Sa fille, son ingénieur du son, les plus fins connaisseurs de son œuvre mais aussi de grands spécialistes de l’Inde… Voici ici rassemblés des témoignages rares sur la série documentaire de Louis Malle « L’Inde fantôme : réflexions sur un voyage » (1969) qui, tous, évoquent l’importance de cette œuvre dans la filmographie du réalisateur d’« Ascenseur pour l’échafaud » et de « Lacombe Lucien ». A l’occasion de la rétrospective intégrale présentée à la Cinémathèque française (du 14 mars au 1er avril), et en regard du livre de Benjamin Génissel Un Français, en Inde, en 1968 que nous avons édité l’an passé, nous vous proposons ces points de vue inédits qui consacrent le travail d’un éminent documentariste.
Regards sur L’Inde fantôme de Louis Malle
René Prédal
Critique, enseignant-chercheur en cinéma, auteur du livre Louis Malle (Edilig, 1989)
« Ce qui ressort de L’Inde fantôme, c’est selon moi l’idée de rupture. Ce qui m’a paru évident lorsque j’ai découvert puis analysé les documentaires indiens de Louis Malle, c’est qu’il avait déjà ressenti en 1967, un an avant en quelque sorte, les interrogations des cinéastes qui ont fait Mai 68, événement auquel il a participé directement. Alors qu’il venait de terminer Le voleur (un beau film d’ailleurs, d’après Georges Darien, très «Louis Malle », c’est-à-dire classique, mais assez révolté), il en avait assez du cinéma d’auteur en tant que genre, je crois. Il veut rompre. Il ne va pas le faire tout de suite, car on lui propose aussitôt le sketch William Wilson, inséré dans le film Histoires extraordinaires d’Alan Poe, les deux autres parties ayant été réalisées par Vadim et Fellini. À ce moment-là, comme il doute de lui-même, il voudrait faire autre chose, mais il n’a pas encore pris de décisions radicales. Donc il accepte cette commande en traînant les pieds, c’est ce qu’il m’a dit quand je l’ai interviewé. Il y avait quand même Alain Delon, Brigitte Bardot, et la perspective de réaliser un format court. Mais indiscutablement, une fois le film terminé, avant les deux autres cinéastes d’ailleurs, comme s’il s’était jeté dedans rapidement, il part en Inde.
Il ne faut pas oublier, et on l’avait un peu mis de côté à l’époque où L’Inde fantôme a été diffusé, que cette plongée dans l’Inde n’était pas une première pour un cinéaste occidental. Il y en avait eu au moins deux particulièrement célèbres avant : Renoir (Le fleuve, 1951) et Rosselini (India, 1958). Eux avaient choisi l’ampleur et la composition, puisqu’il s’agit dans les deux cas d’un long métrage de fiction. Malle, lui, a préféré les sept morceaux, et cela montre qu’il avait envie de rester au plus près de son voyage, sans prendre cette hauteur. Alors ce sont des dispositions différentes : Renoir, c’est plutôt de la profondeur, c’est plutôt intime, mais Rosselini, lui, est parti là-bas en ayant bouquiné tout ce qu’il a pu sur l’Inde, on le sait. Pour Renoir, le titre Le Fleuve reconnaît qu’il s’est laissé couler, mais en prenant le temps, en prenant l’espace ; le temps d’un voyage plus long, le temps de regarder beaucoup de choses. Néanmoins, ce qui était totalement nouveau quand Malle s’est emparé du sujet indien, et on ne sait pas ce que les deux autres en auraient fait, c’est le son synchrone. Cette nouvelle technique a été un avantage, elle a même été déterminante pour effectuer cette rupture dont je parlais. Le saut était donc d’autant plus grand pour lui : il y avait les heures d’avion, cet immense pays, et le son synchrone.
La rupture qu’opère Louis Malle à cette époque s’inscrit, comme je le disais, dans la même mouvement que d’autres cinéastes fort intéressants. Jean-Luc Godard le premier, bien sûr. Celle rupture-là est spectaculaire, radicale, tout ce que vous voulez, mais finalement elle est de même nature : une remise en question totale de ce qu’il avait fait jusqu’à présent. La différence, c’est qu’ils n’ont pas le même tempérament. Godard crache carrément sur ses travaux précédents en disant : « C’est nul, il faut faire autre chose ». Ce n’est pas la personnalité de Malle, mais la rupture totale y apparaît aussi. Pensez également à Alain Cavalier, qui nous a raconté cent fois son histoire, quand au milieu du tournage de La Chamade, interrompu par Mai 68 puis repris, il s’est retrouvé devant Catherine Deneuve, peinturlurée comme un tableau, n’en sachant pas que faire : « Qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce qu’elle fait là ? Qu’est-ce que je fais avec ce scénario qui n’est pas de moi, même s’il est bien écrit en tant qu’adaptation par la romancière elle-même ? ». C’était au fond la même sidération. Celle de Godard devant, je ne sais pas, Le mépris disons, et celle de Malle devant Le voleur. Ils sont sidérés par ce qu’ils ont fait, non pas pour se dire qu’ils sont des imbéciles, mais pour être certain qu’il est temps de changer, et de faire autre chose.
De janvier à avril 1968, pendant quatre mois, Louis Malle tourne donc en Inde, avec une petite équipe constituée de trois hommes un peu perdus dans ce grand pays, et qui ne se connaissaient pas beaucoup (Etienne Becker était à l’image, et Jean-Claude Laureux au son).
La rupture que j’évoquais, j’insiste sur ce point, s’effectue par un retour au contact direct avec la réalité, et pour Louis Malle, par la volonté, semble-t-il, de l’effacement de l’auteur. C’est relatif bien sûr, mais il insiste beaucoup sur quelques intentions très affirmées : il n’y a pas de jugement, c’est vrai ; il n’y a pas de démonstration, c’est vrai. On lui reprochera de ne pas avoir montré ceci ou cela, car il n’y a pas d’exhaustivité non plus. C’est un document, un témoignage. D’où le titre complet de la série L’Inde fantôme : réflexions sur un voyage. Je crois qu’il s’agit d’un appel à la réflexion du spectateur, je crois que là réside le sens du sous-titre. Lui, il a vu ; il rapporte en toute simplicité, avec tout ce que ça veut dire pour lui de lucidité et d’honnêteté, et c’est au spectateur de réfléchir dessus. Bien sûr, il a forcément réfléchi lui-même, mais sa volonté de simplicité montre bien qu’il ne veut pas donner de pistes de lecture. On pourrait même dire, en jouant sur les mots, mais c’est de cela qu’il s’agit : son objectivité, c’est d’assumer pleinement sa subjectivité. Ce n’est pas un film transparent, ce n’est pas un exposé, c’est quelqu’un qui nous parle.
Le titre L’Inde fantôme est par ailleurs emprunté à Michel Leiris (L’Afrique fantôme, 1934), ethnologue mais aussi écrivain, qui est très à la mode à l’époque, et qui a beaucoup travaillé sur ce genre de dualité entre objectivité et subjectivité. Il a sorti un énorme journal intime qui l’a rendu célèbre, alors qu’il était ethnologue. Cela avait dû lui plaire, à Louis Malle, cet ethnologue devenant célèbre par son journal intime, c’est-à-dire par un ouvrage dans lequel on met plein de choses qu’on ne met pas forcément ailleurs. La démarche est similaire, l’emprunt du titre n’est pas un hasard.
Dans L’Inde fantôme enfin, il n’y a pas d’idéologie, il n’y a pas d’idées préconçues, et encore moins, alors que ça commence à monter dans le cinéma d’alors, de volonté militante. Louis Malle est assez gonflé, assez hardi, car il assume l’idée d’être « l’étranger ». Bien sûr, un étranger sympathisant avec ce qu’il regarde, il a été là-bas sans qu’on ne l’y ait obligé, ça lui a plu, ça l’a attiré, donc il est en sympathie. Et pour lui surtout, on doit réussir à comprendre les choses en les regardant intensément. »
Jean-Claude Laureux
Ingénieur du son et réalisateur (Les bijoux de famille, 1975), il a travaillé avec Louis Malle pendant plus de 20 ans, et l’a accompagné sur L’Inde fantôme
« Ce dont je peux me souvenir aujourd’hui, cinquante ans après, c’est que j’ai rencontré Louis pour la première fois dans l’avion pour New Delhi. Je revenais alors de Cuba. Il m’a donné Tristes tropiques à lire, ce qui était une première indication sur ce qui l’intéressait de faire en Inde. Pendant le trajet, il m’a expliqué que son fil conducteur serait d’essayer de comprendre le fonctionnement des castes et ses répercussions dans la vie pratique. Et ce projet a été très vite abandonné. On a essayé au début de se focaliser sur ce thème. Il y a une séquence dans l’épisode Regards sur les castes qui montre un puits, car dans les villages il y avait le puits des intouchables et celui des autres, et puis on s’est mis à filmer ces gens qui allaient chercher de l’eau. Déjà, nous nous sommes rendu compte que l’on était bien incapable de reconnaître les différences entre les castes. Ce ne sont pas les différences qu’il y a entre le 7ème arrondissement et La Courneuve en Seine Saint-Denis… Et puis très vite, nous nous sommes aussi rendu compte que lorsque nous arrivions quelque part, nous étions l’attraction. Parce que c’était une époque où il n’y avait pas beaucoup de touristes en Inde. (J’y suis retourné il y a quelques années, le changement était violent par le nombre d’étrangers qui s’y trouvaient). Nous, on a rencontré deux Français à Madras, et quelques-uns à Goa et à l’ashram à Pondichéry, et puis c’est à peu près tout. On s’est donc intéressé à l’intérêt que ces gens nous portaient, on a filmé pas mal de personnes qui nous regardaient. J’ai encore des images de notre Combi dont les vitres avaient fini par devenir très grasses, pleines de marques et de traces, car les gens se pressaient contre elles (et ils se mettaient beaucoup d’huile dans les cheveux à l’époque). Ils venaient voir des extraterrestres avec leurs machines, car il n’y avait pas encore de télévision dans les campagnes indiennes.
Pour Etienne Becker et moi, ce n’était pas forcément étonnant d’être l’attraction dans les endroits où l’on filmait, mais pour Louis c’était nouveau. Il avait fait quelques documentaires, notamment en Algérie (qu’il n’a jamais terminé, je crois) et en Thaïlande (Bons baisers de Bangkok, 1964, pour « 5 colonnes à la Une »). Les premiers jours, je me souviens qu’il avait commencé par nous dire : « Bon, on se met là, puis là, on fait un contrechamp ». Il s’agissait de faire du cinéma en somme, mais Etienne et moi n’avions pas du tout cette culture. On avait commencé à travailler dans le « cinéma direct », ou « cinéma vérité », là où l’on filmait le réel, l’instant, comme l’avait fait Leacock sur la campagne de Kennedy avec Primary. Nous étions dans cet esprit, donc le fait d’être au milieu des gens et qu’ils nous regardent faisait partie de nos habitudes. Louis Malle a très vite compris, en trois jours – il n’y avait pas besoin de lui expliquer longtemps – que ce n’était pas la bonne méthode. On en a parlé un peu ensemble et c’est lui qui a ensuite poussé dans ce sens, celui de ne pas se rendre artificiellement invisibles. Après ces quelques jours, on n’a presque plus jamais parlé des castes et on s’est laissé complètement guider par le hasard. En Inde, il se passe toujours quelque chose, d’autant qu’il y a des gens partout, même en pleine nature. Je ne sais pas si vous vous souvenez de ce plan sur un homme qui pousse une machine à coudre, une vieille Singer, au milieu de nulle part… Et puis, on se laissait guider par des rencontres : on nous parlait de quelqu’un dans son ashram et on partait le voir. C’était uniquement de l’improvisation.
J’ai beaucoup participé au montage, même si c’était Suzanne Baron la monteuse. Nous étions très proches, avec Louis, quand nous sommes rentrés d’Inde. En plus, il y a eu Mai 68, et on ne se quittait plus à cette époque. J’étais alors souvent dans la salle de montage. On avait tourné énormément, en pellicule bien sûr. Je regardais les rushs avec lui, on en parlait et parfois on pouvait utiliser les idées qui sortaient de la conversation. J’ai observé de très près l’évolution de ce montage. Louis utilisait aussi beaucoup le carnet qu’il avait tenu là-bas. Sur place, je l’ai très souvent vu écrire. On dormait généralement tous les trois dans la même chambre, ou dans la même cabane, et j’ai le souvenir de le voir écrire le matin en me réveillant, assis dans son lit ou sur son duvet (Louis était toujours debout avant nous). C’était un travail quotidien. Ça a été utile au montage car le processus a été long pour trouver une cohérence à toute cette matière. On avait filmé un peu partout, des choses très différentes, et il fallait trouver le moyen de les rassembler. C’est grâce au carnet, et au retour à ses impressions de voyage plutôt qu’à un fil conducteur thématique, qu’il y est parvenu. C’est plutôt un film de ressenti, c’est un film sur lui, L’Inde fantôme.
Comme je le disais, je ne connaissais pas Louis avant l’Inde, et ce que j’ai découvert c’était d’abord sa curiosité. Je ne sais pas s’il en avait autant quand il était une star qui tournait avec des célébrités comme Jeanne Moreau et Brigitte Bardot au Mexique [pour Viva Maria !, 1965, NdA]. J’ai découvert son humanité aussi, car j’ai bien vu son rapport avec les gens en Inde. En fait, il était gêné d’être « Louis Malle le réalisateur connu ». Ça se voyait quand on rencontrait des Français puisqu’il ne leur disait pas qui il était ; il ne voulait pas qu’ils le sachent, de peur de gâcher le rapport presque naturel qu’il pouvait avoir avec eux. Il voulait éviter le filtre de la célébrité qu’il connaissait à l’époque.
Malheureusement, rares ont été les cinéastes à m’avoir dit que L’Inde fantôme les avaient marqués, ou inspirés. Je dirais même que la plupart des réalisateurs français que j’ai pu rencontrer, ou avec qui j’ai travaillé, n’étaient pas très « fanatiques » de Louis Malle. Peut-être que celui qui avait trouvé ses films intéressants, et qui m’avait sans doute engagé en fonction d’eux, c’est Krysztof Kieślowski.
J’ai aujourd’hui encore quelques amis qui réalisent des documentaires, et en parlant avec eux, je suis toujours assez effrayé d’apprendre ce qu’ils sont forcés de faire pour obtenir un petit financement. Ils sont quasiment obligés d’écrire un scénario, au point qu’on se demande quel intérêt y a t-il à filmer si l’on a été aussi précis dans ce que l’on veut dire ou faire avant le tournage ? Le travail semble déjà terminé, non ? Alors que Louis avait eu la chance de pouvoir se produire lui-même, mais aussi le courage de partir, non sans quelques idées au départ, mais sans avoir rien de précis en tête. Il a eu l’audace de se dire : « Allez, on va voir ! ». Trop baliser son tournage, ça veut dire qu’on sait d’avance ce que l’on veut montrer, ce que l’on veut démontrer surtout, et donc cela signifie qu’on refusera de reconnaître face à la réalité qu’on avait éventuellement tort dans nos idées. Et c’est toujours ce que l’on a fait après, quand on a été filmer chez Citroën ou sur la place de la République. Aujourd’hui, il paraît impossible de produire des films ainsi, d’aller voir une chaîne et de leur annoncer : « Voilà, on va s’installer Place de la République, arrêter des gens qui passent et leur demander si on peut parler avec eux ». Peut-on encore trouver un centime pour faire ça ? »
Sandrine Prévot
Anthropologue, auteure du livre, Inde. Comprendre la culture des castes (2014, Editions de l’Aube, La Tour d’Aigues)
« Ce que je conserve surtout de mon visionnage de L’Inde fantôme tient en deux aspects. Le premier se situe dans le discours de celui qui voyage, toute cette dimension qui relève de l’introspection, de la rencontre interculturelle et de tout ce qu’elle implique – tel le fait que cela nous renvoie à nous-mêmes, mais aussi au paradoxe de l’Inde. Là, on est dans l’intime, dans ce que le voyage bouleverse en nous, etc. Le deuxième aspect, c’est le côté ethnographique de ces documentaires ; par la manière dont c’est filmé (il y a beaucoup de scènes avec des temps longs, des regards, sans commentaire, ce qui permet de s’approprier la réalité montrée à l’écran), mais aussi par le commentaire justement (il y a des passages qui expliquent le fonctionnement du pays). Cela montre avec évidence que le réalisateur a travaillé son sujet, qu’il s’est renseigné, peut-être après coup (quand il parle de la pureté et de l’impureté, il ne peut pas comprendre cette dualité typique de l’Inde sans avoir étudier la question a posteriori). Louis Malle cite des références, il se sert de ses lectures, à la manière d’un ethnographe, et cela permet au public d’en apprendre beaucoup.
Dans ce qui relève du premier aspect, plus introspectif comme je le disais (le rapport à l’Autre, la difficulté qu’il y a à comprendre une autre culture, cette confrontation qui nous dépasse un petit peu), je ne l’aborde pas dans mon métier. En tout cas, je fais tout pour l’effacer. Quand je travaille sur les castes, je ne détaille pas comment je suis allée dans tel endroit ni comment j’ai vu de mes propres yeux les relations entre castes. Cela ne va pas être l’objet de mon travail. Et pourtant cet angle émotionnel existe constamment. Donc le film de Louis Malle me parle, car cette dimension subjective que je n’explore pas, je la ressens constamment. Ça me replonge dans l’Inde, et dans les sentiments que je peux éprouver. Visionner ces films m’a rappelé le plaisir que j’ai eu lorsqu’il m’est arrivé de voyager avec des personnes dont c’était le premier voyage : elles découvraient des aspects de ce pays que je ne voyais plus à force de l’étudier et de me rendre sur place. À travers leur propre étonnement, comme à travers celui de Louis Malle, j’ai retrouvé ma propre capacité d’étonnement et la complexité des émotions qui étaient les miennes lors de mes premiers séjours là-bas. C’est donc finalement tout ce que j’éprouve mais que je n’approfondis pas, que j’ai apprécié retrouver dans L’Inde fantôme. »
Pierre-Henri Gibert
Réalisateur du documentaire Louis Malle, un rebelle (2015), des films Buñuel, la transgression des rêves (2017) et Le Scandale Clouzot (2017)
« La réputation de L’Inde fantôme pouvait sembler assez forte avant que je commence à bien étudier la vie et la filmographie de Louis Malle pour réaliser mon documentaire. J’avais un peu travaillé en Angleterre avant, et comme la BBC avait diffusé la série à l’époque, on m’en avait parlé. Mais c’est quand même en faisant mon film que j’ai regardé les sept épisodes. En fait, si je me suis intéressé à Louis Malle, c’est que je le trouvais sous-traité. Il se trouve aussi que j’avais vu, adolescent, Lacombe Lucien et le film m’avait semblé tellement intelligent, tellement vrai sur le plan humain, que je n’arrivais pas du tout à en percevoir le côté sulfureux, ou ce qui a été historiquement choquant à l’époque de sa sortie. J’ai donc eu plaisir à me replonger ensuite dans le travail de Louis Malle en utilisant beaucoup d’archives de l’INA, mais surtout toutes les notes intimes qui sont conservées à la BIFI.
Pour moi, c’est l’ambition d’un documentaire : essayer d’offrir un regard intérieur – celui de l’artiste en l’occurrence. Essayer d’avoir une compréhension intime de la façon dont on se fabrique en tant qu’homme et en tant qu’artiste, en lien avec une époque (Mai 68 ici). Et L’Inde fantôme est précisément une œuvre dans laquelle on peut voir cela. J’ai aussi été passionné par la franchise de Louis Malle. Ce refus de « rouler des mécaniques » le rend extrêmement sympathique, car « rouler des mécaniques » reste un peu une norme de communication dans un monde où il faut se faire une place et où il y a beaucoup de films qui sortent.
On peut aussi se demander : pourquoi choisir l’Inde pour cette rupture que souhaite Louis Malle à l’époque ? Ce qui apparaît d’abord en fonction de la continuité de sa carrière, c’est qu’il s’est toujours intéressé à des personnages de marginaux. Dans Ascenseur pour l’échafaud, ce qui fait la force du film, c’est cette errance de Jeanne Moreau dans les rues de Paris ; dans Les amants, il y a l’idée de l’anticonformisme et de la fuite d’un milieu social grâce à cet étudiant un peu libertaire. Ce goût pour les personnages marginaux va se poursuivre dans sa filmographie. Et puis il a toujours été chercher des sources d’inspiration ailleurs que dans un cinéma dominant. Cela se ressent dans son refus des « scénaristes de métier ». Certes, il y a eu son amitié avec Jean-Claude Carrière, mais il a plutôt été chercher des écrivains comme Roger Nimier. Travailler avec Roger Nimier à l’époque, qui est un peu considéré comme le « diable » dans un univers culturel dominé par des figures de gauche comme Sartre, ça montre le désir de marginalité qu’avait Malle. L’autre explication, on la trouve dans le fait qu’il a toujours été se régénérer dans des lieux : d’abord autour du monde avec Cousteau, puis en Inde, enfin aux États-Unis. C’est quelqu’un qui avait besoin de partir pour se ressourcer. On peut aussi relier ça avec son amour des livres de Conrad qu’il lisait enfant. Il y a un désir d’aller ailleurs. Il le dit aussi lui-même, il souffrait d’une difficulté à saisir la vie, à ressentir les choses. Il y aurait donc, dans ce désir de faire ces voyages en Inde, le souhait d’une expérience vécue. L’Inde rentre dans une cohérence par rapport au personnage.
C’est ce qui me passionne, moi, dans L’Inde fantôme : cette renaissance, de l’homme comme du cinéaste. Il renaît en Inde, Louis Malle. Grâce à deux qualités qu’il possédait : le goût des autres, indéniable, et aussi un esprit critique. Pour une fois, son esprit critique, qui était toujours tourné contre lui-même, lui sert positivement grâce au choc reçu sur place ; c’est-à-dire qu’il se remet en question. Et cela aura un impact sur tout son cinéma ensuite : remise en question de son regard sur la société et remise en question artistique… Comment fait-on du cinéma ? Avec qui ? Pour quoi faire ? L’Inde fantôme, c’est le film de l’électrochoc pour Malle. Cette série documentaire est vraiment une œuvre-clé, un film pivot. Ça va lui permettre de rebondir. Finalement, il a toujours été rongé par une sorte de culpabilité bourgeoise qu’il va pouvoir purger. En Inde, tout Occidental est un homme riche, ce qui lui permet de régler déjà un problème. Le film est finalement une sorte de psychanalyse à ciel ouvert. Il fait un carnet, ce qui est passionnant en soi, mais c’est un carnet qui va nourrir aussi en grande partie sa voix-off, qu’il dit lui-même, pour assumer la forme du « carnet de voyage » pendant ces sept épisodes. Et ce que l’on suit, c’est aussi la transformation d’un auteur. Sur le plan artistique, ça passe par une remise en question des images. Ensuite , il y a cette volonté de ne pas céder à la tentation du « journalisme » qui est de « dénoncer », et de renoncer à faire dire aux images ce qu’elles ne voudraient pas dire elles-mêmes. Vouloir faire dire quelque chose aux images, c’est aussi une démarche de fiction, c’est-à-dire qu’avant même d’être imprégné de la réalité, on veut imposer un sens qu’on a préétablit. Évidemment, ça ne marche pas du tout pour l’Inde. Et tout le génie de Louis Malle, c’est qu’il va réussir à intégrer ses propres doutes au film et va en faire le sujet-même du film. Il y intègre son regard, en assumant le fait qu’il est un Occidental. Il refuse l’illusion de l’objectivité. Bien sûr, ça passe par tous ces regards-caméra dont on a beaucoup parlé ailleurs, mais qui nourrissent une réflexion fondamentale pour tout documentariste. C’est en cela que Calcutta et L’Inde fantôme peuvent être encore aujourd’hui des sources de réflexions essentielles pour tous ceux qui s’intéressent au documentaire.
Louis Malle remet ici en question toutes ses certitudes, sa culture occidentale et donc le fonctionnement du cinéma. Bien sûr, on peut toujours critiquer, si on le veut, car il y a la simplicité, le choix thématique, l’absence de volonté de construction dramaturgique à l’échelle de toutes ces heures, car c’est un carnet de voyage. Mais si on met en perspective cette série avec toute la filmographie et l’existence de Louis Malle, j’avoue que je reste assez fasciné. »
Justine Malle
Cinéaste, fille de Louis Malle, réalisatrice du film Jeunesse (2013)
« Difficile pour moi de me rappeler avec précision du moment où j’ai découvert L’Inde fantôme, car j’ai plutôt l’impression que les films de Louis Malle m’ont un peu accompagnée toute ma vie. La série documentaire sur l’Inde, j’ai dû la voir en vidéo, adolescente, et je sais que j’avais été très marquée par la longue scène du premier épisode où des vautours dévorent la carcasse d’un buffle. En tout cas, comme Louis Malle était quelqu’un qui ne se livrait pas beaucoup dans la vie, j’ai essayé de le comprendre en regardant ses films, et comme celui-ci était à la première personne, je n’avais là pas besoin de décrypter les personnages ou le scénario pour voir où il se cachait. C’était plus direct, il parlait de lui, de choses très intimes. De son rapport au temps, à la mort. À l’Inde évidemment, mais j’ai l’impression quand même qu’il parlait beaucoup de lui. Notamment dans cette scène, toujours dans le premier épisode, où il filme des pêcheurs sur une plage et dit qu’il se revoit alors vingt ans auparavant sur une autre plage, aux Seychelles, à l’époque où il découvrait le monde. C’est un texte très nostalgique, que j’ai mis dans mon film Jeunesse (2013). Parce que je me sentais très proche de ce qu’il disait dans ce passage, mais aussi parce qu’il avait une voix, avec cet accent très « années 60 », que je ne lui connaissais pas, moi, et qui était un peu une voix du passé. C’était comme si, à travers ce film, je le découvrais jeune. Ça m’émouvait beaucoup, c’est certain. Bien sûr, à l’âge où j’ai regardé plusieurs fois L’Inde fantôme, je ne savais pas bien ce qu’il y avait derrière l’évocation des Seychelles, c’est-à-dire le voyage avec Cousteau ; ce n’était pas très concret alors. Maintenant, en ayant lu des lettres qu’il écrivait à sa mère, je mets un contenu sur ce tournage un peu conradien pour lui, où il découvrait le monde. Ça me touche d’autant plus. Je percevais tout d’un coup des choses que je ne connaissais pas de lui, même s’il y en avait beaucoup finalement. Ça me donnait quelques clés de ce qu’il avait été.
Plus tard, après avoir arrêté mes études de philo, je voulais faire du cinéma et je voulais absolument faire des documentaires, je ne voulais pas encore faire de la fiction, et le modèle de films que j’avais à l’esprit, c’était celui-là. Je suis parti à Shanghai, et l’idée était de filmer sans forcément comprendre ce que je voyais (je n’avais pas d’interprète). Ce qu’on a fait de ce que j’avais ramené de là-bas, avec mon monteur, ressemblait donc à L’Inde fantôme, puisque l’idée était de dire : « Voilà en quoi, moi, je ne comprends rien à ce pays ». Bon, c’était un peu moins profond que ce qu’avait fait mon père en Inde (sourire), mais c’était pour moi LA façon de faire des documentaires. En y réfléchissant, je sais que ça vient du caractère littéraire de cette voix-off. Elle a beau être simple, on peut avoir le sentiment que c’est un premier jet, elle n’en est pas moins très littéraire, et très travaillée, inscrite dans la tradition des écrivains-voyageurs. Il ne s’est pas inspiré de Michel Leiris pour rien. Et moi j’étais aussi très attirée par l’écriture. D’ailleurs, mon autre modèle était Chris Marker, qui a aussi pour caractéristique, en plus sophistiquées sans doute, d’avoir écrit des voix-off très littéraires. C’était donc ce mélange entre cinéma et littérature qui m’inspirait. Mon père voulait être écrivain quand il était plus jeune, mais on l’avait convaincu que c’était un « actif » avant tout, que donc le « métier d’écrivain » ne pouvait pas lui convenir. Mais il écrivait énormément, en permanence, toute sa vie il a continué d’écrire, toutes ses notes impressionnantes sont à la Bibliothèque du film de la Cinémathèque, et cette dimension-là est très importante dans L’Inde fantôme. »
Tom Brauner
Professeur de cinéma et auteur d’une analyse de L’Inde fantôme sur son site Under the deep, deep sea
« Quand le « cinéma direct » émerge, avec l’arrivée à la fin des années 1950 de caméras qui permettent d’enregistrer le son en « direct » avec le Nagra, il y a un peu le fantasme de parvenir, enfin, à capturer « directement » la réalité. Et en même temps, il y a une espèce de culpabilité théorique qui naît à côté et qui dit, en gros : « Je suis en train de mentir car quand je filme la réalité, je suis en train de la déformer, et si je fais semblant de ne pas déformer la réalité, je suis en train de manipuler mon spectateur ». En France, le coup d’envoi du « cinéma direct », c’est Chronique d’un été (1961). Ce film a eu beaucoup d’influence à son époque, et il faut revoir la dernière séquence du film qui est une mise en abîme illustrant très bien cette culpabilité de deux cinéastes (Jean Rouch et Edgar Morin), pris dans la boucle de cette interrogation sans fin entre « manipulation » et « respect de la réalité ».
Certes, tout le « cinéma direct » n’était pas animé par ces questions. D’ailleurs à l’époque, on l’appelait « cinéma vérité ». Louis Malle, lui, détestait ce terme qu’il transformait en « cinéma mensonge». Dès le début dans L’Inde fantôme, surtout dans ce premier épisode qui n’est consacré qu’à cette problématique, on repart de ce point, de la fin de Chronique d’un été. Il y a comme une espèce de culpabilité chez Malle à émettre de quelconques certitudes, et dès qu’il le fait, c’est comme s’il se tapait tout de suite sur les doigts. Il conteste d’ailleurs souvent les personnes qu’il a interviewées là-bas et qui peuvent émettre des certitudes, en les critiquant dans son commentaire. On remarque ce phénomène dans ses carnets, quand il réfléchit sur tel ou tel aspect de l’Inde, car juste à côté, il écrivait parfois « discutable » entre parenthèses.
On peut donc lire ce film comme l’histoire de cet échec, celui de donner à voir et à entendre la vérité de ce qu’est l’Inde. L’Inde fantôme commence avec une vraie volonté d’analyse, c’est visible dans La religion ou dans Regards sur les castes, mais au fur et à mesure des épisodes, Louis Malle n’arrive plus à analyser, il se met en observation et finit en disant, avec ce ton légèrement désabusé que l’on entend dans sa voix : « Je ne comprends pas ». Il y a cet épisode central, qui est, selon moi, le plus beau, La tentation du rêve, où il est complètement englué là-dedans, dans cet échec. Ça correspond à ce passage de ses carnets où il écrit qu’il y a « des jours où on n’a plus envie de filmer », comme s’il s’était complètement oublié. On a des scènes d’observation presque passives, dans des villages magnifiques car ils sont encore préservés du tourisme, où l’influence économique semble moins marquée, ou en tout cas moins visible, et dans lesquelles il finit en disant : « Je ne vous ai pas compris ». Il finit là-dessus, c’est désarmant. Il semble dire : « C’est magnifique mais je m’arrête là », comme quelqu’un qui essaye de se réveiller car il n’arrive plus à analyser ce pays-là.
Pourtant, ce qui pourrait être complètement sclérosant, c’est-à-dire un film qui serait tout le temps crispé sur l’impossibilité de saisir le « vrai » réel, se transforme. Ce que je trouve très beau dans l’Inde fantôme, c’est que ça fait narration – notamment grâce à cet aller-retour systématique qui s’opère entre sa subjectivité et la réalité extérieure. Si Louis Malle ne faisait que de l’ethnologie, ce serait trop informatif. Or, dans ses films, on varie entre des moments ethnologiques, d’observation très pure, et des moments où il fait état de ce que, lui, est en train de ressentir par rapport à ce qu’il a filmé. Avec des questions récurrentes telles que : « Est-ce que je ne suis pas en train de projeter quelque chose ? ». C’est ce va-et-vient qui, comme un pendule, fait que ça nous raconte une histoire, et que ça nous entraîne dans un voyage pendant tout le film. »
Jean-Joseph Boillot
Docteur en économie, conseiller du Club du CEPII, co-Président de EIEBG, auteur du livre L’Inde ancienne au chevet de nos politiques (2017, Du Felin Editions)
« Il me semble que la série documentaire ne peut pas se comprendre si l’on oublie dans quel contexte elle a été réalisée. Il faut se rappeler ce qu’était le monde en 1968. C’est l’époque où on critiquait la société de consommation, où les Beatles allaient à Rishikesh, où les Occidentaux commençaient à fréquenter des ashrams. Louis Malle consacre d’ailleurs beaucoup de place aux ashrams. Il montre les fameux hippies. Ce qui m’intéresse dans sa lecture, c’est cette interrogation permanente qu’il a, derrière sa caméra, entre deux tentations. La première, c’est celle du monde occidental de l’époque, en rupture avec la société occidentale justement : « Finalement, l’Inde est un paradis perdu, c’est le monde du non-développement, de la non-modernité, de la tradition ». Louis Malle est manifestement émerveillé par les jolies robes de femmes, les saris, ces hommes habillés tout en blanc, etc. En même temps, son autre tentation est de montrer un peu son agacement devant la perspective que l’Inde se modernise ; en somme, que l’Inde qu’il montre disparaisse.
Ce que je lis dans L’Inde fantôme, c’est cet inconfort dans lequel beaucoup d’Occidentaux se trouvent, entre une modernité qui leur fait plaisir (il y a des hôtels, le métro, on mange bien, on va au supermarché) et cette attirance pour les couleurs indiennes par exemple, ce qu’on retrouve dans les écrits d’un ancien psychiatre de l’ambassade de France en Inde sous l’expression « Fous de l’Inde » (Régis Airault, Payot, 2000). C’est cette même dualité que je vois chez Louis Malle.
Pour l’Homo Occidentalus, la modernité est définie par l’idée qu’il y a un progrès, qui serait linéaire et qui nous amènerait vers un monde où il y aurait de plus en plus de machines, de temps libre, de bonne bouffe, vers une civilisation de loisirs en somme. C’est une vision sociologique de la modernité. Or, un chercheur indien, Dipankar Gupta, a forgé le concept de mistaken modernity. Il affirme que ce que les Occidentaux perçoivent comme moderne en Inde est une erreur profonde. L’Inde serait en fait restée très traditionnelle. C’est un pays resté holistique: l’individu n’existe pas, ou alors seulement par son rapport à sa famille et à sa communauté. L’avantage avec ce pays, c’est que l’on vit une autre réalité, une autre vision de la modernité, que Louis Malle n’envisage pas assez car lui oscille entre l’Inde justement traditionnelle qu’il présente et son interrogation : « Mais elle va bien devenir moderne, cette Inde ! ». Sa façon de présenter les choses est parfois assez romantique, ou en tout cas avec un angle déjà nostalgique, voire inquiet face à l’incertitude de l’avenir. À titre personnel, dans mon travail, je souhaite montrer une vision indienne de la modernité. Ce qui m’intéresse avec ce pays, c’est une définition différente du terme « moderne », et qui réside dans le fait de respecter ses traditions. Il y a, comme en Chine, mais aussi en Afrique, une modernité « locale ». En surface, il y a de l’urbanisation, des tours, des voitures, des téléphones portables ; mais dans les familles, en profondeur, à l’intérieur, le pays n’a que très peu changé.
C’est pour tout cela que je trouve cette série documentaire très intéressante. Elle nous permet de suivre l’interrogation d’un cinéaste qui tout d’un coup voit cette réalité « impossible » parce qu’il ne la comprend pas, parce qu’il reste à l’extérieur. Au moins, il est honnête, pas comme dans les documentaires ou les reportages « modernes », qui nous assènent des idées arrêtées, bien précises, des discours plaqués sur la réalité. De ce point de vue, Malle est paradoxalement « objectif ».
Ses documentaires sont par ailleurs remarquables sur le plan cinématographique. Je dirais même qu’il faut les voir avant d’aller en Inde. »
Fabien Spillmann
Historien de formation, rédacteur et chargé d’enseignement dans le secteur théâtral, parti sur les traces de Louis Malle en Inde
« Au départ, c’est par Roger Nimier que j’ai été amené à Louis Malle. C’était le scénariste d’Ascenseur pour l’échafaud et il aurait dû être celui du Feu follet s’il n’était pas mort dans un accident de voiture avant. Je m’intéressais beaucoup au courant littéraire des « Hussards », et quand j’ai découvert que Nimier avait scénarisé des films, je les ai vus. Il se trouve aussi que, par mes études d’Histoire, j’avais étudié Drieu la Rochelle [dont le livre Le Feu follet a inspiré Louis Malle, NDLR] ; du coup, ça avait créé un deuxième point de rencontre pour que j’aboutisse à Louis Malle. Et c’est son rapport à la littérature que j’ai beaucoup aimé chez lui. D’ailleurs, il a sans doute appelé sa maison de production Les Nouvelles Éditions du film (NEF) en référence à la NRF, la Nouvelle Revue Française. Il a par ailleurs beaucoup adapté d’œuvres littéraires…
Je ne connaissais pas encore ses documentaires quand le Centre Pompidou les a projetés en 2002 ou 2003. Le fait est qu’au même moment, des amis très proches qui avaient été en Inde me parlaient énormément de ce pays. L’Inde est donc devenue une destination fantasmée pour moi, alors que ce n’était pas dans mon imaginaire au départ. Mon univers, c’est plutôt l’Afrique, le Maghreb, ou l’ancienne Indochine. Mais l’Inde, grâce à eux, se rapprochait de moi. En voyant l’intégralité de L’Inde fantôme, je me suis pris une vraie claque. D’abord je découvre un autre Louis Malle, mais aussi ces images de l’Inde, y compris le regard très critique qu’il avait sur les Occidentaux présents là-bas (il est assez sévère avec eux, ils ont rarement grâce à ses yeux, que ce soit les hippies, les danseuses ou ceux qui fréquentent l’ashram à Pondichéry). Tout cela me passionne. Je suis très marqué aussi par l’image de cet énorme char tiré par des hommes qui tournent autour d’un temple à Madras. L’engin ne sort qu’une fois par an et rentre presque dans les maisons en cognant les murs. Les images sont assez impressionnantes, car incompréhensibles. Je les ai gardées en tête. À ce moment de ma vie, je me posais beaucoup de questions, je travaillais dans une société d’édition qui venait de se créer, mais j’avais besoin de me nourrir d’un projet personnel, de trouver une sorte de dérivatif à mon quotidien d’alors. Au même moment, j’ai découvert le livre d’entretiens entre Malle et Philip French (Conversations avec Louis Malle, Denoël, 1993) où ils parlent beaucoup du voyage indien, et sortait également la biographie écrite par Pierre Billard (Louis Malle : Le rebelle solitaire, Plon, 2003) qui lui accorde de nombreuses pages. Et là, j’ai eu une idée, je me suis dis que c’était ce que je pouvais faire : aller en Inde en suivant les traces de Louis Malle.
J’ai contacté la NEF, obtenu les photocopies du carnet de voyage et de la correspondance du cinéaste en lien avec l’Inde. A partir de toute cette matière documentaire, j’ai pu reconstituer, depuis Paris et jour par jour, son itinéraire et le nom des personnes rencontrées, des lieux filmés, etc. Je suis ensuite parti là-bas, en me basant sur les mêmes dates, avec l’intention de respecter fidèlement le trajet qu’avait effectué l’équipe de tournage de L’Inde fantôme. J’ai donc pu rencontrer des témoins de l’époque, des personnes avec qui Malle avait été en contact, qui elles-mêmes ont pu m’amener à d’autres témoins. J’ai réalisé des entretiens avec ces Indiens, mais aussi avec la Suédoise qui est interviewée par Malle dans l’épisode Les Étrangers en Inde. J’allais sur les lieux qu’on retrouve dans les films et je comparais ce que je voyais aux descriptions que l’on entendait dans son commentaire ou que l’on lisait dans ses carnets. Je lisais énormément de livres sur l’Inde, écrits par des penseurs ou des historiens. J’ai filmé tout mon périple avec un caméscope basique, sans prétention cinématographique, mais plutôt pour tenter de me mettre dans une situation comparable à celle de Louis Malle à l’époque. J’ai ramené de ce voyage de plusieurs mois un grand nombre d’heures de rush, et beaucoup de notes.
Je n’ai pas pu trouver immédiatement le procédé adéquat pour exploiter toute cette matière, mais je sais que tout est là, que mon expérience a été importante pour moi et qu’avec le temps, avec la distance, ce projet conserve de sa valeur. La différence entre l’Inde de 1968 et celle que j’ai visitée alors peut être, par exemple, une thématique intéressante : est-ce que Louis Malle a bien pressenti ce que pouvait être l’évolution de ce pays en pleine mutation ? Est-ce que la modernité n’est-t-elle pas en train de modifier ce que Malle voyait comme immuable ? Que sont devenues les tribus qu’il filme dans Les Etrangers en Inde ? De quelle façon le rapport des Indiens à l’image a-t-il changé ? Est-ce que le tourisme a dénaturé certains lieux encore préservés en 1968 ?
Au-delà de mon projet personnel, il est évident que L’Inde fantôme est la grande œuvre documentaire du cinéaste, ne serait-ce que par sa durée, mais aussi parce qu’elle va irriguer toute la suite, et pas seulement ses films documentaires d’après mais aussi ses fictions. Dans ces dernières, on verra de nombreuses allusions indiennes, il y aura souvent de-ci de-là des références et des clins d’œil, parfois très marqués et parfois en filigrane.
Il faut aussi dire une chose importante : on ne peut pas tout à fait comprendre ce qu’est L’Inde fantôme si l’on n’a pas vu Bons baisers de Bangkok, un reportage sur la Thaïlande que Louis Malle a tourné pour la télévision en 1964. Je l’ai vu à mon retour d’Inde, sur le site de l’INA, et j’avais été très surpris par ce petit film. Déjà par son plan final, qui est quand même très impressionnant dans la mesure où c’est quasiment le même plan par lequel L’Inde fantôme commence. En Thaïlande, il s’agissait d’une femme seule, sur une plage, les yeux baissés ; en Inde, c’était une femme seule aussi, accroupie, presque au sol, dans un champ. C’est comme si Louis Malle voulait tisser un lien entre les deux films. Il avait sans doute cette image-là en tête et avait cette volonté de faire un pont. L’autre raison pour laquelle Bons baisers de Bangkok est important, c’est qu’il a eu recours à un comédien pour faire la voix-off – Philippe Noiret en l’occurrence. Et je pense que ce choix ne lui a finalement pas plu. Alors quand il a réalisé L’Inde fantôme, il a voulu s’approprier son film en disant lui-même le commentaire pour en faire un récit intime et personnel, sans avoir le filtre d’une voix autre que la sienne. »
Robert Grélier
Historien et critique de cinéma, auteur notamment de Joris Ivens (Les Éditeurs Français Réunis, 1965) et de la préface du livre L’Inde fantôme, carnet de voyage de Louis Malle (Gallimard, 2005)
« En tant que critique de cinéma, après avoir vu Calcutta à sa sortie, j’ai réalisé un entretien avec Louis Malle pour Image et Son / La Revue du cinéma. À ce moment-là, en mai 1969, les sept films de L’Inde fantôme n’avaient pas encore été diffusés à la télévision, donc nous n’avons que très peu évoqué cette série documentaire. Calcutta m’avait beaucoup impressionné en le découvrant en projection de presse, surtout que nous étions un an après Mai 68 et que Louis Malle y avait participé activement. Plusieurs années après, lors de l’exposition sur les documentaires de Louis Malle à la BIFI (bibliothèque du film) de la Cinémathèque en 2001, en plus des photos de tournage, j’ai découvert une partie du manuscrit du carnet de voyage qu’il avait tenu en Inde, juste à côté d’un extrait imprimé de l’entretien que j’avais mené avec lui en 1969. J’ai alors essayé de retrouver ce cahier de voyage, qui était resté dans la famille Malle, dans les locaux de la NEF, sa maison de production. On m’a prêté le carnet, sur lequel j’ai effectué quelques corrections et, en accord avec Manuel Malle, le fils aîné du cinéaste, nous avons travaillé en vue d’une publication.
J’ai mené mes recherches à partir de ces écrits, en reconstituant en quelque sorte la genèse des films, pourquoi il était parti là-bas, qu’est-ce qui le tentait, et d’interroger le plus de témoins possibles de cette expérience (mais aussi d’autres personnes extérieures). J’ai revu les films grâce à la restauration effectuée par ARTE pour leur édition en DVD, et selon moi ils avaient encore une force extraordinaire. Déjà, ils n’avaient pas vieillis, c’était important. Surtout, je pense que ce voyage en Inde et la réalisation de ces films ont été déterminants pour Louis Malle. Pour la première fois de sa vie, cet homme riche (sa mère était une des héritières de l’entreprise Béghin-Say) a vécu comme un pauvre, en dormant par terre parfois, à même le sol, et même si ça peut sembler anecdotique, ça montre qu’il voulait vraiment comprendre et s’imprégner de ce qu’était l’Inde. On pourra toujours dire qu’il est passé à côté d’un certain nombre de choses, mais force est de constater qu’il voulait véritablement comprendre ce pays. Ça l’a changé énormément, et ça s’est vu dans les films qu’il a réalisés par la suite.
Par rapport à d’autres cinéastes pratiquant le documentaire d’auteur à cette époque, il y a une « spécificité Louis Malle ». En remontant dans la chronologie, si on prend Joris Ivens, il y a un décalage car le cinéaste néerlandais était quelqu’un d’engagé depuis les années 30, donc c’était différent du point de vue politique. Par rapport à René Vautier, qui était très engagé aussi, qui a pris parti en Algérie pour le FLN en filmant auprès des combattants de l’ALN, là aussi on a des différences. Mais il se trouve que Vautier a aidé Louis Malle, il a été l’un de ceux qui lui ont servi d’intermédiaire quand il a voulu tourner dans les usines Citroën, en obtenant l’accord du syndicat pour qu’il soit accepté par les ouvriers. Louis Malle n’avait alors que l’accord du patronat et il tenait également à avoir celui des syndicats et des ouvriers. Par rapport à Chris Marker, c’est très différent là aussi : Chris Marker, homme brillant, était d’abord un littéraire, un homme de mots devenu par la suite un homme d’images par la photo et le cinéma, sans avoir fait d’école de cinéma. Louis Malle, lui, a été à l’IDHEC (ancien nom de la Fémis). Et si on compare Malle à Varda, il peut y avoir des rapprochements : Elle a nourri une œuvre très personnelle, et peu politique. C’est une impressionniste, Varda. Louis Malle serait sans doute plus proche d’elle qu’il ne l’a été des autres. Varda ne suivait pas forcément l’actualité ; Malle devait la suivre davantage, mais d’une façon moins engagée que curieuse. C’était quelqu’un qui s’intéressait aux autres, à la vie.
Louis Malle a dit plusieurs fois que son expérience indienne avait été déterminante. D’autres peuvent penser que ça l’a été un peu, puis assez rapidement plus vraiment. Mais moi je pense que ça l’a été. Sans l’Inde, au festival de Cannes en 1968, juste en revenant, il n’aurait peut-être pas démissionné aussi vite de son rôle de juré, entraînant l’arrêt du festival. Quand il a fait par exemple La Petite, c’est un cinéma très courageux tout de même : l’histoire de cette prostitution incestueuse, c’est quand même assez fort ! Dans le cinéma de l’époque, on n’avait pas ça. Et même Milou en mai montre que Louis Malle avait réfléchi sur cette période, que ça avait continué à l’intéresser. Tout cela prouve combien son expérience en Inde l’a marqué. C’était quand même un homme courageux. Et c’était d’abord un grand humaniste, j’en suis persuadé. »
Propos recueillis et sélectionnés par Benjamin Genissel
Les témoignages de Tom Brauner et Jean-Joseph Boillot proviennent de leur intervention lors d’une table ronde organisée par Le Blog documentaire à la galerie Impressions (17, rue Meslay 75004 Paris) le 17 mars 2017.
Le court essai de Benjamin Genissel Un Français, en Inde, en 1968 reste en vente, il peut également être commandé en cliquant ici.
« Un Français, en Inde, en 1968 », carnet de visionnage d’une série documentaire
> Calendrier des projections de la série documentaire L’Inde fantôme : réflexions sur un voyage de Louis Malle à la Cinémathèque :
- La Caméra impossible : Jeudi 15 mars 15h00
- Choses vues à Madras : Jeudi 15 mars 16h30
- La Religion : Vendredi 16 mars 15h00
- La Tentation du rêve : Vendredi 16 mars 16h30
- Regards sur les castes : Dimanche 18 mars 17h30
- Les Étrangers en Inde : Lundi 19 mars 15h00
- Bombay : Lundi 19 mars 16h30
Extrêmement intéressant, vraiment génial.
J’ai toujours eu une grande admiration pour Louis Malle et ses films, mais vos analyses et témoignages m’ouvrent des horizons.
Merci
Pingback: "Ne croyez surtout pas que je hurle" de Frank Beauvais : un documentaire autobiographique et un essai politique - Le Blog documentaire