, même s’il s’appuie sur deux personnalités citées nommément, de les dénoncer personnellement : tout autre pseudo-débat (Zemmour/Domenach, Joffrin/Giesbert…) donnerait les mêmes résultats.
Car au-delà du folklorique, la critique plus sérieuse s’établit en faits et en mécanismes d’entre-soi. Le fait le plus pertinent est celui apporté par le graphique du nombre d’interventions dont ont pu se prévaloir les « experts » économiques sur la crise mondiale. Le rapport de 1 à 30 (!!) entre les passages d’un triumvirat Minc – De Boissieu – Godet et ceux d’économistes critiques comme Frédéric Lordon ou Michel Naudy est la plus éclatante preuve de la paresse intellectuelle et du conformisme à peine caché des médias. Chacun se doute que la course à la rapidité dans l’information et dans l’expertise fast-food oblige les journalistes à faire jouer leur carnet d’adresses rempli des noms des experts les plus disponibles et les plus malléables. Cette oligarchie démontrée par les faits se double d’un mécanisme quasi-inconscient d’acculturation sociale : comme l’évoque très joliment Michel Naudy le cercle médiatique qui squatte les antennes représente le bac à sable, dans lequel il est possible, conceptuellement, de s’opposer, de débattre, voire de s’indigner. Mais qu’un expert qui ne vive pas dans le bac à sable (c’est-à-dire pas dans le même milieu social) intervienne, et ce sont les grains (de sable) qui viennent gripper la mécanique bien huilée des débats qui se nourrissent de grandes déclarations humanistes, adoubées par le sceau de l’expertise. La sortie de BHL sur la séquestration de patrons, entre deux plages de pub, en est l’exemple le plus frappant : aux raisons réelles qui ont pu pousser les salariés à en venir à une telle extrémité, « l’intellectuel », bien au chaud dans ses certitudes, oppose une position de principe qui ravira ceux qui se contentent de se payer de mots.
C’est notre condition de spectateur moderne qui est donc, une nouvelle fois, après Fin de concession de Pierre Carles, remise en question : inconsciemment, « consommer » à haute dose ce type de débats peut conduire à penser que la diversité, comme le clament les médias, existe sur les antennes. Remettre ces débats en perspective par des faits et des gestes de ceux qui les animent, c’est donner à penser sans fard ni discours incantatoire à leur prétendue objectivité : le fil rouge des Nouveaux chiens de garde constitue le symbole de cette réflexion. Le Siècle, club très select de ceux qui, ayant effectué les mêmes études ou ayant travaillé dans les mêmes entreprises, trouvent intérêt à s’y retrouver pour « discuter », réunit ses membres chaque dernier mercredi du mois dans un hôtel parisien. La question, à l’éclairage des analyses prodiguées par les deux réalisateurs, est alors simple : est-il possible de rester indépendant du pouvoir de l’argent et des puissances de ceux qui détiennent les médias quand on se fréquente régulièrement et qu’on partage les mêmes préoccupations de classe ?
La lutte des classes : l’expression est presque devenue un gros mot. 80 ans après « Les chiens de garde » de Paul Nizan, elle est pourtant toujours aussi prégnante, bien que cachée sous les paravents de la concurrence.
Nicolas Bole
Les précisions du Blog documentaire
1. Laurent Joffrin, aujourd’hui directeur de la publication du Nouvel Observateur, est l’un des rares journalistes à avoir réagi au film. Il parle d’ineptie, et d’une « addition de clichés [qui] n’a pas grande valeur ». Il dénonce aussi, sur le site de L’Express, une « opération politique menée par un petit groupe venu de l’extrême gauche » et s’étonne que le documentaire n’évoque pas « Le Figaro d’Etienne Mougeotte ».
Laurent Joffrin explique enfin : « Ce n’est pas parce que des journalistes côtoient, rencontrent, fréquentent, dans le cadre de leur travail quotidien, des industriels ou des dirigeants politiques, qu’ils sont pour autant inféodés à ces derniers ».
2. Renaud Revel, journaliste « médias » et auteur du Blog Immédias, parle de « raccourcis » et d’« amalgames ». Il rappelle, dans L’Express en date du 18 janvier 2012, que TF1 et Martin Bouygues « ont pour le moins été maltraités » depuis l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007, citant les échecs du groupe sur la TNT ou son incapacité à empêcher l’arrivée d’un 4e opérateur sur le marchéde la téléphonie mobile. « Et qu’ont obtenu du chef de l’Etat, en cinq ans, Serge Dassault ou Arnaud Lagardère, autres têtes de turc du documentaire ?, ajoute le Renaud Revel. Rien : ces affidiés du pouvoir n’ont jamais encaissé les bénéfices de leur fidélité à l’égard du chef de l’Etat ».
3. Le dernier Baromètre La Croix -TNS Sofres sur la confiance que les Français accordent aux médias a été publié le 19 janvier 2012. Selon cette étude annuelle, 59 % des personnes interrogées estiment que les journalistes ne « résistent pas aux pressions des partis politiques et du pouvoir ». Ce résultat marque un léger fléchissement par rapport à l’année dernière : 63 % des sondés estimaient que les professionnels de l’information n’étaient pas indépendants en 2010.
4. Acrimed analyse avec attention les programmes des différents partis politiques en vue de l’élection présidentielle française de 2012. A lire notamment : les propositions du Front de Gauche, jugées « offensives mais incomplètes ».
5. Voyez aussi l’entretien entre Yannick Kergoat et Frédéric Taddéi dans l’émission Ce soir ou jamais du mardi 17 janvier :
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