Un monument s’en est allé. Jean-Claude Carrière. Scénariste pour Pierre Etaix, Luis Buñuel, Milos Forman, Jean-Luc Godard, Jean-Paul Rappeneau ou encore Philippe Garrel, il signa également le scénario de trois films réalisés par Louis Malle : « Viva Maria » (1965), « Le voleur » (1967) et « Milou en mai » (1990).
Ils furent également amis dans la vie.
Grand connaisseur de l’Inde depuis sa collaboration avec Peter Brook sur « Le Mahâbhârata » (1985), auteur de l’avant-propos des « Carnets de voyage indiens » de Louis Malle, Jean-Claude Carrière nous avait semblé très bien placé pour évoquer l’auteur de « L’Inde fantôme : réflexions sur un voyage » (1969). C’est pourquoi Le Blog documentaire était allé le rencontrer chez lui à Paris, le 20 mars 2018.
La série documentaire tournée en Inde en 1968 par Louis Malle a été analysée dans un essai de Benjamin Genissel, Un Français, en Inde, en 1968, que nous avions publié en 2016.
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Mon amitié avec Louis Malle a démarré par une phrase inoubliable, prononcée par Micheline Rozan, qui était alors l’agente de Jeanne Moreau et avec qui je venais de faire Journal d’une femme de chambre (Luis Bunuel, 1964), un jour qu’elle m’avait téléphoné : « Louis Malle va t’appeler… ne lui dis pas non ».
Lui venait d’une famille de riches industriels du Nord, moi de paysans du Sud, on ne pouvait pas être plus différents. Il était même un peu plus jeune que moi. Malgré tout, une complicité amicale et artistique s’est immédiatement amorcée. Je suis allé travailler en Italie avec lui alors qu’il mettait en scène Le chevalier à la rose au festival de Spoleto. On avait loué une maison à la campagne et on écrivait le scénario de Viva Maria (1965). Il y avait Volker Schlöndorff, son assistant et Ghislain Uhry, son copain peintre-décorateur. Ce sont les premières deux-trois semaines que l’on a passé ensemble, très agréables. On avait commencé à composer les chansons du film. Ensuite, on est parti en repérage au Mexique. Et de là-bas, on envoyait les textes des chansons à Georges Delerue. J’ai d’ailleurs un très bon souvenir de notre retour à Paris : invités par Micheline Rozan à venir boire un verre chez elle, avec Jeanne Moreau qui habitait à l’étage au-dessus, on a eu la bonne surprise de voir débarquer Brigitte Bardot. Je ne la connaissais pas, c’était la première fois que je la voyais en vrai. Elle avait une rose à la main pour Jeanne. Delerue s’est mis au piano, les deux filles ont pris deux chaises, Louis et moi, on s’est assis devant elles et elles se sont mises à chanter. Elles avaient appris les chansons sans nous le dire, c’était merveilleux. Un joli cadeau.
Oui, avec Louis, on s’est très vite très bien entendu. Louis est quelqu’un à qui je pense chaque jour. Je le regrette beaucoup parce qu’il avait beaucoup de charme. Il était très intelligent. Il avait une grâce, quelque chose de particulier qui émanait de lui. Il avait souvent tendance à se mettre dans un état « d’infériorité » par rapport aux autres. Dans un état d’humilité, toujours. Jamais il ne pérorait sur lui, sur ce qu’il faisait, jamais. Il cherchait toujours beaucoup. Il était un remarquable technicien, l’un des meilleurs. Très supérieur à Truffaut par exemple – dont il disait qu’il « n’avait pas le sens du cadre » : ce qui était bien vrai.
On lui a beaucoup reproché sa richesse, ses origines familiales. Comme si, parce que l’on est riche, on ne peut pas faire de bonnes choses. C’est possible, mais ce n’était pas son cas.
Nous sommes de la génération de la Nouvelle Vague (dont je suis aujourd’hui un des derniers représentants, avec Agnès Varda et Godard), mais au sein de ce « mouvement », il y avait plusieurs sous-groupes : et il y avait un groupe autour de Louis. Il était constitué de Pierre Schlöndorff, Alain Cavalier, Jean-Paul Rappeneau, Philippe Colin et moi. On se réunissait assez souvent. Entre les différents « groupes », il y avait des rapports plus ou moins bons. Mais nous n’étions pas liés aux Cahiers du cinéma. On était pas dans le « diktat ».
Il se trouve que Louis Malle a découvert l’Inde avant moi. Je n’y avais passé que deux jours avec des gens de cinéma deux ou trois années plus tôt, au festival de Delhi, donc autant dire que ça ne comptait pas. Ça nous a beaucoup surpris à l’époque quand, tout d’un coup, en 1968, on apprend qu’il était là-bas pour réaliser un documentaire. Je ne me rappelle pas qu’il en parlait avant de s’y rendre. À cette époque, quelle pouvait-être notre vision de l’Inde, à nous Européens ? Pour quelles raisons Louis est-il allé là-bas dans les années 60 ? C’était assez mystérieux. En tout cas, il y était avec une toute petite équipe, très légère. Voilà ce que l’on savait alors.
Je l’ai revu dès son retour, en mai 68. Il portait la barbe et semblait assez « égaré » au milieu des manifestations. Durant ce mois-là, je passais beaucoup de temps avec lui, mais également avec Milos Forman et Luis Buñuel. L’un de la Tchécoslovaquie soviétique et l’autre de l’Espagne franquiste. Aucun des deux ne pouvait comprendre ce contre quoi nous nous révoltions. Je me rappelle de scènes que j’ai racontées dans mon livre Les années d’utopie 1968/1969 (2003) : quand Vadim avait dit à Milos : « Tout ce que nous voulons, c’est l’avènement du socialisme » (ce qui était assez étonnant venant de lui). Ou, avec Louis, quand on a participé à l’attaque de la Bourse. Ou bien un soir, près des quais, pas loin de Saint-Michel, quand un jeune homme à bicyclette s’est approché de nous deux en me disant à moi : « Vous, on aura peut-être besoin de vous ce soir ! », avant de s’en aller sans nous donner plus de détails. On s’est regardé avec Louis, assez interloqués. Le matin avec Buñuel, on allait au Quartier latin voir les arbres coupés, la fumée et les vieux slogans surréalistes sur les murs. Buñuel se demandait alors : « Mais sommes-nous responsables de ça ? ». Il se demandait si le mouvement surréaliste avait sa part d’influence dans cette révolte.
J’ai vu tous les films indiens de Louis, plusieurs fois, et ce que je peux dire, c’est que dans l’ensemble, c’est souvent très juste. Son regard « neuf » sur l’Inde est très précis. Il a tourné à Madurai, par exemple, dans le Sud, il a filmé les pèlerins qui arrivent de très loin pour rester trois secondes devant un saint homme, ça c’est vrai, je l’ai vu moi-même, il a très bien montré ce phénomène. Il a eu aussi la chance, dans tout le film consacré à la danse [en réalité, il s’agit du dernier tiers de l’épisode Choses vues à Madras, NdA], de tourner dans le centre de Rukmini Devi, qui est la grande chorégraphe du Bharata Nātyam au vingtième siècle : et là, il a fait un film de référence. On voit des choses qu’on ne voit nulle part ailleurs.
Ce qui est vraiment très intéressant dans L’Inde fantôme, outre la référence à Michel Leiris, c’est le regard d’une fois. C’est le premier contact avec le monde indien. Il y a de la surprise mais il y a en même temps une tentative d’analyse, une tentative de comprendre pourquoi.
Est-ce qu’un documentariste peut vraiment prétendre ne rien modifier de ce qu’il filme, dans le rapport de la réalité qu’il capte ? Évidemment non. Louis l’a très bien montré dans toute cette série.
Avec Louis Malle, on était sur les mêmes positions concernant la religion. Nous étions tous les deux de grands sceptiques envers les croyances religieuses, mais des sceptiques très intéressés par ces phénomènes. On ne peut pas ne pas être intéressés par les religions. Toute ma vie, j’ai étudié l’histoire des religions d’assez près, ça a donné plusieurs œuvres comme La voie lactée (1969) de Buñuel, ou La controverse de Valladolid (1992), et même une conférence au grand séminaire de Beauvais. J’ai eu des textes publiés dans la revue Études sur l’origine des hérésies. Je ne suis pas un hostile. Mais étant totalement incroyant, le fait d’étudier les religions permet de porter un regard, non sur Dieu, puisqu’il n’y en a pas, mais sur nous-mêmes. Elles nous disent beaucoup, et parfois des choses que d’autres disciplines ne disent pas. Sur notre sentiment de déchéance, sur les péchés de culpabilité, sur l’orgueil. On ne peut pas vivre comme si la religion n’existait pas. Et en même temps, si vous plongez dedans, si vous rentrez dans un système de croyance, quel qu’il soit, et pas seulement dans des sectes, vous êtes foutu : tout procède du ready-made, on vous dit que les choses sont comme ça, on ne les discute pas.
Louis Malle était quand même plutôt un homme de gauche. Bien qu’il n’était pas engagé, il était plutôt pour le mouvement que l’immobilité. On l’a bien vu en 68, avec nous tous, il a participé aux Etats généraux du cinéma. Non, c’était quelqu’un qui avait une intense curiosité du monde. D’ailleurs, le fait qu’il ait quitté l’IDHEC (ex Femis) pour aller travailler avec Cousteau (pour Le monde du silence (1956)) en tant que caméraman sous-marin alors qu’il avait un souffle au cœur, c’est quand même une grande preuve de sa soif de découverte.
En tout cas, c’est vrai que, même si Louis était toujours Louis, on sentait que l’Inde lui avait apporté un nouveau regard sur les choses. Comme à tout le monde finalement. Quand on va là-bas, on en revient jamais tout à fait innocent. C’est évident. Moi, j’ai conseillé à des femmes déprimées, dépressives, d’aller passer trois semaines en Inde, et quand elles revenaient, elles étaient guéries. Sans rien faire, rien qu’en regardant la vie autour de soi. Car vous êtes constamment sollicité. Quand vous êtes dans une dépression, totalement enfermé en vous-même, sans pouvoir en sortir, l’Inde vous obligera à sortir de vous. Sur place, on ne peut pas ne pas être étonné, scandalisé quelques fois, ou très amusé à d’autres moments. Moi, je dis qu’à chaque fois que je vais en Inde, et ça été le cas la dernière fois encore, je suis certain que dans la première demi-heure, je vais voir quelque chose que je n’avais pas encore vu ailleurs. La fois d’avant, par exemple, lorsque je suis arrivé à mon hôtel, le premier jour, j’ai vu une ambulance qui remorquait une autre ambulance. Une ambulance pour ambulance !
Lacombe Lucien (1974) est parti d’une phrase de Jean Genet, mise en exergue dans l’un de ses livres, dans laquelle il dit qu’à la fin de la guerre, le pays a été livré à une « bande de canailles ». Quand il m’en a parlé, je ne voyais pas Louis traiter ce sujet, mais il a beaucoup travaillé, comme à son habitude, et ça a donné un film assez formidable. Il m’a interrogé en préparant son scénario, car j’avais à peu près le même âge que le personnage. Donc il m’a posé des questions sur mon enfance vécue à la campagne. Je lui ai raconté par exemple ce qui se passait à la mort de certains chevaux dans les fermes et ça a donné une des scènes du début. Le film est très audacieux, et là son côté mordant, « mine de rien », marchait très fort.
Quand il est mort, on m’a demandé de dire son oraison funèbre à la cérémonie organisée à l’église Saint-Sulpice. C’était pour moi terrible, il y avait son cercueil là, devant moi, et tout le monde, tout Paris qui était présent, Jeanne Moreau, etc. Et, malgré les prêtres qui étaient là, j’ai dit que j’étais désolé, mais que j’allais citer un auteur bouddhiste plutôt qu’un auteur chrétien. Et j’ai choisi Suzuki, qui est un auteur japonais qui a finit ses jours aux Etats-Unis, ayant écrit plusieurs essais, dont un qui s’adaptait admirablement à Louis : « L’esprit du débutant » (dans Esprit zen, esprit neuf, 1970, NdA). Ce que Louis a toujours essayé de garder. Il y a cette phrase que j’ai cité alors, avec laquelle tout le monde était d’accord : « L’esprit du débutant contient toutes les possibilités, l’esprit de l’expert en contient peu ». Je crois que Louis s’est efforcé toute sa vie de ne pas devenir un expert. Lorsque l’on travaillait avec lui, ou même lorsqu’on suivait ses projets à distance, comme je le faisais puisqu’on se voyait au moins une fois par semaine, on comprenait bien que l’une de ses caractéristiques principales était le souci qu’il avait de ne pas se répéter. Alors qu’il était un remarquable technicien dans beaucoup de domaines, il a toujours essayé de garder en lui une porte ouverte à quelque chose de nouveau, quelque chose qui pouvait surgir, un projet nouveau, auquel il n’avait jamais pensé auparavant, et qui lui aurait permis d’explorer le champ immense qui s’offre à nous.
Il n’y a pas deux films de lui qui se ressemblent. Même ceux qui se déroulent dans son milieu d’origine. Il avait constamment des envies d’ailleurs. Ce qu’on lui reprochait en disant qu’il n’avait pas de personnalité, ou de monde à lui : il s’en faisait d’ailleurs une gloire. Il était curieux, multiple. Il n’avait pas envie de se laisser enfermer. Par exemple, Le voleur (1967) ne ressemble pas du tout à ses autres films. C’est un film tout à fait surprenant de la part de Louis, très bon, très noir, que je trouve très très beau. Avec un Belmondo très étonnant.
Il y a deux types d’auteur : celui qui a un cadre bien précis dont il ne sort jamais. C’est le cas de Modiano, avec qui Louis a travaillé (pour Lacombe Lucien), et dont l’œuvre entière est comme une variation sur les trois mêmes notes. Ce n’était pas du tout le cas de Louis, qui appartient donc à la seconde catégorie d’auteur, celle qui cherche toujours de nouvelles partitions.
J’ai souvent parlé de l’Inde avec Louis, notamment quand j’ai commencé à m’y rendre régulièrement. À part un bref séjour en 1981, il n’a jamais pu y retourner longuement. Ce qu’il a toujours regretté [ses films indiens ont tellement déplu aux autorités indiennes qu’il n’a plus jamais été accepté sur place comme réalisateur, NdA].
Propos recueillis par Benjamin Genissel