« Vivre une guerre est une épreuve qui, sur le moment, modifie la perception du Réel et, plus tard, le regard sur la vie. Ce film est le fruit d’une période de vie au Liban, notamment pendant le conflit de juillet 2006. La guerre y est évoquée, intériorisée, anticipée, pour tenter de percevoir ce qu’elle peut être en tant que phénomène. « Éclats de guerre » est fait de blocs, comme autant de bribes de ressenti, de fragments d’une expérience qui toujours échappe, incompréhensible. »

Adrien Faucheux décrit la vision très personnelle qu’il propose de la guerre, à travers des séquences disparates, des souvenirs de la Seconde guerre mondiale, des visites dans un Beyrouth crépusculaire, des témoignages qui disent la perception modifiée par l’état de tension paroxystique que constitue le conflit. Eclats de guerre parle principalement de la guerre au Liban en 2006, mais évoque aussi l’oppression latente qui pèse sur d’autres pays, à commencer par l’incroyable vidéo d’un Hummer américain transformé en tank en Irak.

Une image de « Eclats de guerre » – Adrien Faucheux (2011)

Lussas 2011 : Document, documentaire, document-terre, regard circulaire sur « Eclats de Guerre » d’Adrien Faucheux.
Le Blog documentaire était à Lussas pour les Etats généraux du film documentaire (21-27 août 2011) où Nicolas Bole a découvert ce film produit par Zeugma Productions. « Ce fut comme si j’entrais dans le film et comme si lui, dans un même mouvement, me colonisait, occupait mon centre de production sensorielle appelé regard. Par mouvements circulaires, et pas au moyen d’une histoire. D’où l’impossibilité d’une analyse« . Que voici…

*-*-*-*-*

Premier mouvement (mardi, 10h27)

Tiens, il y a cet appel d’air à l’intérieur de moi. Des yeux fixés, aspirés par l’écran. Une absence théorique de voisins. Moi et l’œuvre. Alerte, c’est le signe d’une attention ; le moment où les images associées entre elles ne signifient pas seulement un film, mais un moment, le déclenchement d’un moment inédit, comme on tâtonne pour ouvrir une valve dans le noir : peur de trébucher, de se tromper et de se faire tromper par le réalisateur. Une forme de fidélité immanente qui tient de la transmission de pensée. Va-t-on ouvrir la mauvaise valve, tarir le flot ? Non, l’image finit bien par s’épandre, entrainant avec lui le sens, cet élixir qui a la vertu de couler quand on ne l’attend pas, à rebours. Pourquoi, parmi toutes les images qui composent les millions d’unités réunies dans une programmation, l’attaque corrosive de la montée d’un enfant sur le char, et la reprise de son ascension par un magma sonore ? Pourquoi y aura-t-il ce moment, et les autres ? L’explication de ce que me transmet le film à cet instant précis relève-t-elle de l’ordre du langage ? Suis-je seul à sentir que, parmi l’immense silence des images qu’on ne s’attarde pas à filmer, celle-ci parle pour elles, les enveloppe ? L’adjonction de réalité, qui soudainement m’apparaît, qui subrepticement s’échappe du film, a-t-elle un quelconque poids tangible dans ce réel tant traqué, ou est-ce simplement le but d’un film de coloniser les esprits, sans but ni propagande, provoquant l’incontestable précipité d’une réaction chimique ? Touffeur des questions, d’une moiteur envahissante, comme, pour moi, dans tout moment qui marche dans ses propres traces de pas, pas à côté, ni devant ni derrière, sous le soleil, exactement.

« Eclats de guerre » – © Adrien Faucheux, 2011.

Deuxième mouvement (mardi 10h59)

Mince. Ah mon triste sort ! Je vais donc devoir l’écrire, ce film, tenter de l’ourler, le recouvrir de la pâte que produisent les regards, et qu’on retrouve, malaxée, sur les tables des restaurants lussassois. Car j’en sors, de ces éclats de guerre, de ce Zeugma, de ce chant et de ces larmes ; secouent encore en moi les minuscules chocs, de jeu vidéo, que produit le Hummer américain sur les autres voitures pour les écarter. Le monstre tranquille, présence visuelle qui trace sa route dans un paysage qui n’appartient pas à son monde, me fait penser au char israélien qui parle, d’Avi Mograbi. Au tableau d’une guerre, y répond un autre, comme par des corridors secrets, ces trouées de sens qui nous relient à toutes les nervures inextricables d’un conflit. Mais, trop occupés à vivre, on oublie souvent ce qui fonde les aspirations à la guerre, les compromissions et les équilibres déséquilibrés qui stabilisent les fronts, les traumatismes qui se sédimentent dans le quotidien. Et heureusement ! Que feraient les occupants de la place Tahrir s’ils devaient, au lieu de fonder l’histoire comme on efface un tableau, continuer à écrire par-dessus leurs doléances passées ? Alors, avant d’assister à l’historique, et produire un document davantage qu’un documentaire, tel Savona en Egypte, cheminer, Faucheux au Liban, trouver quoi penser dans les interstices, pendant les phases d’attente qui semblent définitives, comme ce Beyrouth crépusculaire, d’où un texte sans voix s’échappe, sous-titré comme sauvé de la mort médiatique (où parle-t-on encore de la guerre du Liban, déjà ?), chapelet muet de prières.

Réjouissantes retrouvailles : comme quelques-uns de ces films à la frontière de l’essai, Eclats de guerre contient un ADN précieux, qui défie la génétique de la critique documentaire ; son organisation en tableaux, qui effleurent, chacun à leur tour, une masse de sensations qu’il convient de domestiquer. Une fois sorti de la salle, cette brisure narrative est bien la seule chose qui me vient, pour caractériser l’entreprise d’un strict point de vue analytique. Mais je sens bien que le fond m’échappe. Qu’il faut tenter d’accorder son esprit aux images, comme un violon sur un piano, pour espérer suivre la partition.

« Eclats de guerre » – © Adrien Faucheux, 2011.

Troisième mouvement (mardi, 15h49)

Confirmation de l’inopérance de ma machine à mots, appelée écriture : Hors-Champ, le petit gratuit de Lussas, plié en quatre dans les poches des gloutons visuels que nous sommes, a déjà posé ses mots sur Eclats de guerre. Plutôt bien. Rien à redire ; dans son viseur analytique, l’auteur a circonscrit le feu de mon impatience à faire partager mon envie par le texte. L’a positionné dans une lignée, mis dans le bon sens. En rajouter serait, à l’instar des journalistes qui jouent des coudes dans les cohues médiatiques, poser mon argumentation au plus près du candidat, en arguant du caractère nécessaire de mon intervention en modifiant deux adverbes, en déplaçant trois virgules. Ce serait à qui analyserait le plus loin.

Pourtant, les flammes consument la partie de moi qui ne se résout pas à la critique : il me semble, et ne me demandez pas pourquoi, que les personnages du film me parlent. Me parlent à moi seul, comme, paradoxe, ils parlent à tous les autres spectateurs seuls. Pas comme ces personnages qui, dans tant d’autres films, parlent l’espéranto du témoignage, comme ces figures sans passé qui viennent combler le puzzle de la narration. Non, la grand-mère, qui redoute la queue de la casserole pour une histoire de guerre qu’un documentariste comptable exploiterait jusqu’à la corde, est aussi celle qui passe le beurre et le pain à Adrien-le-petit-fils, parce qu’elle se rappelle qu’il aime ça. Elle est celle qui surprend son mari par sa phobie soudainement révélée. Elle vit à travers le film, et le film, généreusement, n’en capte qu’une petite partie, de cette vie, n’en épuise pas le fond, laisse dans chaque séquence des hors-champs qu’on aime deviner comme autant d’autres films possibles.

A l’heure de la bière, entre deux séances, on me dit « j’ai été dérangée par le fait qu’on ne sache pas où se situer, en tant que spectateur ». Qu’on ne sait pas tout, ni des sources des images, ni des conditions dans lesquelles le film fut fait. Je m’étonne que je n’aie, à aucun moment, pensé à découper mon regard de l’objet que je contemplais : les 51 minutes m’ont paru si liées les unes aux autres qu’il s’agissait, pour moi, d’un soulèvement intime, celui d’une respiration. Je pense : « enfin un moment où l’ombre du réalisateur n’est pas derrière chaque plan, chaque illustration, chaque bribe de discours ». Je me dis, peut-être à tort, que ce film aurait vu le jour quoiqu’il arrive (on veut dire par là, dans le monde oppressé du documentaire : avec nécessité et sans financement). Je pense qu’Eclats de guerre s’installe déjà comme une mosaïque dans mon cerveau : une peuplade confuse d’images qui, peintes en séquences, se contemplent comme des visions archétypales d’une réalité (la guerre, le Liban, la guerre au Liban) que je ne connaîtrai probablement jamais, et dont je n’approcherai probablement jamais le sens. Le magicien du restaurant, la grand-mère à la casserole, donc, mais aussi le petit garçon sur le char, la belle libanaise qui veut penser à sa retraite, l’éclat sombre de Beyrouth au crépuscule, entre deux rues meurtries… Le film m’appartient déjà, au sens où je l’ai, malléable, modélisé à mon regard, comme je l’ai fait, il y a des années, déjà à Lussas, avec Sergueï Loznitsa et « sa » Fabrika ou, en d’autres lieux, avec Radovan Tadic et « son » Sarajevo.

 

« Eclats de guerre » – © Adrien Faucheux, 2011.

Quatrième mouvement (mercredi 18h34)

« C’est bien évidemment là-dessus que je vais écrire », dis-je à Leïla, l’attachée de presse des Etats généraux. Bien évidemment, parce qu’Eclats de guerre traverse l’au-delà d’un travail critique, abolit même la frontière du travail et du sensible. Ou alors je suis heureux, car le sensible est la matière même de mon travail, et ces images régénèrent mon regard, à l’inverse d’autres tentatives, d’autres visionnages qui l’épuisent, le laissent exsangues de significations, qui exigent débats et précisions sociologiques. Il y a maintenant, dans mon lexique visuel, ces nouvelles images et ces nouveaux sons, ces chants qui transpercent encore d’une acidité poétique ma faculté à ressentir ce que peut être une guerre.

Nicolas Bole

Les précisions du Blog documentaire

1. Nicolas Bole est réalisateur de documentaires et de fictions. Il se consacre actuellement à un documentaire sur l’héritage de la guerre 14-18 dans les œuvres littéraires à travers un projet pédagogique d’apprentissage d’une œuvre (La Main Coupée, de Blaise Cendrars) par une classe de lycée.

2. Radovan Tadic a réalisé le film « Les vivants et les morts de Sarajevo » en 1993, chronique sur le siège de Sarajevo pendant la guerre.

3. Fiche technique de « Eclats de guerre » :

Réalisation, Image, Son, Montage : Adrien Faucheux.
Montage son : Bruno Reiland.
Mixage : Gildas Mercier.
Etalonnage : Isabelle Julien.
Participation image : Javier Ruiz.
Coproduction : Umam Productions.
Production et distribution : Zeugma Productions

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