« Ne croyez surtout pas que je hurle » a tout du film culte en devenir. Bouche-à-oreille positif lors de sa présentation au festival de Berlin en 2019, excellentes critiques lors de sa sortie en salle en septembre de la même année, son commentaire a fait l’objet d’une publication chez Capricci quelques mois plus tard, et la tendance ne se dément pas depuis. Il a été lauréat d’une Étoile de la SCAM, et à ce titre diffusé le 6 novembre dernier au Forum des images à Paris. Mis également en ligne par Télérama pendant une semaine, le film est désormais disponible sur le site de MK2 Curiosity jusqu’au 23 novembre, et à plus long terme sur Universciné.

Beaucoup de spectateurs ont découvert cet incroyable documentaire autobiographique et politique au plus fort de la pandémie de Covid-19, quand nous étions souvent à la maison avec pas mal de temps libre. C’est le cas de Benjamin Genissel qui nous en livre ici en deux parties une longue analyse subjective et « existentialiste ». 

Partie 1 – Une adhésion certaine

Ne croyez surtout pas que je m’enflamme mais l’exercice est passionnant pour un cinéphile. Je ne visionne pas autant de films que Frank Beauvais, et vraiment pas autant que tous ceux qu’il a regardés, ingurgités, pendant six mois en 2016, mais tout de même, mon précoce, profond et tenace rapport affectif avec cette discipline (étrangement j’ai même souvent à son propos, noms, dates, lieux, une mémoire moins défaillante qu’envers les autres domaines de l’existence) explique en quoi la démarche de Frank Beauvais avec ce film a pu rencontrer en moi un écho immédiat. 

Voici la démarche en question : relater six mois de sa vie par un commentaire en off et surtout, à l’image, par des extraits de films, films qu’il a donc vus en grand nombre pendant cette période. Aucun plan tourné par ses soins des lieux où il est passé pendant ces six mois, rien de ce réel qui se définirait comme « documentaire » si on l’avait documenté, pas de décor lié à son vécu, mais des plans de films – films réalisés par d’autres, donc. En somme, aucune image volontairement captée dans le but d’élaborer cette œuvre cinématographique n’existe à l’écran.

J’écris ce qui suit sans avoir vu d’autres films de Frank Beauvais ; sans avoir lu la moindre interview ; sans avoir regardé les bonus du DVD édité en février 2020, même si je sais que ces derniers rendent accessibles justement tout cela : les courts métrages passés (à la manière d’une rétrospective) ainsi qu’un entretien à deux voix du réalisateur et de son monteur. J’écris ce texte dans des circonstances idéales pour moi, dans la situation la plus parfaite pour que justement l’envie d’écrire à propos d’un film soit apparue, à savoir juste et seulement juste avec le film en tête – sans autre « pollution » ai-je envie de dire, sans apport supplémentaire, sans autre accompagnement, et surtout sans revoir pour l’instant des passages du film lui-même, simplement en compagnie de mes seuls souvenirs, mes souvenirs tout frais, tout moelleux. Et donc, ignorant par choix, candide à dessein, possible que je m’égare dans mes conjectures, mes hypothèses. Et possible que je sois trop flou, trop vague. 

Le procédé adopté ici par le cinéaste est original, singulier, mais finalement assez naturel pour un adepte de 7ème art. Il me semble que n’importe quel vrai cinéphile passionné capte d’emblée l’idée que l’on puisse remplacer des images documentaires et véridiques par des extraits de films afin de narrer un morceau de son autobiographie. Les deux dimensions, la vie et le cinéma, se confondent souvent. Un cinéphile, un vrai j’insiste, vit constamment avec des références cinématographiques. Il voit des plans ou des séquences quand il se balade dans la rue, quand il prend le train, quand il conduit, quand il traverse un paysage, quand il contemple un visage. Un passionné de peinture doit voir le monde en pigments de couleurs, en touches de pinceaux, un photographe ne doit cesser de figer des instants photographiques dans la réalité, un écrivain traduit tout de suite en mots, en adjectifs, en verbes, ce qui l’entoure, ce qui l’émeut, ce dont il est le témoin. Quand on est obsédé par l’art, tout se mélange tout le temps, de l’extérieur cela pourrait passer pour de la folie, mais pourvu qu’elle soit douce, et elle l’est assurément, cela n’a rien de très saugrenu pour l’aliéné, pour l’épris, pour l’amoureux. 

Cela dit, je veux croire que pour un spectateur moins cinéphile, un spectateur qui a davantage de distance, de recul avec le cinéma, le principe de Ne croyez surtout pas que je hurle marchera aussi. 

Car oui, la démarche fonctionne très bien. Le rythme est très soutenu, la durée des plans très peu allongée, le collage a un effet stroboscopique entraînant, l’enchaînement des images est fascinante, on n’a pas le temps de souffler, de s’ennuyer. Les extraits ont beau être issus de films très différents, d’époques éloignées les unes des autres, avec des textures parfois opposées – en couleur ou en noir et blanc ; en pellicule, en vidéos, en 35, 16 ou en 8 mm ; provenant de la période du muet ou réalisés par des contemporains ; produits à Hollywood, en Europe ou ailleurs -, leur collage (cet art du montage) est fluide, jamais heurté ; ils ne jurent pas les uns avec les autres, leur lien n’est jamais maladroit. Le résultat, indéniablement, fonctionne. 

Alors pourquoi ? Et comment ? Pourquoi cette bonne idée a engendré un aussi bon résultat ? (rappelons que l’équation bonne idée = bon résultat n’est pas toujours automatique, c’est là une lapalissade mais il convenait d’en faire le rappel entre parenthèses). 

Tout d’abord, Frank Beauvais a eu (assez vite, ai-je envie de penser) l’excellente intuition d’éviter que son spectateur, même cinéphile, ne reconnaisse, à chaque plan, l’œuvre filmique à laquelle il appartiendrait. Il ne montre presque jamais le visage des acteurs, et quand il se décide à le faire, ces derniers sont si peu célèbres dans nos contrées, en aucune façon des stars, que leur visage n’évoque rien. Il choisit en grande majorité des extraits où ces comédiens sont à couvert, ou de dos, ou au loin, ou alors seuls n’apparaissent que leur corps, leurs pieds, leurs jambes ou leur buste, coupant dans les panoramiques juste à temps pour éviter que l’on ne voit les têtes, évitant ainsi que l’on puisse s’écrier avoir reconnu de quel film il s’agissait. Clairvoyance du cinéaste d’avoir tout fait pour que son spectateur ne s’amuse pas au jeu des devinettes. Ce qui aurait fait perdre au public le fil de la narration, ce qui l’aurait détourné de ce que le cinéaste considère comme essentiel dans son documentaire. 

De même, il a soigneusement écarté de son montage les plans emblématiques de l’Histoire du cinéma, ceux que chacun a encore en tête, ceux dont on se sert pour illustrer les articles, les biographies, les livres sur le cinéma, ceux qui font partie de l’imaginaire collectif. Contournant habilement l’iconique, c’est ici l’anonymat de l’iconographie qui est la première cause de la réussite du concept de départ. 

C’est assez impressionnant de deviner à l’issue du visionnage quelle a pu être la masse de travail de sélection que s’est assignée le réalisateur. Il n’était peut-être pas tout seul, il a pu éventuellement s’appuyer sur d’autres membres de son équipe, compter sur des amis tout aussi cinéphiles que lui, ou les collaborateurs des maisons de production qui l’ont suivi dans ce projet (un peu fou, audacieux, etc), mais il n’empêche, il s’est « tapé » une besogne pharaonique pour trouver dans cette montagne de films à disposition les extraits qui s’ajustaient le mieux à tel ou tel moment de son récit. J’aime ce film aussi pour cela : parce que je ne le regarde pas du tout comme l’œuvre d’un réalisateur paresseux qui se serait reposé sur les facilités de son talent mais comme celle d’un obsessionnel qui a consacré des heures et des heures à chercher ses plans d’illustrations dans des heures et des heures de films. Qualité indispensable pour faire du grand art, même s’il s’agit finalement d’une qualité que l’on néglige trop souvent : l’acharnement. Ce que Patrick Grainville évoque à propos des peintres impressionnistes comme une « folie furieuse » tout au long de son roman Falaise des fous. Pour cet écrivain, toute autre considération pour parvenir au grand art est secondaire, sinon cet acharnement possessif de l’artiste, et, au vu du résultat obtenu, c’est cela que je devine chez Frank Beauvais en train de réaliser son film. 

Vient ensuite le choix des mots, à savoir l’écriture-même de son commentaire. Là aussi cette dimension participe de l’excellent fonctionnement de Ne croyez surtout pas que je hurle. Jamais l’on ne se dit que cela ne marche pas. L’adéquation entre les mots du commentaire et le choix des plans est remarquable. Malgré le caractère hétéroclite et la provenance éclectique des extraits de films à l’image, l’impression est harmonieuse, l’articulation passe toute seule, sans même que l’ordonnateur de l’ensemble ait eu recours à de la musique comme liant (le cinéma, oui, c’est un peu de la cuisine), voire même comme soutien, pour envelopper autant de disparités visuelles. L’assemblage texte/image n’est pas heurté, les phrases sont bien adaptées à ce que l’on voit à l’écran, et réciproquement. Si le cinéaste, en choisissant ses mots, puis les extraits qui pouvaient les illustrer, puis (à coup sûr) en reformulant ses mots en fonction des plans choisis, rend tout cela « suivable », puisqu’il amène, oui, le spectateur à le suivre, et sans trop de difficultés, c’est parce qu’il n’a pas joué la dissonance, l’opposition. Ça colle, oui, ça colle même très bien. 

Précis sans paraître maniaque, assez ouvert pour laisser de la place à celui qui l’écoute, contemporain sans heurter, richement écrit sans justement être trop riche en vocabulaire savant, assez visuel pour ne pas être que de l’auto-réflexion abstraite, le commentaire paraît vraiment honnête, son écoute ne sent pas l’effort, encore moins le labeur, et si son élaboration a éventuellement connu un accouchement difficile, cette douleur maïeutique ne s’entend pas, tout engendre au contraire l’impression – et la certitude au moment du visionnage – que ce texte représente très bien ce que son auteur a vécu. 

De même, pour insister sur le commentaire, son style, sa forme, les mots choisis, les tournures dénichées, en somme son travail sur la langue, un autre effet intéressant est de ne pas piéger toute l’attention du spectateur dans le rapport entre ce qui est dit et ce qui est montré. Il se trouve qu’à de nombreuses reprises, mon esprit a visualisé d’autres images que celles apparaissant à l’écran. Je me suis mis à suivre ce que racontait le narrateur et à me faire mon propre film – comme lorsque je suis plongé dans un livre ou que j’écoute quelqu’un me raconter une histoire. J’ai pu parfois prendre mon autonomie sur le montage. Le contenu de ses plans a laissé la place à mon imagination, qui a envahi toute ma conscience. Mon imaginaire ne s’est pas retrouvé enfermé, emprisonné par l’écriture. à partir des mots prononcés a jailli mon propre visuel. J’ai encore en mémoire, pour illustrer ce phénomène, la scène où l’ex-petit ami du narrateur vient chercher ses affaires dans la maison où ils ont vécu ensemble, non pas seul, mais accompagné de son nouveau compagnon. La description est suffisamment détaillée, les cheveux roux et le chapeau du type par exemple, pour qu’elle ait supplanté ce qui l’illustre à l’écran et ait engendré une autre version illustrative, avec d’autres plans, née uniquement dans ma tête. C’est un nouvel exemple de l’intelligence cinématographique de ce film.

De plus, l’absence d’emphase dans sa diction, le fait qu’il n’ait pas eu recours à un comédien pour remplir cette fonction, cette décision bien à propos de le dire lui-même, assez logique dans le cadre d’une autobiographie (car c’en est une, même si elle ne couvre qu’une période de six mois et non une vie entière), participe à renforcer l’authenticité qui suinte de partout dans ce film. Pas de théâtralité, pas de trémolo, il n’appuie pas inutilement sur tel ou tel passage pour le renforcer, il ne s’écoute pas lire à voix haute, sa sobriété est une énième qualité à souligner. Sage et pertinente décision que de s’être exprimé ainsi, en étant, oui, sobre, simple, direct. 

Il a par ailleurs l’intelligence – autre réponse à la question « Pourquoi ça marche ? » -, d’évoquer en plein film la naissance de ce dernier, de situer dans le temps de son récit le moment où a émergé l’envie de sa conception, de dévoiler comment s’est cristallisé le projet dans sa tête – comme une sorte de making-of, non pas prohibé du résultat final, mais inclus dedans. Ce qui me rappelle le premier épisode de la série documentaire de Louis Malle, L’Inde fantôme, même si je suis bien incapable de deviner si Frank Beauvais a pu s’en inspirer. Il est d’ailleurs très probable que Louis Malle ne soit pas le seul réalisateur dans l’histoire du cinéma à avoir inséré, comme une mise en abîme, le déroulement de la réalisation de son film dans le film lui-même, le contraire me semblerait drôlement bizarre. Toujours est-il que le fait de dévoiler à son spectateur que le récit que ce dernier est en train de suivre a commencé alors que la période en question n’était pas terminée, cela ajoute une couche d’authenticité à l’authenticité générale, une sorte de gage d’honnêteté, genre « Ne croyez surtout pas que je vous cache des choses ». 

Idem en ce qui concerne la narration, nouvelle preuve de son intelligence, le fait d’avoir arrêté à six mois tout juste la période couvrant son film consolide notre adhérence à l’œuvre toute entière. Cela donne une perspective, de la cohérence, une ligne à suivre, un fil à talonner, une direction qui conserve notre envie de voir la suite, de découvrir ce que la prochaine séquence aura à nous raconter, de nous « tenir en laisse » (l’expression est malheureuse mais tant que c’est consenti, n’y voyons nulle offense). Rapidement, il nous informe qu’il a pris la décision de revenir habiter à Paris, alors qu’il s’était réinstallé quelques années plus tôt dans un village d’Alsace, sa région d’origine, et on sait déjà que c’est cela que l’on va vivre en sa compagnie : ce nouveau changement de domicile, cette désinstallation géographique, le retour à la case parisienne précédente après cette parenthèse provinciale. On ne s’égare pas car il ne nous perd pas. Il a conscience que les contraintes, telle l’unité de temps, sont nécessaires à la bonne conduite d’un récit, et souvent permettent d’inclure au sein de cette unité de nombreuses bifurcations sans pour autant laisser partir son spectateur, sans laisser s’endormir son auditoire. 

Afin de poursuivre cette analyse, je me rends compte que je vais devoir m’éloigner progressivement des rives de la critique de cinéma pour me rapprocher d’un rivage plus personnel. Je comprends bien qu’il ne va plus autant s’agir de 7ème art que de la vie, tout bonnement – la vie individuelle, affective, amoureuse, sexuelle, amicale mais aussi la vie sociale, citoyenne, socio-culturelle. C’est pourquoi il me faut dorénavant quitter les idéales circonstances que je décrivais plus haut, ce sublime cocon exclusivement mémoriel que je goûte tant en écrivant sur une œuvre de cinéma, et retourner au film. Si je persiste à m’en tenir à ma seule mémoire, celle-ci va me faire défaut, et pourrait me jouer des tours. 

Peu à peu, cela va venir, pas immédiatement mais tout de même, je vais finir par aborder les aspects qui, au lieu de me rapprocher de l’œuvre du cinéaste, m’en ont éloigné. Des aspects plus négatifs selon moi et uniquement pour moi. Et quand on en vient à mettre en avant ce qui dissone, ce qui dissocie, plutôt que ce qui fait adhésion, il convient d’être plus précis, plus méticuleux. Sinon, la critique perd toute légitimité – et on peut vous la renvoyer à la figure d’une simple pichenette désinvolte. 

Mais restons encore un peu critique de cinéma, c’est un gant qui toujours nous correspond bien, nos doigts s’y sentent chez eux, dans cette enveloppe ni trop large ni trop serrée, notre main y ronronne à son aise. Prenons une courte séquence comme illustration de la démarche qu’a adoptée Frank Beauvais avec ce film, comme échantillon minimaliste du concept général – et décortiquons-la, ouvrons-lui le capot, tentons de l’épuiser, de l’essorer. Prenons le début (début que l’on peut voir, à l’heure où nous publions cet article, sur cette page). 

Sans compter le générique, le film s’ouvre sur un panneau adressé au spectateur : « J’ai vu plus de 400 films entre avril et octobre 2016. Les images qui suivent en sont toutes issues« . Le principe est posé, dès le départ. Un écran noir suit ces deux phrases liminaires puis le premier plan apparaît : une photo noir et blanc sur laquelle on devine un homme. Et la première phrase du commentaire : « J’ai 45 ans ». Je viens d’écrire « on devine » car ce qui marque dans ce plan, c’est le visage de l’homme sur la photo qui délibérément dissimulé : un trou de cigarette pile sur sa face s’agrandit, renvoyant la pellicule photographique à un amas sombre et cendré. L’anonymat iconographique démarre donc dès la première seconde. Possible qu’avec cette photo initiale, le spectateur aurait pu savoir à quoi ressemblait physiquement le cinéaste lui-même, celui qui dit « je » à ce moment-là et jusqu’au bout, mais non, et c’est très bien ainsi. 

Le commentaire enchaîne : « Je vis depuis six ans en appartement dans un minuscule et pittoresque village d’Alsace Bossue situé à une cinquantaine de kilomètres de Strasbourg au cœur du parc régional des Vosges du Nord« . Le décor est planté, la situation géographique est offerte à qui veut l’entendre, c’est précis, mais pas tant que cela, puisque le nom du village en question nous est intentionnellement occulté. On ne va pas donner tort au narrateur sur ce point, ce qui importe, ce sont les deux adjectifs qui le qualifient, le village, et non son appellation, dont on se contrefout. Il a l’intelligence de le savoir. 

Trois plans illustrent cette phrase. Le premier montre une route de campagne bordée par une forêt, type départementale, nimbée de vert et d’or, belle luminosité due à un soleil qui se couche ou qui se lève quelque part au-dessus ou derrière le paysage, une route déserte, complètement déserte, pas de voiture encore, ni de vélo, ni de camion, ni d’auto-stoppeurs ou de randonneurs qui marchent le long de ce chemin goudronné – l’impression que veut diffuser ce plan est celle de l’isolement du narrateur. 

L’extrait de film suivant montre un homme se lavant, nu, seul, debout, de dos, au fond de la pièce, corps flouté par la surface brouillée de la porte de la douche, baignoire inoccupée au premier plan, salle de bain des années 1960/70, couleurs ternes – la sensation que veut provoquer cette image n’est pas bien éloignée de la précédente, même si l’isolement ici est davantage domestique que géographique, la douche que prend cet homme est loin d’être torride, délicieuse, exotique, c’est le moins que l’on puisse dire. 

Pour rendre visuelle l’évocation de « Strasbourg », et de l' »Alsace bossue », le plan choisi est un panoramique, caméra à l’épaule, pellicule aux couleurs vives et contrastées, objectif tout proche de ce que contient un étal de charcutier : un amas spectaculaire de morceaux de cochons, un tas de viande porcine dans tous ses états, spécialités culinaires de la région, des saucisses partout en veux-tu en voilà. C’est un clin d’œil amusant car caricatural à l’idée tout aussi bien reçue que réelle du goût prononcé des Alsaciens pour la charcuterie. Rompant sciemment avec les sentiments distillés par les plans précédents, celui-ci est fait pour provoquer le sourire du spectateur, c’est de la satire, c’est drôle. 

Au moment où le mot « cœur » est prononcé par la voix-off, un plan plus ancien encore, en noir et blanc, se manifeste : un buste de faux mannequin pour scientifiques anatomistes, thorax ouvert pour en montrer l’intérieur, avec vue sur ses organes internes habituels, et en particulier l’organe le plus visible, le plus important, le cœur humain. L’organe vital semble battre doucement mais des tuyaux en plastique y sont connectés, et c’est un liquide opaque qui figure le sang qui sans cesse y afflue. Un cœur, même faux, même pour étudiants en médecine, sert ici à répondre au choix du terme émis en off pour qualifier le centre névralgique du massif Vosgien nordique. Comme une allégorie, une vignette illustrative. 

Poursuivons la description.

« Je me suis séparé, il y a de cela 7 mois, du compagnon avec lequel nous avions décidé de nous installer là, dans le but de vivre à proximité de la nature et de nous loger plus confortablement que nos revenus ne nous l’autorisaient à Paris ». 

Le commentaire ne faiblit pas, il poursuit sur sa lancée explicative, le décor planté précédemment continue de s’enrichir en informations sur la situation initiale du narrateur – de là où il parle, en somme. Non plus seulement d’un point de vue topologique mais personnel, sentimental et financier. Pour donner de la chair visuelle, le montage lui aussi ne s’arrête pas dans sa course : le premier plan accompagnant cette phrase, en couleurs, est filmé de très près, et figure un morceau de mur doté d’une sorte de frise. Une main tout aussi anonyme que le reste, mais masculine, à l’aide d’un stylo à billes jaune, y appose des marques, des traits, des rayures. Comme un graffiti du pauvre sur frise, comme si l’on voulait écrire son pseudonyme sur les murs avec acharnement et patience, ou comme un prisonnier pointant les jours passés en cellule, bien qu’en réalité on ne sache pas bien ce qu’est en train de faire cette main. 

Survient ensuite un léger panoramique d’un lit filmé en plongée, côté tête et non côté pieds, arborant un oreiller, un seul, le haut d’une couette et d’un drap housse : le lit conjugal, symbole d’une vie à deux, mais ici vide, déserté, le lit comme la vie, en l’absence du compagnon en question. Retour au célibat par conséquent. Les retombées d’une rupture amoureuse. Quelque soit la nature de sa sexualité, chacun imagine bien l’affaire. 

« Je connaissais le village pour y avoir précédemment tourné un court métrage et parce que ma mère, après son remariage, s’est installée dans une commune voisine ». 

D’autres renseignements continuent à bondir en off, précisant ainsi les contours comme les détails du tableau de départ : l’évocation d’une précédente réalisation permet d’associer clairement le narrateur avec le cinéaste lui-même, donc de définir le genre auquel appartient ce film-ci, l’autobiographie. Il fallait également faire comprendre au spectateur le rapport que le réalisateur avait avec ce village d’élection et d’installation plutôt qu’avec un autre. Il s’agissait aussi de mentionner l’existence de sa mère, à proximité, une mère qui s’est remariée, ce qui sous-entend qu’elle n’est plus avec le père du narrateur, qu’il y a eu séparation ou mort du conjoint, et, comme on sait que le fils a 45 ans, on se doute qu’il s’agit d’une mère qui vieillit, forcément, et avec qui les rôles de départ, la mère s’occupant du fils, sont peut-être en train de s’inverser. Le spectateur note tout cela dans un coin de sa tête, et sans s’y attarder, pressent que sur ces figures parentales, la mère remariée, le père absent, on y reviendra sans doute plus tard. 

Sur l’écran, la première indication, le court métrage mentionné, est visualisée par un plan « appareil-photo ». Un plan subjectif bardé d’informations que l’on trouve généralement  en regardant dans le viseur d’une de ces machines à réaliser des images fixes ou animées : l’instrument privilégié de l’homme d’images qu’est le narrateur. Et ce plan « appareil-photo » montre de l’extérieur une maison de campagne, nullement celle dont on parle, et même pas forcément une demeure alsacienne, afin de faire vivre ce que le commentaire appelle le « village ». 

La mère est incarnée par un extrait de film en noir et blanc, années 1940/50, très « néoréalisme italien », où l’on voit une femme sans visage, en robe noire, dans le genre veuve méditerranéenne, se précipiter pour essuyer de l’eau en train de se répandre sur le sol, car un vase, ou une carafe, en tout cas un récipient en verre transparent, vient de tomber, désormais fracassé en petits morceaux coupants. Chute et rupture d’un objet d’intérieur pour dire la fin du mariage parental, c’est bien vu. 

La commune voisine est rendue, elle, par un court échantillon en noir et blanc d’une œuvre cinématographique antédiluvienne, plan d’ensemble en carton-pâte, maquette, modèle réduit, montrant un jardin, des arbres, une allée et une petite maison au fond. Décor immobile et faux. Le contraire d’une commune vivante, animée. 

Fondu au noir.

Et afin de ne pas noyer cette lecture dans une mare boueuse où l’on s’enliserait à force de détails, allons plus vite, allons à l’essentiel. 

Reprise du commentaire et de la succession d’images : « Au moment de la rupture (une chambre d’enfant, un lapin en peluche qui tombe d’une chaise), je me retrouve sans permis de conduire, dans ce bel endroit isolé (l’intérieur d’une maison ordinaire, pièce dotée de deux fenêtres aux rideaux voilés et d’une table de cuisine, la fumée d’une cigarette hors-champ qui se répand tranquillement dans l’air) où les allées et venues de chacun sont observées derrière les rideaux voilés des fenêtres (un homme, dont on ne voit que les bras, les mains et la fourchette, en train de manger un bout de lard, sans aucun accompagnement dans l’assiette, sans verdure, repas pris en solitaire, cela donne l’ambiance d’un plat avalé sans joie car il faut bien s’alimenter), uniformément bordés de jardinières (deux minis statues, type santons de Provence mais possiblement ici à la mode alsacienne, clouées à un mur, une femme tricotant, un homme lisant, en tenue traditionnelle, tous deux accoudés à leur fenêtre respective) de géraniums (un vaste tas de fumier). 

Le dialecte alsacien est omniprésent (l’extrémité d’un tuyau industriel, dans une usine agro-alimentaire, d’où sort en forme de spaghettis de la viande rose-rouge), je n’entends que rarement parler français (une femme tricote un pull de couleur bleu). Un français à la grammaire agonisante (une croix de Jesus-Christ sur laquelle le fils du dieu auquel croient les Chrétiens respire encore, son ventre bouge toujours, mais difficilement, on se dit qu’il manque d’air, comme s’il aspirait de grandes bouffées d’un oxygène dont il commence à être privé), malmené par les germanismes (deux femmes voilées, âgées, regard méfiant, lèvres pincées, deux commères à l’ancienne en train de se partager les derniers ragots du village). La première gare est à 30 kilomètres, il n’y a pas de réseau de bus (pano sur le sol d’un sous-bois jonché de mousses et de brindilles, mouvement de caméra qui s’arrête sur une boussole gisante par terre, comme un objet que des randonneurs désormais perdus auraient égaré), aucun commerce de proximité (deux tiges en fer ornées de pinces ouvertes se balancent dans le vide, comme les crochets d’une corde pour pendus ou ceux d’une balançoire pour enfants, détachés de leurs fixations), pas même un distributeur de billets à moins de deux heures de marche (une femme dont on ne voit que la main renverse doucement, avec une lenteur inquiétante, par ennui, par désespoir, le fond de sa tasse à café sur la surface de la table où elle est assise – pas dans l’évier, non, mais à même la table, oui) ». 

Je mesure bien qu’à l’écrit, dans cette tentative d’épuisement, le rythme de l’analyse ne rend pas compte du rythme trépidant, saccadé, avec lequel s’enchaînent, tels des dominos, les plans de cette séquence. Mais qu’avons-nous là ? Des allégories, des métaphores poétiques, des liens exagérés, des connexions provocantes ou bien des reflets minimalistes, des échos jumeaux visuels, des réverbérations parfaitement illustratives : les extraits des films sélectionnés par le cinéaste pour incarner son texte à l’écran sont toujours porteurs d’une intention voulue. Ils ne sont jamais là par hasard, ils entraînent du sens, distillent leurs visées et collent à la phrase dite ou au mot prononcé (même de façon détournée, même de manière effrontée), au bon moment et à chaque fois, juste avant ou juste après. Les courtes 72 secondes que dure ce passage ici décortiqué, l’ouverture de ce film, permettent de se faire une idée éloquente de l’art du montage volontariste, pensé, réfléchi, « au cordeau », dont a usé le cinéaste. Plan par plan, et ce n’est que le début, il est possible de comprendre à travers cette séquence l’application concrète du concept initial, de la démarche originelle, et assumée jusqu’au bout, que porte le film dans son ensemble.   

A toutes les qualités que j’ai pu évoquer précédemment pour développer le mécanisme d’adhésion que le film a provoqué en moi, s’ajoutent d’autres éléments qui agissent en miroir – venant compléter le premier de ces éléments, l’alpha de toutes les causes d’une telle communion, rappelons-la : la cinéphilie du cinéaste-narrateur (sa « cinéfolie » pour le citer). Listons ce qui a fait approbation, complicité : 

La génération à laquelle le cinéaste appartient est grosso modo la mienne ; c’est un provincial ; son père meurt ; il n’y a plus que sa mère ; il a vécu à Paris, a donc quitté la capitale, nous l’avons dit, mais projette d’y revivre ; il avait tendance à idéaliser la campagne quand il n’y était pas, en brosse pourtant un portrait peu flatteur (c’est un euphémisme) quand il y vit ; sa solitude, son goût pour l’alcool, ses balades en forêt, c’est bien parlant pour les gens que je connais ; l’importance de ses amis, de l’amitié au sens large, est une autre donnée essentielle (je l’indique tout en sachant que c’est une donnée très largement partagée, ne croyez surtout pas que je me leurre). 

Au fond, ce que j’essaye de dire là, dans cette énumération de quelques éclats du miroir qui permettent d’obtenir un meilleur effet-reflet, c’est que je partage suffisamment de points communs avec cet autoportrait pour que je m’y mire sans trop de difficultés. Quand il parle de sa vie, de la manière dont il la vit (ce n’est pas toujours pareil), ses habitudes, ses décisions, ses doutes, ses espoirs, son milieu d’origine, ce n’est pas vraiment compliqué de m’y retrouver, je n’ai pas à me forcer : il me raconte aussi en se racontant, pour schématiser. Le simple fait, en soi, de réfléchir à ce qu’il est, à ce qui l’entoure, à ce qu’il veut comme à ce qu’il redoute, ce qui est le propre d’un autobiographe, en clair d’être à ce point tourné vers lui-même, de s’analyser pour ensuite relater tout cela à d’autres, pour d’autres yeux, pour d’autres oreilles, ceux et celles que possèdent les spectateurs qui verront son œuvre à la première personne, sorte de journal en décalé, récit du quotidien mais a posteriori, c’est déjà en soi une correspondance nette et palpable, oui, entre lui et moi. 

Et d’ailleurs rajoutons-en : la mélancolie qui est la sienne suite à sa rupture amoureuse récente, elle me touche ; la manière dont il se décrit en « ermite », en « exilé involontaire », cela me parle ; ses difficultés à communiquer avec ses voisins immédiats et à toujours regretter de ne pas être davantage entouré de ses amis, cela m’attendrit ; son attention particulière à la saisonnalité, l’influence qu’a le temps qu’il fait sur son état d’esprit ; ses humeurs ombrageuses, dépressives, ce sentiment de vivre quelquefois à côté de ses pompes, c’est familier, cela me rappelle un romantisme très 19ème siècle que je connaissais plus jeune (et qui peut revenir à n’importe quel moment, quand cela ne va pas fort, quand on n’a pas le moral, comme après une rupture par exemple) ; les évolutions, montagnes russes, retournements de situation, dans le rapport que l’on entretient au fil des ans avec ses parents, parents qui prennent donc de l’âge, parents qui tombent malades, parents qui peuvent finir par mourir, là cela parle forcément à tout le monde, et le fait de s’y arrêter avec attention, eh bien je fais corps avec cette attention, moi, c’est une prise de contact qui produit des étincelles dans ma tête de spectateur ; dans la même catégorie, ce qui tient de la métaphysique dans ses réflexions, je m’y joins parfaitement, le passage inévitable du temps, la décrépitude physique, la peur de mourir, le souci qu’il y a à se demander si l’on est vraiment seul ou non dans l’univers ; les tracas du célibat, la prudence envers l’engagement conjugal, la difficile gestion temporelle de chaque journée à remplir, oui, j’y souscris avec aisance ; le dégoût que l’on peut parfois nourrir envers sa personne, les limites que nous impose l’unique corps que l’on ait, l’obligation sans alternative d’être condamné à rester un seul et même individu jusqu’au bout, cette impossible réinvention réelle et concrète de soi, je m’y associe, tout cela est très très juste ; se regarder au fond des yeux sans s’épargner, mettre sur le tapis ses faiblesses, ses failles, ses défauts, tous les aspects peu reluisants de son être, c’est un courage que j’estime inestimable en littérature, en art, et même dans la vie, et je me délecte de l’avoir vu à l’œuvre dans ce film, « sans mansuétude » comme Frank Beauvais le dit à un moment.

Poursuivons, ne nous arrêtons pas en si bon chemin, les morceaux du miroir sont loin d’avoir tous été recollés : son plaisir à frayer avec la foule disparate d’une grande ville, ici Paris, ce vertige urbain est comme une vieille connaissance que l’on aurait en commun ;  son côté collectionneur (livres, vinyles, DVD) ne m’est pas étranger, cet attachement aux objets culturels, aux choses concrètes par lesquelles passent le texte, le cinéma, la musique, je le comprends bien ; le portrait louangeur qu’il brosse à un moment d’un concert printanier en plein-air auquel il assiste, concert d’une chanteuse dont je connais aussi les albums, j’y acquiesce sans hésitation tant j’aime cette ambiance quasi païenne où la musique jouée en vrai, en vrai de vrai, se mêle à la nature luxuriante du dehors ; quand il ose détailler son angoisse, sa somatisation, alors qu’il se trouve invité par des amis au Portugal en été (sur le papier, on peine à ne pas se réjouir d’une telle perspective), puis son impossibilité coupable à profiter de ce séjour comme il le devrait, c’est éloquent, c’est très humain, autant de sincères confessions font même plaisir à entendre ; ses réticences à se faire soigner (ici les dents, mais cela pourrait être ailleurs), ses tergiversations juvéniles et illusoires à prendre rendez-vous avec des spécialistes pour régler des soucis de santé, l’habitude que l’on prend jeune à laisser traîner, à se croire plus fort, plus sain qu’on ne l’est en réalité, c’est une tendance assez révélatrice pour toute personne parvenant à la « quarantaine » ; son attachement à son chat (une donnée là aussi largement partagée), sans s’appesantir dessus pour autant, ce choix d’un chat plutôt que d’un autre animal de compagnie, choix judicieux, discret et mystérieux, animal baudelairien, animal rappelant Marker ou Varda, ce choix trouve ma totale approbation ; la visite de son ex-compagnon, déjà mentionnée plus haut, en compagnie de son nouveau petit ami roux au chapeau, est là aussi confondante de justesse, de vraisemblance, car ce que le narrateur en dit, ce qui le traverse à ce moment-là en terme de sensations, réflexions et impressions contradictoires, complexes, a de quoi « causer » à tout spectateur qui, ayant aimé et ayant été aimé en retour, revoit justement l’objet de son ancien amour, cet être qui maintenant ne partage plus sa vie ; quand il expose sa réaction face à une photo prise de lui-même 25 ans plus tôt, photo qu’il ne connaissait pas et qu’un ami lui a envoyée, il est passionnant de se rendre compte que l’on pourrait parfaitement ressentir cette même impression d’étrangeté, de regret, de froideur, de comparaison entre passé et présent, ces étourdissements sans fin envers le temps qui n’en finit jamais de passer. 

J’ai bien conscience qu’un tel inventaire porte une charge de labeur et de lourdeur pour celui et celle qui le lit. C’était le prix à payer pour être complet. J’ai préféré prendre le parti de la liste exhaustive plutôt que du résumé survolé, bradant du plaisir de lecture au profit de la précision – cet assemblage intégral, un par un, des morceaux éclatés d’un miroir de cinéma. 

Autoportrait générationnel, admirable dans son respect du pacte autobiographique, tout ce que je conserve de ces confessions quand elles relèvent ainsi de l’existence intime, individuelle, mentale ou métaphysique de son auteur-narrateur, de celui qui se confesse à nous, m’ont paru un formidable écho, une incroyable réverbération.     

Partie 2 – Une certaine dissonance

Frank Beauvais ne se penche pas que sur lui-même. C’est un individu qui s’intéresse à sa société. Au cours du temps présent. A la vie politique, économique, sociale, sociétale de son environnement, la France, l’Europe, le Monde. Il suit l’actualité, c’est indéniable. Certes, c’est un cinéphile habitant au fin fond de la campagne qui visionne quatre films par jour (tout du moins pendant les six mois qu’il nous conte, on ne sait pas si cette habitude dévorante lui est restée ensuite) : c’est donc un solitaire peu actif. En tant que citoyen, il n’est pas en prise immédiate avec cette actualité ; ce n’est pas un témoin direct des événements, il n’est pas au cœur de la mêlée ; ce n’est pas un activiste puisqu’il est, avec cet autoportrait filmique, un autobiographe avant tout, insistons sur cette définition car elle lui correspond bien : il se raconte. C’est ce qu’il fait de son existence. S’il est attentif aux bruits quotidiens du monde extérieur, il est surtout concentré sur lui-même. 

Le terrain des péripéties et des aléas rapportés par le journal, sans y être, il nous le rapporte dans ce film. Il nous remet en mémoire l’actualité de l’année 2016 : la lutte policière contre le djihadisme, la mobilisation contre la loi Travail du gouvernement d’alors (président de la République : François Hollande, premier ministre : Manuel Valls), le mouvement « Nuit debout », la poursuite des attentats islamistes, les affrontements du 1er Mai, l’Euro de football, les naufrages en Méditerranée des réfugiés clandestins, les « purges turques » (conséquences de la tentative de coup d’État en Turquie survenue le 15 juillet), la mort d’Adama Traoré, la gestion des camps d’accueil ou de détention des demandeurs d’asile, les bombardements américains en Libye.    

Bien sûr, ce sont là les moments marquants d’une période donnée, mais Frank Beauvais évoque aussi les mouvements de fond de son époque, ce qui court sur le long terme : la montée persistante de l’extrême-droite dans la population comme la continuation de la mondialisation économique.  

Il se situe ainsi dans le présent, mettant en parallèle son existence individuelle (intérieure) et la vie collective (extérieure). Mais il ne se contente pas de mentionner cette dernière, en guise de repère par exemple, comme à la fin d’une biographie, quand arrive l’énumération des grandes dates qui ont jalonné la vie d’un être humain : il donne son avis. Il a un point de vue, il ne nous fait pas le coup de la fausse neutralité, ce n’est heureusement pas son « truc ». Sur l’évolution du monde il a ses propres opinions, et il ne va pas les garder pour lui : il les transmet. Autant à l’aide de son commentaire que par l’intermédiaire du montage de ses images. Alors bien sûr, suivant l’axiome des gens politisés, « tout est politique », donc lorsqu’il parle de son existence individuelle, il parle aussi de politique, mais concentrons-nous vraiment ici sur les sujets que nous avons listés précédemment et voyons-nous donc ce qu’il en dit. 

Il n’aime clairement pas les mœurs conservatrices quand il les remarque chez ses concitoyens. Il ne goûte guère l’esprit étroit des gens qui se reproduisent à l’identique, génération après génération. Il aime les individus qui savent s’extirper d’une vision étroite de l’existence pour s’ouvrir aux autres, et surtout aux personnes différentes de soi : à la différence, en somme. Le passage où il séjourne quelques jours à Paris est de ce fait un éloge du métissage, de ce grand mélange des couleurs de peau, des comportements, des modes vestimentaires. 

Quand il place le plan d’un vomissement (dans un lavabo) au moment où il parle du nombre d’églises chrétiennes que contient son village (trois), c’est son opinion qu’il délivre ainsi : le christianisme institué le fait vomir. Il développe d’ailleurs quelques minutes plus tard son désaccord avec le concordat alsacien, « statut obsolète » d’après lui. Il a donc une appréciation de la place que devrait avoir la religion dans la société, et ce qui est évident, limpide, sans détours, c’est qu’il est loin, très loin, d’être tendre avec le traditionalisme des habitants de sa région, du traditionalisme en général, la nostalgie du passé, les rites anciens. Il a la dent dure contre ses compatriotes qui persistent à ne pas monter dans le train du progrès ouvert, tolérant, avancé, émancipateur.  

Il n’apprécie guère le tourisme de masse qui se contente en France de la surface superficielle du folklore local, sans chercher à mieux comprendre ce dernier, à mieux le regarder en face – ou à se risquer d’aller fureter du côté des coulisses pour y débusquer l’envers du décor. Et vers la fin du film, comme un rappel critique, à la manière d’une seconde dose pour bien enfoncer le clou, il désapprouve le choix conventionnel que font certains de ses concitoyens de partir en vacances dans des endroits qui ne « bousculent pas leurs habitudes« , où finalement ils vont vivre ailleurs ce qu’ils vivent déjà chez eux. Pour ensuite, remettre une couche péjorative sur l’illusoire croyance d’un lien ancestral qui unirait des gens à leur territoire en balançant cette cinglante claque verbale : « Bêtises« .   

Quand il fait le portrait de son père, portrait lucide et sensible, complexe, abordant aussi bien les bons comme les mauvais côtés de l’homme, sans complaisance, sans chercher à obéir à ce pseudo « respect » que l’on doit aux défunts, et c’est tant mieux, il en profite pour dénoncer le machisme, le virilisme, l’homophobie ou la peur « du qu’en dira-t-on« .

Il évoque le taux de suicide en France et surtout dans sa région, sans donner de chiffres, mais on sent que c’est une réalité révélatrice selon lui, d’un climat général, d’une fêlure historique, d’une fatigue citoyenne. Mention à rapprocher de celle-ci : la tentative d’un enseignant de lycée de s’immoler par le feu le jour de la rentrée des classes, information qu’il rappelle à la fin du film. 

Il dit sa détestation de la politique économique en vigueur, arrogante (sa « morgue » est dénoncée) et alliée indéfectible des possédants du « Capital« . Il n’aime pas ce qu’il appelle la « dictature de la rentabilité, de l’entretien de la ploutocratie et du népotisme« . Il n’a clairement pas de sympathie pour les banquiers et leurs établissements bancaires. Il fait même, lors d’une séquence sur le covoiturage, la peinture venimeuse et sarcastique d’un homme qu’il regarde comme le représentant du « nouvel ordre économique« , de cette bourgeoisie « cool », libérale, technologique, mais tout aussi oppressive que la bourgeoisie traditionnelle, celle qui gouverne la France de 2016 (et qui la gouvernera encore davantage au mandat présidentiel suivant), pour qui il nourrit même des envies de meurtre.

En parlant de l’archétype du héros dans le cinéma de fiction occidental (qu’il compare à celui du cinéma d’Europe de l’Est datant de l’ère soviétique), il met sur la table son antipathie pour la société de consommation, où s’entretient un « rapport étriqué de jouissance au monde » et où l’on ne se définit ni selon sa citoyenneté ni selon son idéal de société, mais par les biens que l’on achète et possède. 

Il est évidemment contre le fascisme, contre le nazisme, contre les systèmes totalitaires que l’Europe a connus au 20ème siècle : il est dégoûté par le fait qu’en Italie, une décision judiciaire ou politique vient tout juste de ré-autoriser légalement la vente du livre d’Adolf Hitler, Mein Kampf.

Il voit la ferveur autour d’une compétition européenne de football, l’Euro 2016, comme une volonté délibérée du pouvoir pour, en les divertissant, « détourner l’attention » des vrais sujets, des problèmes plus graves, de la politique en somme (le football comme opium du peuple). Il trouve cette ferveur hypocrite, il déteste le chauvinisme qu’elle rend visible. Il insiste beaucoup sur la vulgarité, la saleté et la violence que cet événement met à jour. La consommation d’alcool des supporters de foot n’est, par exemple, pas aussi bien vue par Frank Beauvais que la sienne. Par opposition, faisant l’éloge des participants d’une sorte de contre-défilé du 14 juillet, des opposants à la loi Travail, il leur voue, à eux, une sympathie partisane car ces derniers défendent ses idées en faisant valoir leurs « droits« , leur « colère« , leur rejet de l’humiliation dont ils sont les victimes de la part du « patronat et du CAC 40« . Il fustige par conséquent la répression policière violente à leur égard et se réjouit du « bordel » causé par les black blocks.

Il se reconnaît dans cette citation, ce passage écrit par Hermann Hesse (dans Le Loup des steppes en 1927) et qu’il rapporte dans son intégralité : « Je sens brûler une soif sauvage de sensations violentes, une fureur contre cette existence neutre, plate, réglée et stérilisée, un désir forcené de saccager quelque chose, un grand magasin ou une cathédrale, ou moi-même, de faire des sottises enragées, d’arracher leur perruque à quelques idoles respectées, d’aider des écoliers en révolte à s’embarquer sur un paquebot, de tordre le cou à un quelconque représentant de l’ordre bourgeois, car c’est cela que je hais, que je maudis et que j’abomine du plus profond de mon cœur, cette béatitude, cette santé, ce confort, cette optimisme soigné, ce gras et prospère élevage du moyen, du médiocre et de l’ordinaire » .

Quand il décrit un marché se tenant dans son village, un 14 juillet également, il souligne l’omniprésence du commerce inutile, du mensonge social, de la violence intrinsèque de la mentalité campagnarde ; quand il dénonce les défilés ayant lieu ce jour férié national, il parle « d’orgueil bouffi« , de « contentement historique » ; il déteste la « France des égoïsmes » et le fétichisme autour des drapeaux.

Quand il narre les visites que ses amis lui font pendant l’été, il met l’accent sur quelques-unes des préoccupations qu’ils portent : le transvestisme, les valeurs sociétales à transmettre à leurs enfants, la crainte de la résignation politique, l’impression de nager à contre-courant dans ce monde imposé par « l’ordre libéral« . 

Il cite plus tard l’ONU à propos du nombre de réfugiés morts pendant leur traversée de la Méditerranée : en septembre 2016, on décomptait déjà davantage de naufrages que pendant toute l’année 2015. Il dit ressentir de la « honte » et de l’écœurement à l’encontre de cette pseudo fatalité qui consiste, pour les autorités comme pour les populations européennes, à ne pas tenter de tous les secourir, afin ensuite de tous les accueillir. L’indifférence européenne envers les candidats à l’émigration est pour lui une « infamie« .   

Ne croyez surtout pas que je hurle est donc un essai politisé. Il me paraît indéniable que les idées de Frank Beauvais sur le système sociétal, économique et social le placent dans un courant qui se veut en faveur d’une égalité des salaires, des revenus et des mêmes chances de chacun au départ, au profit d’un partage juste, équitable ou égalitaire des richesses produites, comme pour un rééquilibrage (si ce n’est un gommage total) des inégalités engendrées par le capitalisme libéral. Il veut l’égalité et la liberté pour tous comme pour chacun – et de la solidarité envers les pauvres, les démunis, les différents, les malchanceux, qu’ils soient étrangers ou nés ici. 

Ce sont là mes mots, ma reformulation personnelle, ma tentative à moi pour parvenir à condenser la vision politique que je crois percevoir dans ce film ; la conception d’un modèle de société que je crois promu dans ce commentaire. Mais il est fort probable que les phrases qu’emploierait le cinéaste s’il souhaitait synthétiser sa pensée auraient une autre texture, comporteraient un lexique différent. Il raturerait des expressions, remplacerait des termes, il convient donc d’être assez prudent dans ce que je vais avancer : globalement, si je me lançais dans des comptes d’apothicaire, que je comparais l’énumération précédente avec mes propres conceptions de la vie en société, de la « gestion » de la vie en société, et s’il fallait rédiger une motion commune sur un coin de table, lui et moi, malgré nos divergences, il y aurait des chances que nous puissions y parvenir. Dans le détail, par contre, il y aurait de nombreux compromis à faire. 

Une des différences majeures provient de notre niveau de colère, mais aussi du degré d’élévation de notre intransigeance. Je suis moins en colère que lui, tel qu’il l’exprime dans ce film. Je suis moins intransigeant envers ceux et celles qui ne partagent pas mon point de vue. C’est sans doute une faiblesse de ma part. J’ai tendance à trouver, parfois, des excuses à mes adversaires. Des circonstances atténuantes. Lui paraît implacable avec ses ennemis. 

Implacable, en colère et intransigeant mais en retrait. Comme on le décrivait plus haut, en suivant à la lettre sa propre description, le cinéaste, en 2016, se tenait loin des événements. Mis à part ce projet de film auquel il commence déjà à réfléchir, et qui sera en partie le médium, le transmetteur de sa conception politique de la société, il n’agit pas dans le réel, quand l’occasion lui en est donnée il ne la saisit pas. Il n’a pas envie de se mêler aux collectifs qui organisent les mouvements de révolte qui jalonnent la vie de la Cité – et pourtant ceux dont il soutient la démarche ou les revendications existent bel et bien. Il critique, mais ne combat pas : ni pour supprimer ce qui l’incommode ni pour faire advenir ce qui l’enchante. Car c’est un citoyen sceptique, un méfiant, il est de fait un individualiste, même s’il se défendrait sans doute de soutenir cette philosophie. 

C’est une contradiction dont il est absolument conscient. Il ne s’en cache pas, il le sait, il l’exprime : le décalage entre ses idées et ses actes est un fait établi. Il sait dépeindre sa position contradictoire, les empêchements qui viennent entraver son exigence, et il le fait merveilleusement bien. Il reste seul avec ses films à visionner, « sous sa couette« , il ne choisit pas l’action, il n’arrive pas à se vouer à ses idées, ça le dépasse un peu en vérité, ce n’est pas un choix très sûr de sa part. Mais c’est comme ça, il se dit « paresseux« , il se décrit comme « résigné« , il se campe en « larve anonyme« . Je ne néglige d’ailleurs pas le fait qu’à cette époque, il était déprimé suite à sa séparation avec l’individu qui avait partagé sa vie pendant plusieurs années, survenue sept mois plus tôt. Difficile d’être dans « l’action » quand on se trouve englué en pleine tristesse post-rupture. 

Seulement je crois que c’est son impossibilité, ou son inappétence, à se joindre à des réunions, à se retrouver dans l’arène des débats, à mouiller sa chemise dans les lieux de la politique concrète, à descendre dans l’agora de la vie de la société, qui explique sa colère froide, sa furie intransigeante, sa hargne agitée. S’il disait participer (mais il ne le dit jamais), quel que soit le niveau de son engagement, quelle que soit la portée de sa contribution personnelle, à des activités / actes / actions contre les caractéristiques de l’ordre bourgeois qu’il réprouve : rassemblement, maraude, association, syndicalisme, grève, tractage, rédaction et lancement de pétitions, gestion d’un lieu alternatif, vie d’un parti, occupation de foyers d’hébergement, implication dans un conseil municipal, bénévolat humanitaire, préparation de manifestations, que sais-je encore ?, il me semble que son discours politique serait plus constructif ; moins enclin à faire l’éloge de la violence quand elle vient de ceux et celles qu’il excuse de la mener ; il rêverait possiblement moins à ce qu’il appelle le « nouveau désordre » ; ses propos politiques seraient peut-être même accompagnés de solutions concrètes ; il serait moins dans le cri rentré du citoyen qui aboie de loin sans jamais se confronter à la politique du réel ; moins dans la posture de l’individu acrimonieux qui jamais ne relève ses manches pour aller sur le terrain afin de répondre à cette question : « Bon qu’est-ce que je fais, et comment faire, pour que mes idées politiques, même timidement, même partiellement, avec d’autres (et certainement avec d’autres personnes qui ne penseront pas exactement comme moi), pour que ces idées, oui, parviennent à s’appliquer dans ce vaste bordel qu’est la réalité ? « . 

Il ferait des démarches, des essais, se tromperait, se prendrait les pieds dans le tapis, ça le décevrait sans doute, mais je crois qu’on intègre assez vite le désenchantement chronique et inévitable quand on se mêle à l’organisation laborieuse d’une tentative visant à faire concrètement avancer (ou à ne pas faire reculer) ses idées. ça dessille, ça fait du bien car ça fait mal, ça calme les irritations tournoyantes ; on se confronte à ses limites, on devient plus humble, on se cogne aux barrières dressées aussi bien par ses adversaires que par la mollesse des gens que l’on voudrait convaincre mais au moins on essaye, on tente, on expérimente. On quitte possiblement cette passive position de « Che Guevera de salon », étape sans doute indispensable à la suite, mais étape qui aurait tout à gagner à ne pas trop s’éterniser, selon moi. 

Cela dit, Frank Beauvais pourrait tout-à-fait me répliquer ici qu’il ne s’est pas contenté de rester dans cette posture passive de « révolutionnaire de canapé » (varions les formules) puisqu’il a réalisé Ne croyez surtout pas que je hurle.             

J’avais prévenu qu’on en viendrait aux dissonances, aux dissociations. En voilà une. Je crois qu’elle a de quoi faire éclater l’éventuelle motion que nous pourrions signer, si bizarrement, en des circonstances improbables, on en arrivait à organiser une telle réunion. 

Quand il évoque pour la première fois ce qu’il appelle « les attaques terroristes » et que l’on devine, si on se fie aux dates de son récit, qu’il s’agit de celles du 13 novembre 2015, le narrateur impose un court silence après cette évocation, pour immédiatement enchaîner sur le décret de l’état d’urgence (« le lendemain, l’état d’urgence est décrété« ), appuyant davantage sur cette phrase-ci que sur la première, et faisant là aussi une légère pause. On sent donc, mais c’est encore peu clair, on manque d’éléments à ce moment-là, que ce qui le touche surtout, ce qui l’émeut, tout du moins a posteriori (le temps de la narration est décalé par rapport au temps du vécu), c’est l’état d’urgence décrété et non les attaques elles-mêmes. Une douzaine de minutes plus tard, il revient sur cette « actualité« , la vie du « pays« , les décisions politiques qui découlent des attentats djihadistes, à savoir comment le pouvoir gère son état d’urgence. Et pour Frank Beauvais, cette lutte policière contre les terroristes avérés ou potentiels est un prétexte, une ruse des dirigeants (à l’instar des compétitions de football) – ces dirigeants-là ou d’autres, qu’importe, dans son discours ces derniers semblent interchangeables. 

Il se concentre là encore (notre première impression se voit confirmée) sur les conséquences politiques : à l’encontre des libertés publiques et individuelles, à l’encontre du mouvement social, à l’encontre des forces progressistes. Sur les incidences. Sur la présence non souhaitée par lui, réprouvée, des militaires plus nombreux qu’en temps normal. Non sur les causes, les raisons, qui amènent des gens à en tuer d’autres au nom de leurs croyances politico-religieuses. Il y voit des abus de pouvoir. Il craint surtout et avant tout que les valeurs qu’il déteste, le nationalisme, la xénophobie, les inégalités, l’autoritarisme gagnent du terrain à cette occasion et l’emportent sur les valeurs auxquelles il adhère. Il élude ainsi, les passant sous silence, ce que sont les idées, les parcours et les méthodes des terroristes – clairement, cela ne l’intéresse pas. Il décrit avant tout les effets ce qu’il nomme le « trans-sécuritarisme » sur ses voisins, les habitants de sa région, mais pas précisément ce qui a produit ces mêmes effets. En tout cas, s’il le fait implicitement, c’est à nous, spectateurs, d’en chercher la causalité. Bavard à juste titre, avec talent, pertinence, sur de nombreux autres sujets politiques, sur celui-ci il se tait. Une brume pudique, floue, une brume du taiseux qu’il n’est pas dans ce film, est posée sur les caractéristiques de l’idéologie islamiste. 

Quand il évoque un assassinat de masse survenu dans une boîte de nuit pour homosexuels à Orlando en Floride aux USA, il choisi l’angle de la folie pour éclaircir les motivations du tueur. Il le décrit comme un « timbré fanatisé« . à nous de définir la teneur de ce fanatisme. Et comme en justice la folie peut être un motif pour pronostiquer irresponsable un assassin, il sous-entend que ce dernier n’était pas dans son état normal, et n’a donc pas pu agir comme le bras armé délibéré d’une cause déterminée. Plus tard, il parle d’un attentat commis en Turquie, puis d’autres attaques produites en Irak et en Syrie : il dit que ces pays « comptent leurs morts » et montre le plan d’une femme éplorée. Seulement, il ne précise pas au nom de quelles idées, de quelles revendications, ces attentats sont survenus. Plus tard encore, à la 45ème minute, est évoqué celui de Nice le 14 juillet 2016, assassinat de masse au camion-bélier, ou plutôt son incidence indirecte : médiatisation continue, récupération politique, amalgame djihadiste/musulman, « manipulation des affects« , construction de la « douleur« , fabrication du « deuil« , omniprésence du drapeau français, poncifs dans l’hommage aux victimes. Et surtout l’usage de l’événement par le pouvoir à des fins oppressives. Il se lance dans un dénombrement brillamment tourné des multiples retombées latérales ou obliques de cet assassinat idéologique, mais de l’assassin, de ses revendications, le spectateur n’en saura rien. En tout cas, à Nice, les proches des victimes ne « comptent pas leurs morts« , puisque rien n’est dit à leur propos. Toute son inquiétude ne se porte que sur la façon dont le fascisme français va profiter de ce nouveau meurtre. Il se demande même s’il est le seul à remarquer comme les idées de ce fascisme montent dans l’opinion. Plus tard encore, à 1h02, sans plus de détails, il dit qu’a eu lieu un attentat en Turquie dans une église.    

Sur ce sujet, Frank Beauvais me paraît symptomatique. Vraiment typique. Il se refuse à regarder en face l’Islam quand des pratiquants de cette religion la rendent politique et violente, alors qu’il sait si bien observer, avec une grande lucidité, les conséquences néfastes d’autres courants théologiques, idéologiques, intellectuels : le christianisme, le nationalisme, le capitalisme, le libéralisme économique, le régionalisme, tout ce qu’il tient pour rétrograde, pour obscurantiste, pour oppressif. Sur l’Islamisme, par contre, il préfère ne pas être précis. Il épargne de ses flèches ordinairement brillantes et chirurgicales ce qui relève du fondamentalisme lorsqu’il est issu de cette religion-là. Il se dit sans doute qu’il ne faut pas être malpoli en critiquant un mode de pensée qui provient d’ailleurs, qui n’est pas né sur le sol de ses ancêtres. Il se dit certainement que tous les musulmans sans distinction sont les victimes du système et qu’il faut toujours, même si l’on est en désaccord avec certaines de leurs idées, et même en complet désaccord, être du côté des victimes. Ou alors il ne conçoit pas qu’il soit possible d’être contre toutes les religions, contre tous les totalitarismes. Quelles qu’en soient les raisons, il estime qu’il faut être prudent sur ce sujet sensible. 

Ce silence particulier m’amène à supposer qu’il a peur. Il aurait peur de se faire taxer de raciste, d’islamophobe, par le milieu socio-culturel auquel il appartiendrait et auquel il veut continuer à appartenir. Je pense qu’il craint d’être mal interprété par ses pairs. Et dans ce milieu, on se refuse souvent à user de son sens critique habituel pour des défauts (que l’on considère pourtant comme tels) lorsqu’ils émanent de cette autre culture qu’est la civilisation arabo-musulmane ; quand ils sont portés et revendiqués par des étrangers originaires d’un pays où la religion dominante est l’Islam ou bien par des Européens dont les parents ou grand-parents en sont issus, cela lui paraît alors impossible. C’est comme si ces défauts-là étaient sanctuarisés. Comme si la liberté de penser, que le cinéaste semble beaucoup aimer et dont il sait si bien se servir, comportait ici une limite. Que l’on assumait cette limite, mais plus ou moins bien. Que l’on cessait en tout cas ici d’utiliser son intelligence, sa réflexion, d’aller plus loin, en se bornant à ce qu’il convenait de penser. Que l’on se confinait dans une sorte de prêt-à-penser simplifié, facile, avec un seul angle d’approche, s’interdisant pour cette fois-ci d’être ouvert d’esprit. S’interdisant même de creuser, d’aller lire des intellectuels qui sont allés consulter les textes religieux de l’Islam, des historiens qui en ont dépeint son évolution au fil des ans, des reporters ou des artistes qui ont raconté ce que pouvait être la vie dans des pays ou des territoires où régnait une théocratie basée sur la charia. 

Le positionnement du cinéaste donne l’impression que le fascisme, l’oppression sociale, l’homophobie, l’autoritarisme, l’étroitesse d’esprit ne peuvent être soumis à la dénonciation que lorsqu’ils proviennent de chez nous, de notre culture, mais surtout pas quand ils résultent aussi du Maghreb, de la péninsule arabique, de l’Afrique, du Moyen-orient musulman. Ce serait alimenter la discrimination dont souffre la population originaire de ces endroits et qui est visiblement de notre seule responsabilité. Ce serait faire le jeu de l’extrême-droite et même de la droite d’ici. Ce serait ne pas bien penser. Frank Beauvais, sur ce sujet, ne veut pas mal penser. Honnête et authentique partout ailleurs, et légitimement subversif, drôle et provocateur sur la plupart des sujets qu’il aborde (en commençant par lui-même), il n’a pas voulu l’être sur ce point. 

Il ne me semble pourtant pas incohérent de fustiger les inégalités sociales, la dictature du profit à tout prix, la régression des libertés démocratiques ou le conservatisme des mœurs, comme le cinéaste le fait si bien, et en même temps de porter ce regard mordant et cinglant à propos de ces mêmes aberrations, de ces mêmes iniquités, quand elles sont revendiquées par l’islamisme. C’est au contraire très cohérent, très logique, de combattre tous ces principes rétrogrades, totalitaires, ploutocrates, népotistes, oui de les combattre sur tous les fronts à la fois. Ce serait même vu comme un grand courage de sa part. 

Car s’il avait osé, jamais moi je ne l’aurais confondu avec nos racistes nationalistes autoritaristes xénophobes européens, nos racistes habituels en somme, nos intolérants du cru, celles et ceux qui sont incapables de regarder leurs propres défauts en face, infoutus d’être impitoyables et donc honnêtes envers leur connerie à eux. Jamais je ne l’aurais amalgamé avec ceux qui ne savent vilipender l’islamisme que pour mieux mettre en avant leurs pseudos racines européennes qu’ils croient figées dans le marbre de l’Histoire. Tout son film, tout le discours critique qu’il livre, le différencie d’eux. 

Loin d’un grand discours, il aurait pourtant suffi, dans les seuls passages de son film où sont évoqués des attentats djihadistes, d’un mot de compassion pour les victimes ; d’une pique critique et constructive bien sentie contre cette autre idéologie opprimante qu’est l’islamisme ; d’un rééquilibrage pour ne pas tout, absolument tout, mettre sur le dos de nos défauts l’entière charge de la cause mondiale qu’est le djihad armé. Oui, ce n’était qu’une question de vocabulaire, de linguistique, un adjectif supplémentaire à ajouter ici, une phrase de plus là, ce n’était vraiment pas grand-chose en fin de compte et pourtant j’y aurais vu un bel acte de bravoure.     

 

L’essai politisé qu’est en partie cette autobiographie filmique est également peu prolixe sur l’écologie. C’est là aussi assez symptomatique de la lecture du monde que possède encore souvent le courant politique qui semble être celui de Frank Beauvais, courant politique où la question humaine prime avant tout. La domination (et toutes les différentes formes qu’elle emprunte) d’une minorité d’hommes puissants exercée sur une majorité de leurs semblables plus faibles, moins chanceux, est sa grande préoccupation. Légitime préoccupation. Mais la domination de l’espèce humaine sur son environnement naturel, pas tellement. On sent que ce n’est pas là un sujet d’inquiétude aussi fort. En tout cas, c’est si peu présent dans ce film qu’il est difficile de ne pas conclure à une éventuelle indifférence à ce propos. Il a peut-être secrètement le souci de la préservation de la biodiversité, du maintien d’un climat vivable, de la perpétuation de toutes les espèces animales, d’une atmosphère saine donc non-polluée, mais dans la dimension politique de son documentaire il n’en fait pas part à son spectateur. Il faut attendre la 51ème minute pour que son commentaire suggère qu’il nourrit malgré tout un rapport avec la faune et la flore. Il vient de décrire à l’instant le désenchantement politique de ses amis (avec à l’image, pour illustrer ce désenchantement, le plan d’un tee-shirt des Brigades rouges puis celui d’un livre sur le « rêve communiste »), amis venus lui rendre visite dans sa campagne vosgienne, et il ajoute : « Et au détour d’un chemin, c’est une biche et son faon figés quelques secondes avant de disparaître dans un bosquet aussi vite qu’ils ont surgi ou un essaim de papillons butinant d’impérieux chardons dans la lumière du couchant, qui nous rappellent furtivement la possibilité d’une beauté gratuite et non-corrompue. Sauvés de justesse par un cliché de carte postale, par une impromptue joliesse, une joliesse consensuelle, unanime, dépourvue de cynisme ». 

Oui, la mention de cette « beauté gratuite et non-corrompue« , évocation assez rousseauiste, est pleinement écologique. La beauté du monde naturel, offerte gratuitement à celles et ceux qui savent la voir, l’admirer et s’en abreuver, une beauté non souillée par l’espèce humaine, semblant vivre en totale indépendance, hors de la sphère d’intervention totalitaire de l’Homme, c’est effectivement là le cœur vivant, battant, ardent de la lutte écologique. Alors pourquoi une si courte mention, faite en passant ? Et surtout pourquoi venir contrebalancer instantanément cette éclaircie soudaine et bienvenue par la phrase suivante, pétrie d’un vocabulaire qui vient la tenir, qui vient la ré-ennuager, « cliché« , « carte postale« , « joliesse consensuelle » ? 

Un autre passage, peinture positive de la Nature, intervient 6 minutes après (c’est si bien écrit qu’on se permet de l’insérer ici dans son entièreté) : C’est parfois de la nature que survient une consolation inattendue. Une lumière singulière qui sature soudain les couleurs extérieures, nappant les frondaisons figées sous le soleil comme un appel pressant au vagabondage. Certains jours où, malgré ma turbulente impatience, mon esprit s’abandonne instinctivement à la campagne telle qu’elle s’offre à mon regard. Je sors et m’engage sur un chemin dont je sais connaître le moindre caillou, et je découvre alors le décor magnifié par des jeux d’ombres inédits : un chêne moribond transcendé par le contre-jour ; la rivière, habituellement grise et insignifiante, emperlée de reflets endiamantins ; Le paysage, dont j’étais certain d’avoir épuisé toutes les ressources, et enregistré toutes les variations chromatiques, contredit avec aplomb mon caractère désabusé. L’œil s’ouvre, palpite, cherche, trouve, l’esprit se libère, s’aplanit. Les brumes résiduelles de l’angoisse se dispersent ; l’horizon, sous l’effet de l’accidentalité de l’épiphanie, se dégage. La forêt, ces jours-là, n’est que vibrantes et contagieuses promesses. L’avenir, lorsqu’on s’échappe de l’enchantement du moment présent pour y songer, s’y décline en d’inépuisables possibles. Il suffirait d’un presque rien, et je me sentirais perméable au bonheur et disposé à la sérénité, invité au voyage.    

La nature ici comme soulagement, comme consolation ; comme thérapie temporaire, lorsque l’on se lance dans une courte cure en son sein. Elle apaise les « angoisses« , elle résout pour un temps le désabusement, elle évacue un moment la « turbulente impatience« . 

La nature est également perçue ici à travers le prisme de l’esthète, c’est à dire avec le point de vue d’un individu qui l’apprécie quand il la trouve esthétique. Il la regarde comme le ferait un photographe, un peintre, avec des plans en tête, avec des cadrages à l’esprit, comme si elle recelait avant tout des motifs picturaux, photographiques. Ce n’est pas là un reproche de ma part, il est logique pour un cinéaste passionné, abreuvé de références cinématographiques, de voir, nous l’avions dit plus haut, la réalité comme une abondante source de plans et de séquences. Ce passage, très poétique, très littéraire, rappelant une tradition post-romantique, saturnienne, transmet une vision positive, bienveillante, à l’égard des bois, des forêts, des zones naturelles. Que ces territoires soient considérés comme des « centres de soins » pour âme blessée ou comme des paysages pour artistes visuels, on peut apprécier, si on le souhaite, ce morceau de commentaire comme un éloge de la nature, et lui accorder donc une dimension politique écologique.  

Seulement, cela ne me paraît pas assez clair. Engagé, sans « mansuétude » sur d’autres causes politiques, Frank Beauvais me semble là un peu tiède. Ces deux petits passages évoquant la nature me laissent supposer que, politiquement, il considère la lutte contre la dégradation de l’environnement comme une cause trop molle, pas assez clivante, possiblement pleine de niaiserie et de gentillesse. En somme, un peu ridicule. Il est vrai qu’une tradition très ancrée dans le mouvement écologiste est la non-violence comme moyen de persuasion, comme méthode pour parvenir à ses fins, ce qui va à l’encontre de l’éloge de la violence politique qui parsème Ne croyez surtout pas que je hurle. Il me paraît là raccord avec la survivance, selon moi dépassée, obsolète, d’une idée autocentrée qui veut que se battre, en gros je schématise, je caricature à peine en réalité, pour les fleurs et les petits oiseaux, ici une « biche » puis un « papillon« , ce serait un objectif trop aimable, un dessein trop tendre, ce ne serait vraiment pas la priorité, on verra tout cela plus tard, ce ne serait vraiment pas ce qui compte, on s’en occupera quand l’égalité et la justice entre les êtres humains auront été défendues, promues puis actées dans le monde réel ; quand on aura renversé l’ordre bourgeois et libéral ; quand il n’y aura plus de racisme, de discrimination envers les minorités ; quand les gens « différents » ne seront plus moqués ou mis au ban par une majorité aux mœurs rétrogrades ; voilà apparemment les vraies et nécessaires visées vers lesquelles doit tendre le combat politique.     

La question est par conséquent : pourquoi ne pas tout faire en même temps ? Quelle est la contradiction entre vouloir l’avènement du communisme (les brigades rouges, le « rêve communiste » m’autorisent désormais à donner un nom au modèle de société désiré) et la sauvegarde du monde naturel ? Cela tient là aussi d’une grande incohérence que de continuer à se refuser au mélange, à l’imbrication de ces deux ambitions. Vous me direz qu’il est normal de ne pas être sensible à toutes les causes, qu’un citoyen engagé, même dans le discours uniquement, même avachi dans son canapé, établit forcément une hiérarchie dans les priorités de son engagement ; vous me direz qu’on ne possède pas la place mentale nécessaire pour tout aborder, et qu’il n’est vraiment pas impossible que Frank Beauvais dans un autre de ses films, déjà réalisé ou à venir, aborde ou abordera de front, avec la même hargne, la question écologique ; vous me direz que son film n’est pas un catalogue de causes politiques ni le programme d’un parti désirant traiter tous les aspects de la vie en société. 

Vous me direz quoi ? Que c’est au spectateur de déceler lui-même dans ces passages-là, parce qu’on parie sur son intelligence, sa capacité à lire entre les lignes, un soutien implicite à la lutte contre la dégradation de la biodiversité ? 

Ce que je regrette ici, en ayant l’air de chipoter, de me changer en procureur pointilleux, dans la part politisée de cet incroyable documentaire, qui ne se résume pas qu’à celle-ci (je tiens à me répéter), c’est de donner l’impression que le péril écologique est négligeable. Ou que la menace ne serait pas assez puissante, stimulante, pour emporter son enthousiasme débordant ou toute sa saine colère violente. Alors que si. Quand on s’intéresse, comme ce cinéaste, aux questions de société, à la lutte politique, même depuis son salon, il me paraît regrettable, étrange même, de ne pas avoir bien compris que les mots que je viens d’utiliser plus haut, « péril », « menace » ne sont en rien des abstractions littéraires. Que l’égalité entre les humains ou la fin des discriminations ou l’atténuation de la pauvreté (si ce n’est sa disparition) ne pourront jamais devenir des réalités si le climat continue de se réchauffer, si le niveau de la mer poursuit sa montée progressive, si les nappes phréatiques s’assèchent, si le nombre d’insectes, d’oiseaux, de poissons persiste à diminuer, si la pollinisation des plantes et des fleurs ne se fait plus faute d’abeilles en effectif suffisant, si les pesticides et la chimie abîment toujours davantage les terres – bref, vous voyez en réalité très bien ce que je veux dire. Les preuves, les évidences, de ce que j’avance là sont si nombreuses, proviennent de tant de sources sûres, que cela m’étonne encore qu’un être aimant la politique, même désabusé, qu’un artiste soucieux de justice et épris d’idéal, même démoralisé, en 2016, puisse faire autant l’impasse sur ce point ; puisse encore déconnecter ces deux univers, le monde humain et le monde naturel. Alors que vouloir améliorer l’un sans à la fois contribuer à régler l’autre n’est vraiment plus possible ; cela ne tient plus ; on en sait désormais assez pour les fusionner. 

Et là encore, ce n’était qu’une question de vocabulaire, il aurait fallu des mots supplémentaires, ou alors il aurait fallu en enlever, ne pas se complaire à croire et à laisser croire que se préoccuper de la nature est une agitation facile, car « consensuelle« , soulevant une indignation « unanime« , dépourvue de lutte de classes, d’affrontement entre intérêts opposés, de poings à lever. Il aurait par exemple pû inclure, dans les nombreux défauts que possède la population campagnarde et qu’il sait si bien peindre, le défaut tout aussi rétrograde, tout aussi bas-de-plafond, d’être souvent encore acquise à la cause immorale de l’industrie des pesticides. Il aurait pu, autre exemple, laisser entendre que « l’ordre libéral et bourgeois » qu’il a raison de haïr n’a nullement l’intention de sacrifier son confort technologique et sa quête constante de rentabilité pour garantir la survie du monde naturel. Oui, il m’aurait tant plu d’entendre ces inclusions linguistiques-là. 

Car s’il craint vraiment que le combat écologique soit un chemin trop gentil, trop mielleux, qu’il soit rassuré : militer vraiment, activement, pour une économie décarbonée, pour une agriculture sans chimie ou pour des énergies non-fossiles, c’est se frotter constamment à des lobbys, à des industriels, à des agriculteurs dits « conventionnels », à des élus acquis à leurs causes productivistes, à des adversaires en somme, à de véritables rivaux. Oui, les belligérants, là non plus, ne manquent pas.     

Afin de conclure cette analyse par une main tendue, par un geste de conciliation, ce qui n’empêchera jamais le sain débat d’opinions d’avoir lieu, du moins dans nos têtes pensantes, revenons sur un élément mentionné assez rapidement, élément que j’ai décrit comme une « donnée essentielle très largement partagée » (voilà que je me m’auto-cite) : « l’importance de ses amis, de l’amitié au sens large ». Je pensais là à l’avant-dernière séquence du documentaire, même si Frank Beauvais évoque ses amis à d’autres moments. Car ce moment-là est éloquent selon moi. Il me semble mêler les deux dimensions que porte son autobiographie : la dimension personnelle (l’univers intérieur) et la dimension politique (l’univers extérieur). 

Cette séquence raconte son déménagement. Le voici s’apprêtant à quitter l’Alsace bossue pour revenir vivre à Paris, et ses amis sont venus l’aider à vider sa maison et charger le camion. Sept années d’accumulation d’objets, ce n’est pas rien, il a eu besoin d’aide, de soutien physique comme d’assistance morale, on le comprend bien. Le vocabulaire utilisé pour narrer cette journée passée en groupe (groupe constitué pour la circonstance d’un objectif précis, mais on sent bien que d’autres prétextes auraient fait tout aussi bien l’affaire) génère un sous-entendu politique à nos oreilles de spectateur. Au delà de l’expérience purement amicale que seuls, par définition, des amis sont susceptibles de recréer en se voyant, ce « en commun » pour qualifier le repas et ces mot « assemblée » et  « réunion » pour donner corps à ce cercle, accolent à ce rassemblement une aura quelque peu politisée qui ne peut être innocente de la part du narrateur/cinéaste (il sait ce qu’il fait, depuis les premières lignes de ce texte c’est mon crédo, je ne compte pas dévier de cet angle d’analyse alors que j’en viens à bout). Oui, on ressent un parfum de communauté idéale, de collectif utopique dans cette scène. On y suggère que l’amitié, décrite ici en termes parfaitement louangeurs, est politique aussi. Ou bien qu’elle pourrait le devenir. Qu’une telle communion pourrait servir de socle, de modèle réduit, à une vie sociale, sociétale. Un monde basé non sur la domination, l’affrontement, la compétition, l’exploitation, l’inégalité, mais sur le partage (le beau « commun« ). Sur la solidarité (si on peut s’entraider pour un déménagement, alors pourquoi pas pour d’autres actions plus ambitieuses). Ou sur la vraie « bienveillance » (pas celle, de façade, que certains politiciens affichent en campagne électorale). De cette scène, juste avant que le film ne se clôt, émane un parfum politique, il est vrai, des plus agréables.    

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